
Que faire des hommes ?
L’essor renouvelé des luttes féministes depuis les années 2010 a engagé une profonde remise en cause de la condition des femmes, et soulevé en retour de nombreuses interrogations concernant le rôle et la place des hommes dans la société contemporaine. Comment réinventer le sujet politique masculin, dès lors que celui-ci pose problème ?
Depuis plus de deux siècles, les femmes n’ont souvent dû compter que sur elles-mêmes pour obtenir des droits. Consciemment ou inconsciemment, les hommes sont les bénéficiaires des inégalités de genre qui subsistent aujourd’hui. Tous ne sont pas coupables. En revanche, on peut attendre d’eux qu’ils se sentent responsables des injustices dont ils tirent profit.
La révolution féministe, commencée à la fin du xviiie siècle et qui se poursuit sous nos yeux, est l’une des rares bonnes nouvelles que nous offre le monde aujourd’hui. Ses conséquences se font aussi sentir sur les hommes : l’émergence du sujet politique féminin rétroagit sur le sujet politique masculin. Ce dernier est enfin remis en cause. Dès lors, faut-il le combattre comme oppresseur, l’ignorer parce que la sororité l’exclut par définition, ou est-il possible d’œuvrer avec lui à la justice de genre ? Dans la société d’après #MeToo, quel avenir pour les hommes ?
L’homme comme problème
Alors qu’il s’est toujours arrogé le droit de définir les problèmes sociaux, l’homme est devenu lui-même un problème. Il ne s’agit pas ici d’évoquer les coupables, par exemple les violeurs ou les meurtriers ; il s’agit plutôt du quidam, du spectateur, de l’homme qui n’a rien fait. Mais celui qui n’a rien fait n’a-t-il vraiment « rien fait » ? On peut être sexiste sans le savoir. De la même façon, on peut incarner des problèmes à son corps défendant.
Problème dans la répartition des droits. Le fait d’être un homme comporte des avantages : gagner de l’argent dans les secteurs les plus lucratifs, pouvoir s’exprimer sans être interrompu, être pris au sérieux dans les médias comme chez le médecin, se sentir en sécurité dans la rue, être auréolé par le prestige du chef de famille. Les stéréotypes de genre (des femmes douces au service d’hommes compétents) sont si banals qu’on peut y adhérer en toute bonne foi.
Problème d’omniprésence. Il y a trop d’hommes aux postes de responsabilité, dans les cabinets ministériels, les assemblées, les organigrammes des grands groupes, les comités exécutifs. Cette ubiquité s’observe dans les lieux de pouvoir, mais aussi dans ces espaces symboliques que sont les noms de rue, les programmes d’enseignement et la pompeuse Histoire, ce récit qui s’étend de César à de Gaulle en passant par Charlemagne, Louis XIV et Napoléon. Dans Why Is My Curriculum White ?, un documentaire de Nathan E. Richards diffusé en 2014, des étudiants non blancs et des étudiantes blanches et non blanches se demandent pourquoi, à l’université, de vieux hommes blancs enseignent les idées de vieux hommes blancs. Cette surreprésentation reflète autant l’importance intrinsèque de leur pensée que la réduction au silence des autres, femmes ou colonisés.
Problème de déni. Le mouvement #MeToo a mis en lumière, chez les hommes, tout un arsenal d’attitudes plus ou moins hostiles : indifférence, gêne, peur, mépris, autodéfense, diatribe. En politique ou dans le monde du travail, très peu de responsables masculins se soucient réellement des questions d’égalité. La cécité de genre consiste moins à fermer les yeux sur les injustices qu’à présenter ces dernières comme faisant partie de l’ordre des choses – situation qu’on est d’autant plus enclin à justifier qu’on en profite. Le déni touche aussi les jeunes hommes qui se croient quittes parce qu’ils sont gentils avec leur copine ou partagent les tâches, sans comprendre que la domination patriarcale est systémique.
