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Photo : Aditya Romansa
Photo : Aditya Romansa
Dans le même numéro

PMA pour toutes les femmes et filiation

L’occasion manquée de la réforme bioéthique

janv./févr. 2021

Au cœur d’importants débats, la loi qui ouvrira la PMA aux couples de femmes crée un statut à part pour les couples homoparentaux, tandis que le recours au don chez les autres couples reste couvert par le secret médical, privant les enfants de la possibilité d’accéder à leurs origines. Ce débat était pourtant l’occasion d’avancer vers la reconnaissance de différents modèles de filiation.

La réforme des lois de bioéthique sera votée au printemps 2021 après un débat de près de trois années. On en connaît la mesure phare : elle ouvrira la procréation médicalement assistée (PMA) à toutes les femmes. L’accès au don de gamètes, jusqu’à présent réservé aux couples de sexe différent, sera également permis aux femmes seules et aux couples de femmes. Pour la première fois, le recours à un tiers donneur comme une façon possible de mettre un enfant au monde deviendra officiel : il n’est pas question de faire passer un couple de femmes pour ayant « procréé » l’enfant après un « traitement », comme on l’a fait jusqu’à présent pour les couples hétérosexuels. La réforme prévoit aussi que les enfants conçus par don pourront avoir accès à l’identité de leur donneur, ce qui est une autre forme de sortie de la logique traditionnelle du secret. On aurait donc pu s’attendre à ce que la réforme aille jusqu’au bout de sa logique, et institue en droit français les « familles issues de don » comme des familles ordinaires1, méritant une place dans notre droit civil. C’était tout l’enjeu du débat sur la filiation.

Or sur ce plan, le législateur s’est arrêté au milieu du gué. La réforme prévoit que les couples de femmes établiront leur filiation grâce à une « reconnaissance conjointe anticipée », indiquant que c’est l’engagement de devenir les parents de l’enfant issu du don, liant la mère qui accouche et celle qui n’accouche pas, qui en fait un couple parental. En revanche, elle n’étend pas cette filiation par engagement commun aux couples de sexe différent, bien qu’ils engendrent un enfant exactement de la même façon. On a considéré que pour ces derniers, qui peuvent bénéficier de la « vraisemblance biologique », le droit des parents de passer pour les géniteurs avait toujours été assuré par le recours à la filiation dite charnelle (accouchement pour la mère, présomption de paternité ou reconnaissance pour le père) et devait le rester.

On arrive donc à un paradoxe : la loi ouvrira la PMA aux couples de lesbiennes en se réclamant de l’égalité, tout en les mettant à part via un mode spécifique d’établissement de la filiation.

On arrive donc à un double paradoxe : la loi ouvrira la PMA aux couples de lesbiennes en se réclamant de l’égalité, tout en les mettant à part via un mode spécifique d’établissement de la filiation, ce qui est une étrange manière de les intégrer. Cette mise à part des couples de femmes, très choquante pour les associations LGBT, va du même mouvement discriminer les enfants des couples hétérosexuels : eux seuls dépendront du bon vouloir de leurs parents pour savoir qu’ils sont nés d’un don, et le droit d’accès à leurs origines prévu par la réforme ne leur sera pas garanti. Pour comprendre comment on en est venu là, il faut percevoir le poids, en France, du modèle « ni vu ni connu » d’effacement juridique du don, établi en 1994 sous l’égide de la biomédecine, en référence à l’infertilité masculine.

La filiation : repères fondamentaux

Pour clarifier le débat, il importe de rappeler la distinction majeure entre le lien de filiation et ses modalités d’établissement. Le lien de filiation est un lien social institué référé à des règles, des significations et des valeurs. Ce lien est aujourd’hui « commun à tous » au sens où les droits, devoirs et interdits qui le définissent sont les mêmes pour tous les enfants, que leurs parents soient mariés ou non mariés, unis ou séparés, de sexe différent ou de même sexe2. Les modalités d’établissement de la filiation indiquent avec qui, sur quels fondements et par quelles procédures on peut établir un lien de filiation. Ici, les progrès de la liberté et de l’égalité des sexes ont mis en cause le modèle unique de la famille traditionnelle, et se traduisent par un pluralisme croissant. Actuellement, il existe deux grandes modalités : la filiation charnelle du titre VII et la filiation adoptive du titre VIII du Code civil.

