
Alain Rey : chantre d’une lexicographie engagée
La disparition d’Alain Rey est l’occasion de revenir sur la vie et l’œuvre de cet amoureux de la langue française et de son histoire. Observateur attentif des mutations du lexique, architecte infatigable du Robert, il a longtemps incarné une défense intransigeante de la langue, qui se refusait à toute forme de purisme.
« Plus on regarde un mot de près, plus il vous regarde de loin. »
(Karl Kraus)
L’œuvre que nous laisse Alain Rey, linguiste et lexicographe, auteur du Grand Dictionnaire de la langue française, est particulièrement foisonnante ; et le personnage, devenu au fil du temps familier des Français, attirait volontiers la sympathie. Sa défense joyeuse et passionnée d’une langue dans tous ses états nous manquera beaucoup, dans un paysage médiatique un peu morose. Chaque voyage lexical où il embarquait lecteurs ou auditeurs devenait une aventure, explorée entre érudition savante et approche ludique, voire frondeuse. Il rendait visible la stabilité des origines, ces racines qu’il ne désavouait pas comme telles, mais aussi les chemins de traverse d’une étymologie prise en défaut, dont le « grincement » opère justement au bénéfice d’une langue française bien vivante, aux prises avec la pression culturelle de l’usage. Il était également sans complaisance pour la progressive atrophie de l’aura mémorielle du langage, même s’il ne partageait pas sur ce point les inquiétudes extrêmes de George Steiner sur « la grande retraite du mot1 ». Confiant dans la faculté de la langue à se mouvoir entre changement et conservation, il entendait « combattre le pessimisme intéressé et passéiste des purismes agressifs comme l’indifférence molle du laxisme2 ». C’est sur cette démarche lexico-culturelle que nous voudrions insister, une démarche qui invite à habiter sa langue comme une maison de plus en plus familière, mais où subsistent des endroits secrets « qu’il faut longer, parcourir pour les comprendre en diachronie3 ».
Contre le fétichisme étymologique
Le cheminement d’Alain Rey dans la langue – c’est là que réside sa profonde originalité – tresse des liens entre lexique, histoire et culture, une culture dont l’identité ne se réduit pas à un essentialisme. C’est rompre justement avec la culture froidement formaliste qui peut rebuter le lecteur du dictionnaire. Pour Alain Rey, les significations d’un mot se racontent dans le temps, car la langue est un organisme vivant ; et de cet organisme, le mot est la partie la plus mobile, la plus sensible à l’air du temps. Voilà qui nous vaccine contre tout fétichisme étymologique ; en particulier contre le retour à l’etumon comme à une vérité gravée dans le marbre et révélée une fois pour toutes. D’autant que, nous rappelle Alain Rey, le mot « étymologie » est vicieux : il fait sa propre réclame en exhibant sa vertu hellénique de vérité. Et l’auteur d’opposer malicieusement à cet etumos logos ce que nous ont laissé « nos bons ancêtres gallo-romains » pour désigner le mot, cette donnée majeure de la lexicographie, c’est-à-dire un murmure inarticulé muttum : tout à la fois « mot et grognement4 ». Ce qui intéresse alors le lexicologue, ce sont les avatars du trajet forcément accidenté du mot dans le temps, riche d’imprévus et de surprises. Car, grande leçon de Saussure, rien ne se perd dans la langue, le sens nouveau d’un mot ne met pas un terme au sens précédent : « Une langue, renchérit le lexicologue, survit à tous ses déguisements5. » Rien ne stimule autant la verve jubilatoire de ce « malin génie de la langue française6 » que ces explorations, qui viennent heureusement « dégeler » des mots rendus faussement transparents par l’usage, à propos desquels on ne sait plus opérer le détour d’une distance qui fait remonter toute la charge tumultueuse de vie et d’humanité que le mot doit à son histoire. Ainsi en est-il de ces féconds contresens ou plaisantes erreurs, relevés au cours de ses chroniques sur France Inter (« Le mot de la fin »), ou dans Le Magazine littéraire (« Le dernier mot »), que tout un chacun attendait avec impatience. Malice à relever le « contresens significatif que véhicule le mot “fauteur”7 », qui devrait plutôt désigner le soutien d’une cause, si l’on s’en tenait à son emprunt au latin distingué fautor, dérivé de favere, « approuver ». Plaisir à faire surgir la pluralité de sens que le mot « antenne » doit à son « trajet pittoresque », entre navigation, communication animale et trafic de signes sur les ondes8. C’est aussi souligner l’impertinence de la toute-puissance de l’usage, qui peut faire triompher l’erreur la plus grossière : « habit » et « habiller » rapprochés sans complexe, sur le modèle « vêtement » et « vêtir », alors qu’« habit » se rattache à « habitude » et « habiller » à… « bille » !
