À Montréal, on danse sans complexes
À l’ombre de New York et les yeux plus ou moins rivés sur Paris, Montréal est la ville artistique la plus dynamique du Québec et du Canada. Dans un contexte minoritaire, comme le sont la culture et la langue françaises en Amérique du Nord, la manière forte de se représenter passe par les arts de la scène, où se côtoient danse, cirque et théâtre. Fait exceptionnel, le succès est à la fois dans l’ancrage territorial et dans les lieux de diffusion internationaux1. Suscitant un véritable engouement en France, les chorégraphes québécois sont sur toutes les scènes les plus réputées (voir encadré, p. 209). Comment expliquer ce phénomène, sinon par des raisons d’ordre esthétique et structurel ?
Le Québec est une terre de danse. Les pas et les rythmes des Powwows ancestraux et intertribaux des Amérindiens appartiennent à la mémoire collective. À Montréal, le groupe Nouvelle Aire, regroupement universitaire et collectif agité fondé en 1968, a révélé des talents comme Édouard Lock et Daniel Léveillé, qui avec Marie Chouinard allaient imposer une gestuelle radicale en prise avec le sol et souvent frénétique. Le chamanisme des Premières Nations a laissé des traces profondes et la jeune génération (Benoît Lachambre, Dave Saint-Pierre, Frédérick Gravel, Julie Andrée T…) creuse à son tour le sillon de l’expérimentation, entre héritage du passé et ouverture au monde.
La création contemporaine à l’honneur
À Montréal, les scènes foisonnent, du nouveau Quartier des spectacles2 à la Cité des arts du cirque3 ; une foule de collectifs autogérés et de petites et moyennes compagnies s’organisent aussi en réseaux de collaboration et font de Montréal un foyer de création contemporaine important qui suscite la curiosité du milieu anglo-américain de Toronto. La ville fonctionne comme un aimant pour les artistes et vit au rythme d’une centaine de festivals d’envergure par an (Les Francofolies, le festival Trans-Amériques, Les Escales improbables, le festival Temps d’Images…). Avec des coûts de production de spectacles plus bas que dans les autres grandes villes, des lieux peu réglementés et des conditions de travail plus fragiles mais libres, qui favorisent le développement d’initiatives indépendantes et solidaires, Montréal constitue un véritable vivier pour le marché européen. Le festival de danse français Artdanthé, dirigé par José Alfarroba, tisse des collaborations avec Montréal pour favoriser la circulation d’œuvres qui sont le résultat de paris risqués :
Les créateurs québécois sont décomplexés et abordent la scène avec simplicité et malgré la singularité des langages et des univers, leurs pièces possèdent toutes ce côté brut et fragile des créations construites dans l’urgence, souvent à partir de presque rien. Elles en ont la force et la radicalité.
Danser pour le public
Dominique Hervieu, directrice de la Maison de la danse et de la Biennale internationale de la danse de Lyon, affirme :
Tout s’appuie sur des expériences communes, d’où une esthétique vivifiante et un rapport à l’art et à la vie qui s’incarne dans des pièces dont le processus de travail et le style s’éloignent de la dimension formelle et conceptuelle pour mettre en scène l’urgence et de vraies rencontres.
Les créateurs privilégient l’adresse au public et tournent le dos à une posture réflexive parce qu’ils n’ont jamais, comme en France, refusé le mouvement.
La rencontre avec le public et le partage des émotions sont en effet au cœur des processus de travail d’une génération qui a ignoré la « non-danse » et la danse minimale pour proposer des spectacles où l’instantanéité, l’immédiateté et la sincérité priment, loin de toute mièvrerie. Si le « foutoir » peut souvent régner sur les plateaux (vingt-cinq interprètes mettent la scène et les rapports amoureux en miettes dans la dernière création de Dave Saint-Pierre présentée à la Biennale de Lyon 2012), cela n’empêche en rien la précision millimétrée des spectacles. Rappelons que les Québécois sont des Américains ! Tous les directeurs de lieux et de compagnies le disent, de l’Usine C au cirque Eloize qui remplit le Grand Rex comme le Théâtre de Chaillot, en passant par les structures plus fragiles : « On ne peut pas se permettre un seul échec ! »
À voir
Tarmac de la Villette/La Manufacture atlantique de Bordeaux : Félicité d’Olivier Choinière, 1er et 2 mars et du 24 au 27 avril 2013.