La filiation dite charnelle3 est caractérisée depuis le droit romain par une asymétrie radicale des sexes : d’un côté « la mère est celle qui accouche » (corps, procréation), de l’autre « le père est celui que les noces désignent » (statut, volonté). La place éminente accordée à la volonté dans la filiation paternelle est sans aucun équivalent dans la filiation maternelle. Cela aussi a une histoire : celle des siècles au cours desquels on a pensé que ce qu’on nommait « le mystère de la paternité » serait à jamais insondable et où l’enjeu majeur pour les sociétés humaines était d’instituer des procédures rattachant les hommes aux enfants que les femmes mettent au monde, afin de les transformer en pères selon le système de parenté en vigueur. Ainsi, bien qu’elle fasse explicitement référence à la procréation, jamais la filiation charnelle n’a été un simple décalque de la biologie. Comme la mère qui accouche, l’homme qui reconnaît un enfant est supposé en être le géniteur, mais il se peut que ce ne soit pas le cas. Sa parole fait foi, au risque d’un contentieux ultérieur (qui sera alors tranché par la preuve ADN).

En cas de recours à une PMA avec tiers donneur en France, la filiation utilisée est jusqu’à présent la filiation charnelle, bien que le sens de celle-ci soit de signifier à l’enfant que ses deux parents affirment être ses deux géniteurs. L’histoire montre que la raison de ce choix juridique a été de reléguer le don dans le privé et même l’intimité des parents, au point d’organiser tout un système de secrets et de mensonges. Pour le comprendre, il faut distinguer deux moments dans l’histoire de la PMA française, la période 1973-1994 et la période 1994-2020.

La médecine endosse le modèle « ni vu ni connu » (1973-1994)

Au début de la PMA, il y a un demi-siècle, la filiation charnelle s’impose comme allant de soi. Les seuls dons possibles sont les dons de sperme et ils prolongent une pratique aussi ancestrale que clandestine, celle du recours à l’homme caché en cas de stérilité du mari. L’homme caché a été d’abord l’amant permettant au mari de masquer son infertilité et d’avoir une descendance. Puis dès le xixe siècle, l’invention de ­l’insémination artificielle permet de remplacer l’amant par le donneur caché derrière le rideau du cabinet des gynécologues. Dans les années 1970, la cryo­conservation du sperme change la donne : les biobanques deviennent des réservoirs de paillettes congelées et la PMA prend son essor.

Le don de sperme étant condamné par l’Église et considéré comme immoral (on introduirait un « enfant adultérin » dans la famille), Georges David, fondateur des premiers Centres d’étude et de conservation des œufs et du sperme humains (Cecos) en 1973, élabore toute une déontologie des pratiques du don de gamètes, sur le modèle du don de sang. À l’époque, il était évident que le don devait être caché à tous et d’abord à l’enfant lui-même. « Surtout ne lui dites rien », disent les professionnels aux parents. L’idée est de les protéger de l’opprobre en les aidant à passer pour une famille biologique. La médecine organise le subterfuge en sélectionnant des donneurs de même groupe sanguin que le mari stérile afin que l’enfant ne se doute de rien lorsqu’il suivra ses premiers cours sur l’hérédité. C’est le modèle « ni vu ni connu ». Loin d’être propre à la France, il s’impose un peu partout avec les premières banques de sperme.

Le don comme « traitement » de l’infertilité pathologique (1994-2020)

Vingt ans plus tard sont votées les premières lois de bioéthique (1994), selon une démarche cette fois spécifique à la France. Depuis plusieurs années déjà, le secret envers l’enfant est critiqué et on conseille aux parents de lui dire la vérité. Le choix du mode d’établissement de la filiation fait débat. Des juristes de droit de la famille s’opposent aux médecins des Cecos, qui obtiennent cependant le maintien de la filiation charnelle. En effet, la nouveauté est que ces spécialistes – très soucieux de promouvoir la noblesse de leur pratique au sein du monde médical – définissent désormais le recours au don comme un « traitement » de la stérilité. Les donneurs sont présentés comme des fournisseurs de gamètes-médicaments qui, une fois la fécondation réalisée, permettent au père stérile de devenir ce que le biologiste Pierre Jouannet nomme le « véritable procréateur4  ».