Ce souci d’une langue vivante, parlée, rend Alain Rey sensible à ce que Ferdinand de Saussure appelait « la face temporelle de la monnaie des langues ». Il s’en autorise, dans Le Nouveau Petit Robert, pour commencer par donner le sens actuel – en synchronie – d’une expression comme « honnête homme », car, de fait, « on ne parle pas avec des étymologies9 ». D’où son intérêt, tout à la fois critique et amusé, à faire entendre les « mots de saison10 », comme « bling-bling » ou « fortitude », car leur volume social nous dit quelque chose du rapport que nous, « gens de maintenant », entretenons avec notre présent. Cette sensibilité à ce qui se trame dans l’histoire du mot fait d’Alain Rey un sociologue et un moraliste de la langue. Il y a, bien sûr, de l’observation critique dans ses chroniques – il est opportun de rappeler qu’Alain Rey a consacré un essai de plus de trois cents pages au mot « révolution11 ». En témoigne cette conclusion finement politique sur la désacralisation du mot « hiérarchie » : « Sacrée hiérarchie, que de crimes l’on commet en ton nom, et surtout au nom des principes que tu détruis12. » Ou son « Éloge de la vulgarité », qui illustre « une tendance de la langue courante à s’imprégner des jugements de la classe dominante13 ». Précieuses encore, ces incursions dans le socle profond d’une langue « devenue langue d’une grande civilisation14 », quand l’exploration d’un mot, par exemple « arsenal », révèle qu’il y a toujours une langue sous une langue, que le français est une langue plurielle, carrefour de cultures diverses, et qu’aimer sa langue maternelle, ce n’est pas pour autant l’assimiler frileusement à la nation française.
Une passion à remuer la langue
Il resterait à souligner ce que les médias – trop soucieux d’embarquer Alain Rey dans le camp des ennemis des censeurs et autres puristes – n’ont pas suffisamment pris en compte : sa résistance affichée au « mal parler » (comme à la malbouffe, d’ailleurs). S’il lui importait au plus haut point de ne pas corseter la langue dans un usage vieilli, d’enregistrer les « séismes linguistiques15 » que déclenche l’accélération du rythme scientifique et technologique de la société moderne, sa lexicographie engagée restait parfaitement compatible avec sa défense des langues anciennes, par exemple, auxquelles il aura consacré l’un de ses derniers essais16. Essai qui engage un regard critique sur le devenir des grands vocables composant le tissu culturel de l’Europe et, au-delà, de toute la culture occidentale. Son souci de faire aimer la langue aux enfants dès leur plus jeune âge17, pour qu’ils ne restent pas prisonniers de stéréotypes linguistiques, témoigne également d’une vigilance devant la menace grandissante du globish californien ; son irritation était réelle devant le renoncement à des mots bien français, auxquels il ne manque rien (« courriel », entre autres). Son amour pour les mots et expressions se retrouve aussi dans son Dictionnaire de proverbes et dictons. Surtout, loin d’être de ces linguistes ou critiques qui s’empressent d’applaudir naïvement ceux qui s’emploient à « détruire la langue », croyant y voir de l’inventivité littéraire, Alain Rey savait combien la grande littérature reste attachée à faire valoir la totalité des possibilités d’une langue. Ses dictionnaires historiques et culturels sont un témoignage constant de sa connaissance et de son amour pour une littérature française – Hugo, Balzac, Proust, Céline – où les faits linguistiques deviennent des « objets sociaux18 ». Mais ces écrivains, passionnés d’argot, de sociolectes, sont aussi des témoins ombrageux de la corruption de la langue, redresseurs de torts et de mots, à l’instar de Don Quichotte ou du narrateur proustien, en guerre contre l’arrogance naïve du « je parle comme je veux ». Et s’il est vrai, selon la belle formule du maître de la linguistique latine, Antoine Meillet, que « le sens d’un mot résulte de la totalité de ses emplois19 », alors l’étymologie peut se faire moins érudite que pensive, ou fantaisiste, et l’on peut rêver, avec Alain Rey, de retrouver le beau mot singulier de « vacance », sous le collectif « vacances20 ».