Festival Artdanthé, Ma gang de Montréal, 5 et 25 avril 2013.
Théâtre national de Chaillot, Cycle québécois 2012-2013 : Wajdi Mouawad, du 19 au 29 mars ; Ginette Laurin, 4 et 6 avril 2013.
Maison de la danse de Lyon : Frédérick Gravel, 24 et 25 mai 2013.
Rencontres chorégraphiques internationales de Seine-Saint-Denis : Daniel Léveillé, 25 et 26 avril ; Frédérick Gravel, 1er et 2 juin 2013.
À lire
Marie-Andrée Lamontagne (sous la dir. de), Montréal, la créative, Paris, Autrement, coll. « Le Mook », 2011.
À Montréal, ville marquée par une tradition d’anti-intellectualisme, on aime ce qui bouge et ce qui dérange, et les pièces s’intitulent la Pornographie des âmes, Un peu de tendresse, bordel de merde !, Tout se pète la gueule, chérie, la Pudeur des icebergs, Mygale, etc. Les chorégraphes qui ont, comme le souligne Dominique Hervieu, une grande culture de l’histoire de la danse et qui enseignent pour la plupart à l’université (Montréal compte cinq campus universitaires) sont tous très à l’aise pour jouer avec le bon et le mauvais goût et pour évoluer entre la culture populaire américanisée incarnée par Céline Dion et la culture savante, ce qui tranche avec le paysage chorégraphique européen, où les frontières commencent seulement à bouger. À cet égard, le chorégraphe français Philippe Decouflé, qui a signé la parade des Jeux olympiques d’Albertville en 1992 et qui vient de créer des chorégraphies pour le Cirque du Soleil, fait figure d’exception.
La légèreté avec laquelle les artistes passent encore d’un genre à un autre et d’un statut à un autre est, vue de France, assez inconcevable. La dernière création de Wajdi Mouawad, artiste associé du festival d’Avignon 2009, le met seul en scène pour une performance où le corps prend en charge la représentation à la place des mots. Frédérick Gravel, « star » montante de la danse, prend en charge de son côté les lumières du spectacle d’une toute jeune chorégraphe, Catherine Gaudet…
Pour Danièle de Fontenay, directrice de l’Usine C, centre de création et de diffusion pluridisciplinaire doté d’un studio de recherche :
Les plateaux et les studios de danse donnent à voir un jeu brut, un travail sur le corps très sensoriel et organique, qui entend tout montrer de la nature humaine et de la « sauvagerie » du territoire. Le Nord est tout près, on emprunte l’hiver des kilomètres de voies piétonnes souterraines et l’été, des bestioles de toutes sortes viennent vous piquer dans les parcs.
Avec le corps pour tout langage, la danse capte cette sauvagerie dans une scénographie élémentaire : les murs et les éclairages sont à nu, et les corps sont le plus souvent dénudés ou habillés comme dans la rue pour des déchaînements en tous genres dont l’humour est loin d’être absent. all
Cette spécificité de la scène montréalaise la protège de l’uniformisation culturelle. Elle en fait peut-être un modèle de résistance qui mérite d’être partagé, et dessine les contours d’une identité artistique forte.
- 1.
Voir par exemple les films de Xavier Dolan, J’ai tué ma mère, 2009 ; les Amours imaginaires, 2010 ; Laurence anyways, 2012.
- 2.
Qui compte plus de 28 salles de spectacles et 80 lieux de diffusion artistique.
- 3.
Où se trouve l’École nationale du cirque, créée en 1981, à l’époque où le Cirque du Soleil et le cirque Eloize n’en étaient qu’à leurs débuts dans la rue.