La France se fige et commence à se distinguer nettement des autres pays démocratiques de tradition libérale, qui sont de plus en plus nombreux à s’éloigner du modèle « ni vu ni connu » au profit d’un nouveau modèle que l’on peut nommer de « responsabilité », dont l’axe éthique est que la société doit assumer ses choix et répondre de ce qu’elle fait devant l’enfant qui en naîtra5. La France de 1994 résiste à ce mouvement et la relégation du don dans la vie privée des parents est même renforcée par une argumentation qui s’affirme désormais comme scientifique. Les parents sont considérés avoir conçu l’enfant par un « traitement palliatif », protégé par le secret médical et qui relève de leur intimité. Ce modèle « thérapeutique », valorisant un modèle unique de famille prétendument fondée sur le lien biologique, a justifié jusqu’à aujourd’hui que la PMA soit réservée en France aux couples hétérosexuels souffrant d’une infertilité pathologique, et interdite aux femmes seules et aux couples de femmes.

Ces mêmes lois de bioéthique accomplissent un pas décisif en instituant qu’en aucun cas le donneur ne peut devenir un parent. Mais parallèlement elles dépersonnalisent totalement le don en organisant l’anonymat définitif du donneur, et aménagent ce qu’on peut appeler une filiation pseudo-charnelle6. Le choix fondamental opéré par les lois de 1994 est celui d’un modèle pseudo-biologique, dans lequel le don est un « mode de conception » et une affaire intime, où les parents passeront officiellement pour les deux géniteurs. C’est désormais le droit qui a pris en charge d’organiser lui-même le secret de famille7.

Un modèle de plus en plus critiqué

C’est d’abord au nom des atteintes aux droits de l’enfant conçu par don que les critiques s’élèvent sur le modèle « ni vu, ni connu ». En effet, la filiation charnelle du titre VII signifie institutionnellement à l’enfant que ses parents ont déclaré être ses géniteurs. Cette filiation prive l’enfant de son histoire, cependant que l’anonymat définitif des dons crée une catégorie d’enfants à part, la seule qui par principe et du seul fait de la loi n’aura jamais de réponse à la question : « à qui dois-je d’être né ? »8. Les parents eux-mêmes se retrouvent bien seuls. Après les avoir transformés en pseudo-géniteurs via la filiation charnelle, la société leur demande d’inventer tout seuls, dans leur salon, de façon privée, un rôle social qu’elle ne reconnaît pas. Enfin, ce modèle invisibilise les familles issues de dons, véritables « passagers clandestins » du système de parenté. Ces familles existent, mais aux yeux de notre droit commun, elles n’existent pas. Ce faisant, le stigmate dont on voulait les protéger se crée et se perpétue artificiellement.

Mais c’est surtout l’exclusion des femmes seules et des couples de femmes de la PMA qui concentre les critiques adressées à ce modèle pseudo-procréatif. Il présente le don comme un traitement de la stérilité par un abus de langage, car le don ne soigne rien. Après le don, le père stérile est tout aussi stérile qu’avant. L’engendrement avec tiers donneur est, en réalité, un arrangement social : un couple, où l’un procrée et l’autre pas, recourt à la coopération d’une tierce personne qui donne de sa capacité procréative pour permettre à ce couple de devenir parents. C’est bien parce que le don n’a jamais été un traitement que des femmes seules et des couples de lesbiennes se sont dit : « Pourquoi pas nous ? » et ont été de plus en plus nombreuses à recourir à la PMA à l’étranger.