Tout en refusant fermement la posture de donneur de leçons, Alain Rey a pu regretter que la langue française ne soit pas aujourd’hui davantage défendue, et réaffirmer la nécessité de ne pas s’en tenir à un strict et zélé enregistrement de l’usage au-delà du raisonnable. Il savait parler « sympa » et « cool » ; il savait aussi l’opportunité des niveaux de langue et combien il est précieux d’avoir à sa disposition ces mots « délicieux et surannés21 » dont on s’empresse trop vite d’entériner la disparition. Tous ses travaux de vocabuliste étaient là pour rappeler que nos mots sont des objets-mémoire, inscrits dans le temps. « Le lexique est comme le palais de la mémoire22 », se plaisait-il à dire. Si on le lisait et l’écoutait avec tant de plaisir, c’est que chacun sentait bien, dans son dire à la fois savant et savoureux, cette passion à remuer la langue, à ranimer en elle le bruissement d’un espace-temps multiple. Certes, nous ne parlons plus tout à fait la langue de Molière. Alain Rey, et c’est là sa grande force, pouvait tenir un double discours : sensible à la logique irrépressible du fait linguistique, il aurait pu dire, comme Baldassare Castiglioni dans la dédicace de son Livre du courtisan : « Ce serait une chose sotte que d’aimer la langue ancienne uniquement pour parler comme on parlait plutôt que comme on parle » ; mais il savait aussi qu’une grande langue de culture ne peut être à elle-même son propre présent, et qu’on ne saurait faire de sa propre langue une langue étrangère sous le prétexte qu’elle a vieilli.
- 1.George Steiner, « La Retraite du mot », Œuvres, Paris, Gallimard, coll. « Quarto », 2013.
- 2.Le Nouveau Petit Robert, Paris, Le Robert, 2009, postface, p. xxiv.
- 3.Voir François Gaudin (dir.), Alain Rey, vocabuliste français, Limoges, Lambert-Lucas, coll. « La lexicothèque », 2011, p. 87.
- 4.Alain Rey, Dictionnaire historique de la langue française, Paris, Le Robert, 2016.
- 5.A. Rey, La Langue sous le joug, Mont-Saint-Aignan, Presses universitaires de Rouen et du Havre, 2011.
- 6.L’expression reprend le titre d’un colloque international (« Alain Rey ou Le malin génie de la langue française ») organisé les 4 et 5 juin 2009 à l’université de Rouen. Les échanges et les interventions ont donné lieu à une publication, Alain Rey, vocabuliste français, citée note 4 dans cette bibliographie.
- 7.A. Rey, « Fauteurs de paix », Le Magazine littéraire, mars 2003.
- 8.A. Rey, « Avoir des antennes », Le Magazine littéraire, avril 2003.
- 9.Georges Mounin, La Langue française, Paris, Seghers, 1975.
- 10.Voir A. Rey, Les Mots de saison, Paris, Gallimard, coll. « Folio », 2008.
- 11.A. Rey, « Révolution ». Histoire d’un mot, Paris, Gallimard, 1989.
- 12.A. Rey, « Sacrée hiérarchie », Le Magazine littéraire, février 2005.
- 13.A. Rey, « Éloge de la vulgarité », Le Magazine littéraire, novembre 2001.
- 14.A. Rey, « Le chemin de l’arsenal », Le Magazine littéraire, février 1999.
- 15.Michel Serres, « Le génie du français n’est pas dans les mots », École normale supérieure, 13 mai 2008.
- 16.Alain Rey et Gilles Siouffi, De la nécessité du grec et du latin, Paris, Flammarion, 2016.
- 17.Alain Rey et Zelda Zonk, Trop forts, les mots !, Paris, Milan, 2012.
- 18.Alain Rey, Frédéric Duval et Gilles Siouffi, Mille ans de langue française, une passion, Paris, Perrin, 2007, p. 961.
- 19.Alfred Ernoult et Antoine Meillet, Dictionnaire étymologique de la langue latine, Paris, Klincksieck, 1994.
- 20.A. Rey, « Vive la vacance ! », Le Magazine littéraire, juillet-août 2002.
- 21.« La langue française au xixe siècle, libre ou corsetée ? », Concordance des temps, France Culture, 7 avril 2007.
- 22.A. Rey, et G. Siouffi, De la nécessité du grec et du latin, op. cit.