Quand l'art hallucine
Stupéfaction, intoxication, dépendance, accès mystiques, soulagement, mort, illumination… Si les drogues ont des usages thérapeutiques, religieux ou scientifiques, le recours aux drogues appartient également à l’histoire de l’art. L’exposition « Sous influences » que la Maison Rouge à Paris vient de consacrer aux relations entre arts plastiques et produits psychotropes du xxe siècle jusqu’à l’époque contemporaine rappelle ainsi les liens entre la recherche artistique, la création et l’expérience des paradis artificiels. « La drogue, qu’on s’en souvienne, est plus révélatrice que créatrice », écrivait Henri Michaux, dont les dessins sont considérés comme l’image officielle du monde mescalinien. C’est surtout ce qui ressort de cette exposition, qui a présenté un trop grand nombre d’œuvres mineures tout en convoquant des artistes bien connus des historiens ou du marché de l’art comme Jean Cocteau, Hans Bellmer, Larry Clark, Henri Michaux, Yayoi Kusama, Damien Hirst, Carsten Holler et Takashi Murakami… Elle souligne bien cependant que l’accès aux drogues continue d’influencer la vie culturelle contemporaine.
Ouvrir les portes de la perception
En témoigne autrement une nouvelle exposition, « Beat Generation/Allen Ginsberg » de l’artiste Jean-Jacques Lebel1, dont les dessins et les collages, qui constituent les traces de ses expériences sous psilocybine ou peyotl, ont été d’ailleurs montrés à la Maison Rouge avec une œuvre collaborative réalisée par Allen Ginsberg, Gregory Corso, Peter Orlovsky et Ghérasim Luca lors d’un de leurs nombreux séjours à Paris à Saint-Germain-des-Prés.
Collage virtuel en mouvement déployé sur une série d’écrans, environnement multimédia déambulatoire, « Beat Generation/Allen Ginsberg » propose une sélection de performances, de films, de textes, de lectures publiques, de photographies, d’entretiens, de nombreux reportages et de documents inédits qui évoquent le rôle essentiel des poètes de la Beat Generation à partir de 1955, comme chantres de toutes les expériences qui seront exacerbées quelques années plus tard par l’apparition du Lsd. Molécule méconnue échappant à toute réglementation jusque dans les années 1950, le Lsd ouvrira « les portes de la perception » (expression d’Aldous Huxley) et amènera la révolution psychédélique, rêvée en 1959 par Timothy Leary et Ginsberg à Harvard. Rappelons que la médecine psychédélique avait connu un certain succès dans les 1950, quand des stars comme Cary Grant se pressaient dans des cliniques chics en Californie pour être traitées au Lsd à cent dollars la séance, avant que le flower power et les abus des beatniks n’entraînent l’interdiction des hallucinogènes vers 1970 et n’interrompent toute recherche2.
Le corps comme laboratoire
Les drogues nous ennuient avec leur paradis qu’elles nous donnent plutôt un peu de savoir
Nous ne sommes pas un siècle à paradis,
écrivait Henri Michaux dans Connaissance par les gouffres. Comme lui, Allen Ginsberg, qui fut pour la jeunesse du monde entier le catalyseur de la Beat Generation et le porte-parole de la contestation culturelle et sociale à travers ses batailles littéraires, politiques, existentielles et spirituelles3, utilise son corps comme « laboratoire ambulant », transformant ainsi une interrogation scientifique en expérience spirituelle.
La conclusion à laquelle Ginsberg est parvenu dès la fin des années 1970, c’est que la connaissance à laquelle il arrivait grâce à la méditation bouddhique était semblable à celle à laquelle il était parvenu sous acide : pas de révélation, pas de dieu, pas d’identité, pas de soi, pas de point de référence. L’impact reste immense !
L’art n’est plus une simple vision et un état du soi, comme pour les romantiques et le groupe des surréalistes, mais il est producteur de formes de savoir, l’acide lysergique créant une conscience inédite.