Le fait que ces familles homoparentales, mais aussi de plus en plus de personnes conçues par don devenues adultes, revendiquent le don au lieu de le cacher, change la donne et pose l’alternative centrale de la réforme bioéthique actuelle. Soit on fait comme si les couples de femmes étaient les seuls à recourir au don, et on organise pour les lesbiennes une filiation spécifique. C’est l’option de toutes les solutions qui conservent la filiation charnelle du titre VII pour les couples de sexe différent. Soit au contraire on institue, pour toutes les familles issues de don, une modalité nouvelle d’établissement de la filiation. L’enjeu n’est rien moins que de rejoindre, sur ce sujet comme naguère sur d’autres (tel le couple de même sexe, inexistant en droit français jusqu’à la loi sur le Pacs de 1998), le mouvement d’institutionnalisation d’une configuration familiale encore aujourd’hui largement reléguée dans le secret du privé, et de lui faire une place dans le paysage familial contemporain9.

PMA pour toutes et filiation des enfants conçus par don : quatre solutions en débat

Lors des débats préparatoires à la réforme instituant la PMA pour toutes, quatre solutions ont été proposées pour l’établissement de la filiation en cas d’engendrement avec tiers donneur. On peut aisément classer ces quatre solutions selon leur plus ou moins grande proximité au modèle « ni vu ni connu » ou, au pôle opposé, au modèle de « responsabilité ».

La première solution est la plus conforme au modèle « ni vu ni connu » de 1994. Elle représente un moindre mal pour ceux qui auraient préféré ne pas ouvrir la PMA aux couples de femmes et aux femmes seules : c’est de ne rien changer en matière de filiation. Celle de l’enfant conçu par don ayant des parents de sexe différent continuera d’être établie selon les modalités du titre VII. Quant à la filiation de l’enfant ayant pour parents un couple de femmes, elle restera ce qu’elle est aujourd’hui quand elles font à l’étranger une PMA interdite en France : la femme qui l’a porté deviendra la mère par l’accouchement, celle qui ne l’a pas porté devra engager une procédure d’adoption.

Cette solution a pour objectif principal de défendre l’ordre familial traditionnel. Il s’agit de maintenir le recours au don comme un « secret de famille », appartenant à l’intimité des parents et qu’il leur revient de dire ou non à l’enfant. Ce secret s’étend à l’enfant de couples de femmes, dont rien dans la double filiation – charnelle et adoptive – ne signifiera qu’il est issu d’un don. Cette option est une manière d’éliminer institutionnellement toute allusion au fait que des familles se constituent grâce à un don. On peut y voir la trace de l’opposition radicale de l’Église à l’engendrement avec tiers donneur, qui heurte sa vision selon laquelle le « vrai » parent est le géniteur : le mouvement La Manif pour tous a d’ailleurs demandé l’interdiction générale du don de sperme lors des états généraux de la bioéthique de 2018. Cette solution n’a été retenue ni par le projet de loi du gouvernement, ni par l’Assemblée nationale. En revanche, elle a été votée par le Sénat en première lecture, à l’initiative des courants opposés à la PMA pour toutes.

La deuxième solution, au contraire de la précédente, est favorable au don et à l’ouverture de la PMA aux couples de femmes. Mais elle reste attachée au modèle « ni vu ni connu » élaboré par la biomédecine en 1994 et souhaite le conserver pour les couples de sexe différent. Pour ses partisans, le statu quo est défendu au nom de la vie privée des parents : le recours au don est un mode de conception, protégé par le secret médical, et rien dans la filiation de l’enfant ne doit trahir ce secret sous peine de le « stigmatiser ».