Enfin, problème dans les problèmes qui perdurent. Par les inégalités qu’ils patronnent, par les violences qu’ils commettent ou tolèrent, par tous ces scandales qu’ils déguisent en évidences, les hommes – tout particulièrement les hommes blancs hétérosexuels – en sont venus à symboliser un pouvoir arbitraire et même une forme d’oppression. Leur seule présence dans l’espace public renvoie à leurs privilèges, comme en 1789 les aristocrates symbolisaient un régime honni.
Il a souvent été dit qu’avec #MeToo les femmes avaient « brisé le silence ». Mais qu’en est-il du silence des hommes ? De leur mutisme sur les discriminations, les viols, le paternalisme, la tyrannie de leur prétendue légitimité ? Tant qu’ils n’auront pas pris conscience des problèmes spécifiques qu’ils posent, ils resteront des arriérés de l’histoire, perdus pour la modernité.
C’est à cela que servent les associations, les manifestations, les collages et les réseaux sociaux : défendre les droits des femmes et des LGBT+, mais aussi rire du spectacle pathétique que donnent ces vieux mâles incapables de comprendre que le monde a changé. Un plateau de télévision, un numéro de revue composé uniquement d’hommes blancs arrivés au faîte de leur pouvoir, ce n’est plus possible. Bien que le dynamisme de #MeToo les ait subitement ringardisés, ces pontifes s’accrochent au monde d’avant, comme d’autres jadis à l’Ancien Régime ou à la Belle Époque. Alors oui, en ce sens, l’homme incarne le vieux règne qu’on voudrait voir crouler.
Désigner l’ennemi
Depuis les années 1960, les féministes ont puisé à différents lexiques : l’« ennemi principal » pour Christine Delphy1, la masculinité « hégémonique » selon Raewyn Connell2 ; les hommes semblables à un « tas de merde sans intérêt » dans le SCUM Manifesto de Valerie Solanas3 ; « les puissants, les boss, les chefs, les gros bonnets » dans la tribune publiée par Virginie Despentes après que Roman Polanski a été récompensé à la cérémonie des Césars4. Pour John Stoltenberg, l’un des rares penseurs féministes, parler de « masculinité saine » équivaut à parler d’un « cancer sain5 ».
Sur les réseaux sociaux, il arrive que les hommes soient récusés non comme des adversaires, des provocateurs ou des trolls, mais comme des « sauveurs blancs » ou des « cis-mecs ». Dans le vocabulaire militant, l’homme « cis » (celui qui est resté « de ce côté-ci » du genre, au contraire de l’homme « trans ») désigne péjorativement l’homme majoritaire héraut d’une norme oppressive, le « dominant » auquel son genre et sa sexualité confèrent des avantages objectifs. « Hétéro-normatif » ou « hétéro-patriarcal », le cis-mec est l’antonyme de la personne « sexisée », tout comme l’homme blanc se distingue de la personne « racisée ».
La difficulté surgit lorsqu’il faut déterminer à qui (ou à quoi) toutes ces formules renvoient : au patriarcat, au genre masculin, aux Blancs, aux hétéros, aux richards, aux violeurs, à tous les hommes indistinctement ? Considéré du point de vue du genre, le système dans lequel nous vivons est mauvais, mais il est fréquent qu’on rencontre de bons pères, des conjoints égalitaires, des amis solidaires et des professeurs investis.
Qui vise-t-on quand on dénonce, à juste titre, le patriarcat ? Les inégalités caractérisent un fonctionnement social global, mais elles façonnent concrètement ceux qui en tirent bénéfice et celles qui en paient le prix sous la forme du mépris, de l’invisibilité, de la pauvreté ou de la violence. Cet antagonisme ne correspond pas à une guerre des sexes, hommes contre femmes. Au contraire, pour un certain nombre de féministes, il suit une frontière qui sépare deux catégories de genre : d’un côté, les hommes blancs hétérosexuels « dominants » et, de l’autre, les femmes et les minorités « dominées » (par exemple, les femmes voilées et les personnes trans). Aurait-on enfin trouvé l’ennemi ?
Le peuple des hommes
Le patriarcat est un système social où le masculin est assimilé à la fois au supérieur et à l’universel. Pour subvertir ce principe, on peut considérer les hommes comme s’ils formaient une minorité. Cela permet de déplier une situation qui se veut abstraite, transparente, si évidente qu’elle se croit digne de représenter l’humanité tout entière : être un mec.
