
Être heureux ?
Yoga, le dernier livre d’Emmanuel Carrère, met en scène une idéologie du bonheur caractéristique de notre époque. Mais ces discours, selon lesquels l’individu serait intégralement responsable de son bien-être, ne sont-ils pas un nouveau signe de l’effacement du politique ?
Au-delà des polémiques sentimentalo-médiatiques, Yoga, le dernier livre d’Emmanuel Carrère, rend compte d’une époque1. Retraçant les égarements psychologiques de l’auteur et ses tentatives pour sortir d’une spirale personnelle mortifère, ce récit à l’important succès commercial – ce n’est pas un roman et l’on comprend son exclusion du Goncourt –, illustre, par la quête de soi de l’écrivain, cette idéologie du bonheur qui ronge nombre de nos contemporains. « Que du bonheur ! », cette antienne mille fois répétée montre à quel point nous sommes devenus des compulsifs de l’inaccessible étoile, être heureux.
Les sociétés modernes substituent l’obsession du moi à la légitimité d’un désir de sens.
Chacun aspire à la plénitude mais, derrière ce souhait, les sociétés modernes substituent l’obsession du moi à la légitimité d’un désir de sens. On voit fleurir chez nos libraires des titres éloquents : L’Authenticité en cinq leçons, Confiance en soi mode d’emploi, Les Dix Recettes du bonheur, Le Pouvoir de l’instant présent… La liste est sans fin. La psychologie positive fait florès et des coachs de développement personnel en tout genre s’affichent sur le marché. Carrère dénonce cette tendance au début du livre, mais c’est pour retomber aussitôt dans les travers de l’écrivain épris de lui-même.
Les gens ont bien le droit de chercher à mieux vivre, et Carrère d’écrire. Mais, comme le montre Julia de Funès dans son dernier ouvrage2, tout cela s’accompagne d’une forfaiture. Derrière un langage facile, jouant sur la connivence affective, on assiste en réalité à une entreprise de culpabilisation généralisée, d’autant plus redoutable que nombre d’adeptes s’y engagent précisément pour sortir de l’emprise théologico-disciplinaire des religions instituées.
Tu es responsable de ton bonheur. Chacun est sommé de reprendre en main sa propre vie, de le faire vite sous peine de mourir idiot, avec, au-dessus de soi, la menace de l’échec. Chamanisme, bouddhisme, propositions de toutes sortes liées à l’hypnose, à la sophrologie, à des yogas alambiqués… L’offre du bonheur à portée de main est exponentielle, avec en prime des coûts non négligeables.
Ils sont trente mille coachs dans notre pays. Outre une formation à la va-vite, au mieux dix-huit mois à raison d’une semaine par mois, ils sont pour la plupart d’anciens cadres d’entreprise ou d’ailleurs qui, à 50 ans passés, ont quitté le navire pour y revenir sous la forme de gourous modernes, censés aider les autres à mieux vivre ce qu’eux-mêmes ont déserté pour cause de routine professionnelle, avec l’espoir d’un avenir plus radieux financièrement.
À les lire, on est frappé par le fatras intellectuel dans lequel ils se débattent, citant à tout-va les philosophes, ou quelques figures de la littérature, sans que jamais les phrases ne soient replacées dans le contexte d’une pensée. Encore une fois, leurs lecteurs ou leurs adeptes ne sont pas à blâmer ; on est désolé de les voir victimes d’une indigence intellectuelle malsaine, qui consiste à faire croire que tout dépend de soi et que l’on pourrait faire abstraction d’un travail sur la tradition philosophique antique, à titre d’exemple.
Certains avancent que cette explosion des propos et des pratiques de développement personnel serait le dernier avatar de l’ultralibéralisme. Puisque tout dépend de soi, alors, pour répondre aux difficultés posées par le travail, ou par l’univers familial et social, il faudrait et il suffirait de s’interroger sur sa propre responsabilité. Détendez-vous, lâchez du lest, pratiquez la méditation et le reste viendra progressivement. Autrement dit, le politique est une perte de temps, et le « vivre-ensemble » un pis-aller devant l’urgence du moi.
Cette vision correspond à merveille à notre époque percluse de présent, qui s’éloigne de plus en plus d’un temps démocratique réclamant la longue patience de la délibération, le tout sur fond de menace climatique.
Cette dernière donne lieu à une multitude d’injonctions de la part de ceux qui assènent à répétition que le changement commence par soi. Un jardin sans compost, une automobile qui n’est pas hybride ou électrique, une nourriture trop carnée, ou pas assez bio, et vous voilà rejeté dans le camp des irresponsables. Nul ne songerait à nier la responsabilité individuelle sollicitée par les nouvelles façons de vivre et de consommer. Cependant, le registre de la culpabilité s’avère souvent contre-productif. Ceux qui professent que tout dépend de soi seront éternellement malheureux dans des sociétés qui avancent en dehors de la permaculture ; quant aux mécréants du climat, qui se rebiffent devant les oukases des plus véhéments, ils seront tentés de ne rien faire.
En réalité, derrière cette nouvelle forme de croyance se cache l’idée que parler permettrait de se libérer. Mais de quoi ? Ce que l’on veut éradiquer constitue notre humanité ; ce sont les phénomènes liés à la vie, notamment la souffrance. L’intime, l’intériorité, la vie spirituelle sont autant de mots dont on se repaît, mais qui n’ont de sens que dans l’acceptation de nos limites. Le mythe du bonheur rend malheureux, car il renvoie constamment à la question inépuisée de la mort. La pandémie actuelle nous touche au plus profond de nous-mêmes, car elle nous met face à la finitude. L’assassinat de Samuel Paty rappelle que le moi seul n’est rien face à la barbarie.
Toutes les techniques du monde n’y changeront rien et la connaissance de soi tant recherchée rend les choses encore plus complexes. L’intériorité tant choyée n’éclaire pas, elle obscurcit ; elle n’a rien de la belle transparence qu’on lui prête, mais présente un trouble qui révèle notre fragilité. S’acharner au bonheur rend triste, quand s’extraire du discours dominant, qui oblige à croire à un idéal qu’il serait possible d’atteindre, délivre du mal, à savoir l’illusion de la sérénité retrouvée à force du seul travail sur soi.
Les crispations identitaires ne sont pas sans lien avec cet horizon narcissique. On voit des tendances dogmatiques et cléricales se développer au sein des religions instituées, et parfois frôler la dérive sectaire quand la radicalité envahit le politique. Les réseaux sociaux sont symptomatiques d’un nouvel hédonisme au rabais. « J’ai posté un propos sur Facebook, donc mon opinion peut faire loi. » Le moi omnipotent a raison sur tout, oubliant que l’esprit critique est d’abord critique de ses propres idées.
S’en tenir à ce que l’on est et reconnaître ce qui nous entoure, voilà une philosophie toute simple mais qui paraît compliquée à nombre de nos contemporains.