Pour les couples de femmes, il est proposé d’instituer une « présomption de comaternité » pour l’épouse de celle qui accouche, et une « reconnaissance » si elles ne sont pas mariées. Cette solution est promue par ses partisans sous le nom d’« extension du droit commun », comme s’il s’agissait de la même filiation que la filiation paternelle, à ceci près que son titulaire est une femme. Mais c’est une illusion, qui repose sur des analyses juridiques parfois erronées10, comme s’il suffisait de baptiser deux démarches d’un même mot pour les rendre vraiment identiques. Qu’on le veuille ou non, conserver à tout prix le statu quo pour les couples hétérosexuels amène à créer une modalité d’établissement de la filiation spécifique aux « mères sociales » lesbiennes. La preuve en est que, de l’aveu même des partisans de la deuxième solution, elles seraient les seules à devoir présenter à l’officier d’état civil la preuve de leur consentement au don. Ainsi, les deux « reconnaissances », par un homme ou par une femme, auraient – sous l’apparence d’un même mot – des significations juridiques opposées : dans le premier cas, effacer le don, afin qu’il reste caché dans le « privé » du couple et que le père selon la filiation charnelle passe pour le géniteur ; dans le second cas, au contraire, faire du consentement au don le fondement de la filiation entre l’enfant et celle de ses mères qui n’a pas accouché. Cette solution n’a été retenue ni par le gouvernement, ni par l’Assemblée nationale, ni par le Sénat. Elle a été soutenue cependant par différentes associations, certaines avec pour objectif de ne pas toucher au droit existant pour les parents de sexe différent, et d’autres avec pour objectif d’assurer l’accès à la PMA pour toutes. Le prix de cette alliance tactique est une argumentation toute en glissements de sens, qui combat le mouvement d’institutionnalisation de l’engendrement avec tiers donneur et les droits de l’enfant de parents hétérosexuels, tout en prétendant simplement se soucier de défendre la vie privée de la famille de l’immixtion des tiers.

La troisième solution est celle du statu quo pour les couples de sexe différent, avec institution d’une filiation fondée sur l’engagement parental pour les couples de femmes. La filiation des enfants de parents hétérosexuels continuera d’être établie selon les modalités du titre VII, dans la logique du modèle « ni vu ni connu ». En revanche, pour l’enfant des couples de femmes, la filiation sera établie sur le fondement du projet parental et de l’engagement solidaire des deux mères. Celles-ci devront signer, au moment où elles consentent au don devant le notaire, une « reconnaissance conjointe anticipée » (RCA) de l’enfant, qui sera ensuite présentée à l’officier d’état civil, et mentionnée dans l’acte de naissance intégral. Cette reconnaissance conjointe, traduisant l’engagement parental solidaire de l’une et l’autre mère, s’ajoutera au certificat ­d’accouchement pour établir la filiation de celle qui accouche, et permettra d’établir simultanément la filiation de celle qui n’a pas accouché.

Cette solution fait clairement référence à un modèle de « responsabilité », assumant que le recours au don est une façon légitime de fonder une famille, mais uniquement pour les couples de femmes, alors que tous les parents qui recourent au don mettent un enfant au monde exactement de la même manière. De fait, l’objectif des partisans de la troisième solution est principalement politique, au sens étroit du terme. Il s’agit d’ouvrir des droits pour les couples de femmes, mais sans toucher au droit existant pour les parents hétérosexuels afin de faciliter l’acceptation de la réforme par les courants les plus conservateurs.

Cette solution est ouvertement un compromis. Elle accompagne le mouvement d’institutionnalisation de l’engendrement avec tiers donneur pour les couples de femmes et valorise explicitement leur démarche commune d’engagement, tout en permettant à l’enfant de bénéficier d’une double filiation particulièrement égalitaire. En revanche, elle résiste à ce mouvement pour les couples hétérosexuels, comme s’ils ne vivaient pas dans le même monde. Cette solution avait été envisagée (sous un autre nom) comme une hypothèse possible par le gouvernement dans l’avant-projet qu’il a remis au Conseil d’État en juin 2019. Approuvée par celui-ci, qui a précisé dans son avis du 18 juillet 2019 que la liberté des parents de sexe différent de cacher le don à l’enfant devait être considérée comme « supérieure » au droit de l’enfant d’accéder à ses origines, c’est finalement, après divers aménagements, la solution retenue dans le projet de loi. C’est également cette solution qui a été votée par ­l’Assemblée nationale en première et deuxième lectures, et qui, selon toute vraisemblance, sera finalement votée avec la réforme bioéthique.

Vers un modèle de « responsabilité » pour tous les couples ?