Personne ne saurait être réduit à son corps, mais chacun est aussi son corps ; en l’occurrence, un bonhomme avec des poils au menton, un pénis, un certain type de désir. Ce corps est codé par une culture de genre et une position sociale qui se diffractent en masculinités. Or l’ordonnancement hiérarchique de ces dernières entraîne des formes de domination, des violences à l’intérieur même du masculin, comme en attestent les tombes de centaines de milliers d’hommes dans les nécropoles militaires. L’essor de la grande industrie au xixe siècle, puis la désindustrialisation et le déclin parallèle de l’agriculture dans le dernier tiers du xxe siècle ont provoqué une déstructuration masculine qu’on n’a pas le droit de méconnaître.
Il y a des hommes qui refusent le modèle de virilité obligatoire, des hommes que la misogynie révulse.
C’est parce que les soldats, les ouvriers et les paysans sont devenus invisibles, en ce début de xxie siècle, qu’on peut feindre de croire que les hommes forment historiquement un bloc de haine planté au milieu du jardin d’Éden. Pourtant, la destruction de certains hommes par la guerre ou par l’usine, ainsi que la permanence d’une surmortalité masculine causée par les maladies, les accidents du travail ou de la route, les suicides à tout âge, révèlent une aliénation collective. Il y a des hommes qui ont été violés, des hommes qui se sentent mal à l’aise dans le masculin, des hommes qui refusent le modèle de virilité obligatoire, des hommes que la misogynie révulse. Ce n’est pas verser des male tears que de rappeler ceci : les hommes sont parfois les otages, sinon les victimes, de leur genre.
La dichotomie entre cis-mecs oppresseurs et victimes de discriminations sexuelles ou ethniques recèle un impensé. C’est la position des hommes juifs. À l’heure où l’antisémitisme gangrène les banlieues comme les beaux quartiers, à l’heure où il assassine à Bagneux, à Toulouse, à Bruxelles, à Paris et ailleurs, la situation des Juifs procède d’un entre-deux : celui d’hommes minoritaires. Il en est qui font quotidiennement l’expérience de la norme et de la marge, du confort et du risque, de l’amitié de beaucoup et de la haine de certains, en cumulant la chance de l’intégration et la blessure du rejet.
Aujourd’hui, hélas, un homme juif n’est plus considéré comme faisant partie d’une minorité. Pour toute une frange de l’extrême gauche, il est même rejeté du côté des « dominants », avec la banque Rothschild et l’État d’Israël. L’expression « minorités racisées », que certains chercheurs ont amalgamée à leur jargon, exclut délibérément les Juifs de la grande famille minoritaire. Pourtant leur génie, qui s’est illustré dans la gynécologie française aussi bien qu’en Afrique du Sud contre l’apartheid, est compatible avec les luttes d’émancipation contemporaines.
L’homme occidental, né coupable
Dernier défaut du schématisme à l’œuvre : l’obsession pour les hommes blancs, tropisme occidental qui laisse intactes les situations de domination patriarcale en Afrique, en Amérique latine ou en Asie. Qu’on vive à Paris, à New York, à Rio, à Alger, à Riyad ou à Pékin, on subit à divers degrés l’emprise du patriarcat ; mais ce n’est pas la loi française qui prescrit de diviser l’héritage des filles ou d’emprisonner les homosexuels.
Alors, quid du « cis-mec hétéro-patriarcal » ? Quelles que soient les réticences qu’inspire ce vocabulaire, il est à prendre au sérieux pour au moins deux raisons. D’abord, il est devenu courant au sein d’une frange de plus en plus audible du mouvement féministe, amplifiée par les réseaux sociaux. Surtout, on ne peut balayer d’un revers de main les critiques qu’il porte. Car, contrairement aux hommes gays, trans, juifs, noirs ou maghrébins, les Blancs hétéros et chrétiens ne connaissent pas l’expérience minoritaire, ni la peur qui en résulte. Vivre dans sa chair une discrimination constitue une différence irréductible.