En composant le long et puissant poème intitulé Howl qui a fait de lui, après une lecture publique à la galerie Six de San Francisco en 1956, le poète vivant le plus célèbre des États-Unis, Allen Ginsberg inventait une littérature orale irriguée par le jazz, la vie quotidienne, l’expression corporelle, la rébellion et le multiculturalisme.
À leur tour, les artistes-performeurs et plasticiens des années 1970 feront de leur corps l’instrument d’une nouvelle incarnation d’une quête mystique ou du questionnement métaphysique.
Turn on, tune it, drop out. Shoote-toi, branche-toi, évade-toi
« Vivre enfin dans son propre corps », écrivait Ginsberg. En se détournant du commentaire critique sur l’art et de l’intellectualisme du milieu, en cultivant les impulsions directes, les mythologies subjectives et collectives, les artistes de la Beat Generation installés à Venice, en Californie, à la fin des années 1950, ont fait émerger une conception de l’œuvre proche du « symptôme ». Une conception que l’on retrouve chez Mike Kelley, artiste phare de la scène artistique de Los Angeles4 disparu tragiquement l’an dernier à l’âge de cinquante-quatre ans et à qui le centre Pompidou consacre actuellement une première rétrospective française5. La réactivité politique et culturelle face aux interdits et la dénonciation des censures exercées sur les mœurs trouvent un terrain d’exercice particulièrement favorable dans l’œuvre de Kelley. L’association libre, le débordement et l’excès, la perversion des signes et des images sont les marqueurs d’un art qui refuse le formalisme comme l’intellectualisme au profit de l’effusion vitale et des expériences limites et illicites à transférer dans la création artistique.
D’autres artistes comme Jan Fabre, dont le dernier opus s’institule “Drugs Kept Me Alive”, David Hominal et Jeremy Shaw continuent d’expérimenter les limites de l’art et l’« étincelle de la création » en produisant des œuvres qui sont des tentatives originales de transcription, voire de documentation des états de conscience modifiée par l’usage des nouvelles drogues comme la Mdma (ecstasy).
Si la drogue reste un tabou majeur en France, la Beat Generation, sa rébellion, son mode de vie et sa vision poétique du monde résonnent toujours aujourd’hui sur la scène artistique. Quant au Lsd, il fait son retour dans les laboratoires américains et suisses, où des scientifiques de Harvard et de l’université de Californie à San Francisco relancent les expériences. Aucune ne conclut qu’un hallucinogène deviendra un médicament6 et nul ne sait si le Lsd quittera les laboratoires pour descendre dans la rue, comme l’a imaginé Huxley dans le Meilleur des mondes.
- 1.
Exposition présentée simultanément au centre Pompidou-Metz, au Studio national des arts contemporains, Le Fresnoy (Tourcoing), aux Champs libres à Rennes et au Zkm de Karlsruhe, jusqu’au 9 septembre 2013. À voir sur Arte en octobre 2013 : Beat Generation, Kerouac/Ginsberg/Burroughs, un film de Jean-Jacques Lebel et Xavier Villetard, réalisé par X. Villetard.
- 2.
Voir “Cary in the Sky with Diamonds”, article paru dans Vanity Fair d’août 2010 et dans la revue Feuilleton, hiver 2012.
- 3.
Ginsberg a été élu Roi de Mai par les étudiants tchèques à Prague en 1965 et ses citations ont été taguées sur les murs de Paris en 1968.
- 4.
Voir Catherine Grenier, “Experimental City”, dans Catalogue de l’exposition Los Angeles, 1955-1985, Centre Pompidou, 2006.
- 5.
Mike Kelley, exposition, rétrospective au Centre Pompidou jusqu’au 6 août 2013. Commissariat et catalogue sous la direction de Sophie Duplaix.
- 6.
Voir Michel Henry, « Des essais stupéfiants », Libération, 16 et 17 mars 2013.