La quatrième solution qui a été proposée est la seule qui franchit le pas de faire évoluer l’établissement de la filiation des enfants de parents hétérosexuels. Elle propose dans tous les cas de PMA avec tiers donneur, que ce soit par un couple de sexe différent ou de même sexe, l’institution d’une nouvelle modalité d’établissement de la filiation, fondée sur le projet parental et l’engagement solidaire de l’un et l’autre parent. Ceux-ci devront signer, au moment où ils consentent au don devant le notaire, une « reconnaissance conjointe anticipée » (RCA) qui sera ensuite présentée à l’officier d’état civil, mentionnée dans l’acte de naissance intégral de l’enfant. Cette reconnaissance, s’ajoutant au certificat d’accouchement pour établir la filiation de la femme qui accouche, permettra d’établir simultanément la filiation du père (pour les couples de sexe différent), ou de la mère qui n’a pas accouché (pour les couples de femmes), et cela que les couples soient mariés ou non.

Cette solution est la seule qui rompe avec le modèle « ni vu ni connu » et entérine le passage à un modèle de « responsabilité », sans traiter en aucune façon les couples de femmes lesbiennes « à part ». Elle valorise pour tous les couples la démarche par laquelle ils sont devenus parents en mettant l’accent sur le projet parental et sur l’engagement solidaire de filiation, au sein duquel le recours à un tiers donneur prend sens. Enfin, elle est la seule à se donner comme boussole éthique le droit de l’enfant à son histoire et son identité personnelle, et la seule à lui garantir le droit d’accès à ses origines, en considérant que ces droits de l’enfant sont fondamentaux et doivent prévaloir sur l’ancienne liberté donnée aux parents de lui dire ou pas la vérité sur sa venue au monde. Cette solution de la « RCA pour tous » est considérée comme la seule pleinement égalitaire (entre les femmes, entre les enfants) et défendue en particulier par un collectif d’associations regroupant des associations LGBT, des associations de soutien aux patients recourant à la PMA (que les couples soient de sexe différent ou de même sexe) ainsi que par PMAnonyme, l’association française de défense des droits des personnes conçues par don.

Cette solution aurait pu être votée dès la réforme bioéthique en cours. En effet, elle avait été envisagée (sous un autre nom) par le gouvernement comme une hypothèse possible – et même la première – dans l’avant-projet qu’il a remis au Conseil d’État en juin 2019. Mais après l’avis de celui-ci, préconisant le statu quo pour les couples de sexe différent, elle n’a finalement pas été retenue. En conséquence, le projet voté en première puis en deuxième lecture par l’Assemblée nationale institue la troisième solution et prend le risque d’introduire simultanément une discrimination entre les femmes (seules les femmes en couple lesbien établissant leur filiation grâce à une RCA) et une discrimination entre les enfants, ceux des couples de femmes étant les seuls à bénéficier d’une filiation leur permettant de savoir qu’ils sont nés de don et d’accéder à leurs origines. Il faudra sans doute attendre une prochaine réforme de la filiation pour que la reconnaissance conjointe anticipée qui va être instituée pour les couples de femmes soit étendue aux couples de sexe différent recourant au don, et que l’on assure ainsi l’égalité des droits entre tous les enfants en situation identique.

Finalement, ce sont les couples de femmes qui donneront la voie à suivre pour l’avenir.

Étrange réforme bioéthique où, pour faire des compromis politiques avec les secteurs de l’opinion les moins favorables à la PMA pour toutes, on aura créé cette situation où finalement, ce sont les couples de femmes qui donneront la voie à suivre pour l’avenir : non seulement, comme elles l’ont toujours fait, en revendiquant hautement l’engendrement avec tiers donneur comme une façon parfaitement noble et légitime de faire une famille (quand d’autres persistent à y voir un stigmate), mais aussi parce que c’est pour elles, et grâce à leur accès à la PMA, que sera instituée pour la première fois dans le droit français, à côté de la filiation charnelle et de la filiation adoptive, la troisième modalité sans laquelle le pluralisme de la filiation contemporaine resterait dramatiquement incomplet : la filiation par engagement parental commun, englobant à parfaite égalité aussi bien le parent biologique que celui qui ne l’est pas.