Néanmoins, en ce qui concerne la justice de genre, la vraie question n’est pas de savoir qui subit des discriminations ; elle consiste avant tout à déterminer qui, parmi les hommes, reconnaît et diffuse l’idéologie patriarcale. La réponse exige un regard à 360 degrés. Évidemment, de nombreux hommes blancs hétéros sont la honte de leur genre, mais d’autres masculinités sont tout aussi néfastes : un jeune de cité qui crache sur une fille trop court vêtue à son goût, un père qui envoie sa fille adolescente se marier au pays, un musulman bigot et homophobe, un terroriste qui assassine un enseignant. Ici, qui discrimine qui ? Qui sont les vraies victimes, si ce n’est les femmes, les filles, les gays, toutes celles et ceux que le patriarcat et l’intolérance détruisent ? On ne peut pas en même temps dénoncer les méfaits des « cis-mecs » et, sous prétexte qu’il ne faut pas « stigmatiser » les minorités, fermer les yeux sur les certificats de virginité et excuser le harcèlement de rue lorsqu’il est commis par des non-Blancs.
Les politiciens machistes, les pères tyrans, les servants d’un Dieu misogyne doivent être combattus en tant qu’hommes, non en tant que Blancs, Noirs, Maghrébins ou Asiatiques, hétéros ou gays, juifs, chrétiens ou musulmans. Le sexisme n’a ni couleur, ni patrie ; il est un fléau planétaire. À l’inverse, certains hommes ne sont pas sexistes. Le type de masculinité, bien davantage que l’exposition aux discriminations, permet d’apprécier la compatibilité féministe d’un homme.
Parce que les hommes sont une catégorie, il faut, en même temps que leur passif de violences et de prérogatives indues, reconnaître leur pluralité de corps et de genre, leur possible souffrance et leur virtuelle positivité. Par le fait même qu’ils peuvent être minoritaires ou victimes, corps souffrants ou alliés de confiance, ils ne sont pas inutiles au sein du mouvement féministe.
Hommes féministes et « sociaux-traîtres »
Tous les hommes ne pensent pas la même chose, n’agissent pas de la même manière. J’ai beau avoir la même enveloppe corporelle que Trump et Zemmour, je ne suis pas des leurs ; leur combat est aux antipodes du mien. Là est le défi : faire la distinction entre un système social injuste et la foule des individus qui le composent.
Si l’on impute aux individus les torts d’un système, tout homme devient un coupable en puissance, voire une puissance coupable. Or l’appartenance à une catégorie ne doit pas l’emporter sur la pensée et l’action de ses membres. Ce n’est pas parce qu’ils sont des hommes blancs et célèbres qu’il faut déboulonner Shakespeare et Locke, Schœlcher et Lincoln, Hugo et Camus.
Un halo de soupçon entoure les prises de parole masculines lorsqu’elles dénoncent les privilèges de genre. Un homme cite des autrices féministes ? C’est pour s’approprier leur pensée. Il ne cite pas toutes les autrices féministes ? C’est pour les invisibiliser. Il propose de réconcilier masculin et féminisme ? Il parle à la place des femmes, c’est du sexisme. Il appelle à repenser son genre ? Manifestation typique de l’autoritarisme masculin : voilà bien un mâle alpha.
Ces mauvais procès finissent par s’étendre à d’autres catégories, par exemple celle des « dominantes ». Olympe de Gouges, Hubertine Auclert, Simone de Beauvoir ? Des bourgeoises blanches. Aucune leçon à recevoir d’elles. C’est avec ces arguments d’autorité que les communistes entendaient faire taire leurs opposants « bourgeois » (ou « de droite ») dans les années 1930. Robin DiAngelo recourt au même procédé dans son livre White Fragility paru en 2020 : tout Blanc étant imprégné de biais inconscients, corrompu jusqu’à l’os, ses protestations antiracistes sont la preuve ultime de son racisme.
Comme les Blancs vis-à-vis des Noirs, les cis-mecs seraient les ennemis des femmes. Ceux parmi eux qui se disent féministes sont comme les « sociaux-traîtres » : les agents masqués du patriarcat. Ils ont tort par avance, non pour ce qu’ils disent, mais pour ce qu’ils sont. Les professeurs blancs qui enseignent aujourd’hui dans les universités américaines, y compris les plus progressistes, ont intérêt à tourner leur langue sept fois dans leur bouche avant de l’ouvrir : la moindre maladresse, le moindre malentendu peut détruire leur réputation et briser leur carrière.
Mais qui a le droit de parler à la fin ? Le statut de victime ne donne pas une prescience épistémologique, ni une préséance démocratique.
Causes communes
Le féminisme se définit comme une pensée critique, un combat universel mené au nom des droits humains. Il n’est pas défini par une biologie, mais par un engagement. La question n’est donc pas de savoir si l’on est blanche ou noire, blanc ou noir, hétéro ou gay, cis ou trans. Le choix de porter le voile, de changer de sexe, de coucher avec des femmes ou des hommes doit être garanti dans une société ouverte, mais il ne constitue pas en soi une profession de foi féministe.
L’égalité femmes-hommes est une équation (femmes = hommes), une relation qui, par définition, suppose deux termes. En conséquence, les hommes peuvent participer au débat, non évidemment pour le polluer avec des arguties ou des jérémiades, mais pour se remettre en question, politiser le masculin, vivre l’égalité, partager le pouvoir, la parole, le sacré, les richesses, le temps libre – telle est l’utopie des « hommes justes » que je me suis efforcé de dessiner6.
Le féminisme n’est pas défini par une biologie, mais par un engagement.
Cependant, la longue histoire du féminisme ne plaide pas en faveur des hommes. Dans leur écrasante majorité, ils ont été des obstacles. L’épopée du MLF est éloquente : dans les années 1970, le schisme des féministes a consisté à rompre avec des idéologies mortifères (le maoïsme, par exemple), mais aussi des pratiques masculinistes (monopoliser la parole dans les assemblées, rédiger les tracts pendant que les femmes rentrent à la maison pour s’occuper des enfants). Les réunions non mixtes permettaient aux femmes de parler de leur corps, de leurs règles, de leur clitoris, de l’avortement, des violences, sans avoir à subir le regard ou le jugement des hommes. Aujourd’hui comme hier, elles demeurent absolument légitimes.
Même si des associations comme Mix-Cité et Osez le féminisme sont ouvertes aux hommes depuis l’origine, il serait inacceptable que ces derniers y occupent le devant de la scène. Les hommes ont le droit de s’exprimer, de participer, d’aider, mais ils ne peuvent usurper les places. Parce que leur corps est bel et bien un symbole, préférons-lui d’autres symboles : Simone Veil au Panthéon, une statue de la mulâtresse Solitude à Paris, en attendant qu’une femme devienne présidente de la République ou pose un pied, au nom de l’humanité tout entière, sur la planète Mars.
De même que les réseaux sociaux n’épuisent pas la parole humaine, les associations et les manifestations n’assument qu’une partie des luttes. Femme ou homme, on peut agir en féministe au gouvernement, dans les assemblées, les tribunaux, les cabinets d’avocat, les hôpitaux, les maisons d’édition, les bibliothèques, les écoles ou les universités. Les rapports de force s’établissent aussi par le droit, la recherche, la création. Ces modes d’action font avancer la cause – une « cause commune », comme dit Nicole Lapierre, qui permet de soutenir celles et ceux qu’on n’est pas7.
Justesse et justice
Alors que le populisme machiste triomphe partout dans le monde, il est crucial d’inventer des solidarités nouvelles. La condamnation de l’homme a priori, symétrique de la position qui consiste à en faire le parangon de l’universel, conforte les conservateurs misogynes et fragilise les soutiens du féminisme.
En tant qu’il est une exigence de liberté, d’égalité et de dignité, le féminisme est par nature radical. Aujourd’hui, nous avons besoin de sa radicalité et même de son intransigeance. Mais croire à un affrontement entre des bourreaux qui ricanent et des victimes qui courbent l’échine n’a rien de radical : c’est une vision religieuse. La politique des identités a fini par tout dépolitiser. Ce qui devait être le levain du changement n’est plus qu’un désir d’échec : la gloire amère de compter parmi les humiliés et offensés, parmi les plus humiliés et offensés de la terre, cette défaite étant la seule victoire souhaitable. Une telle eschatologie ne propose aux hommes qu’une alternative : expier en silence ou accueillir le Message.