  • 1.Au sens où le Nuffield Council on Bioethics écrit : « Ayant encouragé la création de familles issues de don (donor conceived families), l’État a pour devoir de promouvoir le bien-être de ces familles autant que c’est possible. Cela signifie en particulier encourager un environnement social où la création d’une famille à partir d’un don d’engendrement est vue comme quelque chose d’ordinaire (unremarkable) : une façon comme une autre de construire une famille. » Donor Conception: Ethical Aspects of Information Sharing, Nuffield Council on Bioethics, avril 2013, p. 186.
  • 2.En droit, les catégories mêmes de filiation « légitime » et de filiation « naturelle », dont la hiérarchie fondait tout l’ordre matrimonial traditionnel, ont été supprimées en 2005 sans susciter le moindre remous, tant cette révolution immense était déjà passée dans les mœurs. La filiation de l’enfant avec deux parents de même sexe a été instituée par la loi sur le mariage pour tous (2013) qui a permis l’adoption plénière par les couples homosexuels.
  • 3.La filiation du titre VII se nomme tout simplement « filiation ». Pour la distinguer de la filiation adoptive, Jean Carbonnier (Droit civil, tome I, Paris, Presses universitaires de France, 2004, p. 948-949) a proposé le terme de filiation « charnelle » afin de ne pas employer l’expression courante de filiation « biologique ». Ce terme scientifique est faux, explique-t-il, car il y a toujours eu une place reconnue à la volonté dans cette modalité de filiation.
  • 4.Pierre Jouannet, « Procréer grâce à un don de sperme », Esprit, mai 2009.
  • 5.Dans ces pays libéraux, le changement consistant à assumer publiquement le recours à un tiers donneur comme une façon légitime de faire une famille via un modèle de « responsabilité » peut se traduire par : le droit d’accès aux origines pour les personnes nées de don ; l’ouverture de la PMA aux femmes seules et aux couples de lesbiennes ; l’institution de formes nouvelles d’établissement de la filiation fondées sur l’engagement parental ; enfin, dans certains pays, la valorisation du don féminin de gestation via la réglementation d’une GPA « éthique ».
  • 6.Les parents recourent à la filiation charnelle du titre VII comme si de rien n’était, mais au cas où ensuite le père stérile voudrait utiliser la preuve biologique pour se défaire de sa paternité, il est prévu (art. 311-20) que la mère pourra s’y opposer : le « consentement au don » signé devant notaire rend sa paternité pérenne. Notons cependant qu’il est parfaitement possible à la mère d’oublier ce consentement au don, qui ne figure nulle part dans la filiation de l’enfant, par exemple si elle préfère, elle aussi, effacer ce père qui ne veut plus l’être.
  • 7.C’est en ce sens que l’on a pu dire que, d’une certaine façon, en France, la filiation avait été « saisie par la biomédecine » (dossier « La filiation saisie par la biomédecine », Esprit, mai 2009).
  • 8.Voir Irène Théry, Des humains comme les autres. Bioéthique, anonymat et genre du don, Paris, Éditions de l’EHESS, coll. « Cas de figure », 2010.
  • 9.Ce mouvement n’a rien de contradictoire avec l’attachement parallèle à la « privatisation » de l’état civil des individus, au nom du respect de la vie privée. Ainsi l’on distingue désormais l’« acte de naissance intégral », accessible seulement à l’intéressé, et les extraits destinés aux tiers : l’« extrait de naissance avec filiation » dit qui sont les parents, mais ne dit pas selon quelle modalité ils le sont devenus.
  • 10.La principale erreur est d’affirmer que l’article 311-20 « fonderait » déjà la filiation sur ­l’engagement, via le consentement au don. Or non seulement l’usage de ce consentement est renvoyé à l’arbitraire des parents (voir note 6) mais on confond ici le fondement et le mode de preuve en cas de contentieux. Une telle confusion est dangereuse : si on la suivait, on dirait aussi bien que l’expertise ADN, mode de preuve majeur en cas de contentieux hors PMA, « fonde » la filiation du titre VII… au risque de biologiser radicalement celle-ci.

Irène Théry

Sociologue et directrice d'études à l'EHESS, Irène Théry est spécialiste de la vie privée et de la famille. En 1998, elle a rédigé à la demande de Martine Aubry et Elisabeth Guigou, ministres du gouvernement Jospin, le rapport « Couple, filiation et parenté aujourd’hui » préconisant de nombreuses réformes du droit de la famille. Elle y présente une analyse des changements rompant avec les thèses…

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