L’urgence de la situation ne commande-t-elle pas, au contraire, de prendre le progressisme là où il se trouve ? Dans le monde imparfait qui est le nôtre, tous les soutiens sont bons, quelles que soient leur couleur, leur origine, leur forme. Ce n’est pas trahir que de préférer l’efficacité d’une action à la pureté d’une souffrance. Ou alors cette « trahison » est nécessaire, parce que le féminisme n’est pas affaire de communion morale, mais de force politique. La démocratie a besoin du Juste, pas du Bien.
Tous les soutiens sont bons, quelles que soient leur couleur, leur origine, leur forme.
Évidemment, l’initiative n’a pas à venir des femmes. C’est aux hommes de changer. De la France à la Chine, de la Tunisie à l’Angleterre, des pionniers peuvent leur servir de modèles : Condorcet, Fourier, Tahar Haddad, John Stuart Mill, Léon Richer, William Thompson, Jin Tianhe. Aujourd’hui, le féminisme radical peut être porté par des hommes – intellectuels, militants, enseignants, animés par un sentiment d’urgence intérieure, parce qu’ils ont été victimes de viol, parce qu’ils sont pères de filles, ou tout simplement mus par un idéal de société.
Les critiques légitimes qui visent les hommes leur donnent l’occasion de gagner une légitimité nouvelle. Celle-ci possède plusieurs facettes : une légitimité de connaissance (grâce à l’information et à la documentation) ; une légitimité d’empathie (à travers l’écoute, la prise en compte de la parole des victimes) ; une légitimité de langage (par l’invention de formes nouvelles pour dire et transformer le monde) ; une légitimité de conscience (en refusant, en tant qu’homme, de défendre ses intérêts catégoriels) ; une légitimité d’éthique (en luttant pour une société plus juste au sein d’alliances politiques).
Même ainsi, les hommes n’ont pas à se mêler de féminisme et, encore moins, à troubler la sororité. En revanche, ils peuvent combattre le patriarcat, manière de repenser leur propre culture, c’est-à-dire le masculin. Chacune et chacun dans son créneau, fort de sa propre expérience, travaille ainsi à la convergence des luttes. Comme la révolution féministe bat son plein, il ne s’agit pas de participer à une conversation policée, mais de monter dans un train lancé à pleine vitesse. Défendre la justice de genre à leur juste place avec les mots justes serait une manière, pour les hommes, de reconquérir leur part d’universel.
- 1.Christine Delphy, L’Ennemi principal, t. I : Économie politique du patriarcat ; t. II : Penser le genre, Paris, Éditions Syllepse, 1998 et 2001.
- 2.Raewyn Connell, Masculinités. Enjeux sociaux de l’idéologie, édition de Meoïn Hagège et Arthur Vuattoux, Paris, Éditions Amsterdam, 2014.
- 3.Valerie Solanas, SCUM Manifesto. Association pour tailler les hommes en pièces [1967], trad. par Emmanuelle de Lesseps, postface de Michel Houellebecq, Paris, Mille et une nuits, 2005.
- 4.Virginie Despentes, « Césars : “Désormais, on se lève et on se barre” », Libération, 1er mars 2020.
- 5.John Stoltenberg, « Parler de “masculinité saine” est comme parler d’un “cancer sain”. Voici pourquoi » [2013, en ligne], trad. par Yeun Lagadeuc-Ygouf et Pierre-Guillaume Prigent (révision par Martin Dufresne), Scènes de l’avis quotidien, 26 février 2018.
- 6.Voir Ivan Jablonka, Des hommes justes. Du patriarcat aux nouvelles masculinités, Paris, Seuil, 2019.
- 7.Nicole Lapierre, Causes communes. Des Juifs et des Noirs, Paris, Stock, 2011.