Comment notre monde a cessé d’être chrétien. Anatomie d’un effondrement par Guillaume Cuchet
Seuil, 2018, 288 p., 21 €
L’énigme de l’effondrement du catholicisme en France n’est pas près d’être élucidée. Les chiffres l’attestent, mais son intelligence demeure le secret des intimités et des influences extérieures qui se sont exercées. Si on avait dit à l’un de nous, enthousiastes du printemps du concile Vatican II, que, cinquante ans après, la pratique dominicale catholique en France serait de 2 % de la population, nul n’aurait pu ni voulu le croire. L’impression du lecteur de l’ouvrage de l’historien Guillaume Cuchet, qui tente de situer sur pièces, avec méthode et précision, le tempo du décrochage de la pratique catholique (le tournant de 1965) – et peut-être l’interprétation qu’il suggère –, est celle-ci : peut-on ouvrir les vannes de l’éternel et se plaindre du résultat ? Aurait-on voulu que tout change et que les gens n’aient pas été changés ? Cette liberté nouvelle qu’inaugurait le Concile, il fallait la prendre ! Mais dans une société libérale, déjà en 1965, elle était ouverte, bon gré mal gré, à l’interprétation des individus.
Les choses ne se passent jamais comme prévu. La réception de Vatican II faite par les clercs, les intellectuels et les militants n’a peut-être pas été la même que celle du public, celui des paroisses. Celui-ci a vite compris que ce n’est pas tant le contenu des réformes qui importe, mais la forme qu’elles présentent, c’est-à-dire une liberté. On ne prononce plus les mots « obligation », « péché mortel », « enfer », « fins dernières »… Chacun l’a prise pour lui, cette « liberté religieuse » qu’un décret du concile avait laborieusement instaurée pour tous. Le public a compris qu’on lui donnait soudain implicitement une permission – qu’il a mise à profit en prenant sa liberté. Sont partis sur la pointe des pieds non seulement des intellectuels, mais le grand nombre qui, peu à peu, cesse de pratiquer.
Guillaume Cuchet semble dire aux catholiques conciliaires : de quoi vous plaignez-vous ? C’est vous qui avez initié ce processus. Vous avez fait souffler un nouveau vent, vous avez laissé passer un nouvel esprit. Ce n’est pas la première fois qu’en France un ancien régime ou une réforme se transforment en révolution. En France, on préfère la jouissance de la révolution à l’austérité de la réforme. Il n’y a pas de culture française de la réforme, on le dit souvent dans cette revue. L’hypothèse – et l’espoir – de Quinet, que la France du xixe siècle devienne protestante, n’a jamais pu se profiler. En culture française, on passe, semble-t-il, directement du catholicisme établi, non à une réforme, mais à une sécularisation ou à l’agnosticisme.
L’un des éléments de l’affaire à prendre au sérieux, sinon au tragique, c’est que tout cela s’est extériorisé dans le domaine de la liturgie, sur le fond d’une méconnaissance totale de ce que les anthropologues, espèce peu fréquentée par les nôtres sinon quand ils parlent d’autres continents, appellent le rite et ses lois. Tocqueville avait pourtant recommandé d’y prendre garde. En effet, même en France, les humains n’ont pas seulement besoin d’idées, mais de rites et de croyances. En somme, sous cet angle, il fallait prendre une liberté, mais on ne connaissait pas bien les nouvelles conditions dans lesquelles elle allait devoir s’exercer, ni même l’ancien régime qu’on quittait.
Plus fondamentalement, il faut voir que le concile Vatican II ne peut être situé, comme dans les manuels, dans une continuité de la tradition. Un concile qui a eu lieu au xxe siècle ne peut être en continuité avec un concile qui a eu lieu au xixe siècle, car entretemps s’est produite « une rupture de tradition qui naquit de la chaîne de catastrophes déclenchée par la Première Guerre mondiale » (Arendt). Cette rupture devait nécessairement affecter aussi l’Église catholique. Autrement dit, l’événement créé par Vatican II ne pouvait être entièrement maîtrisé. « S’il s’adosse à un passé, il n’en provient pas à strictement parler. » La marche du temps est celle que nous n’attendions pas. Depuis cinquante ans, il nous a fallu faire une foule d’allers et de retours, de pas et de faux pas, décider d’initiatives et de replis qui sont le lot commun des humains, dont l’action ne peut être ni linéaire, ni prévue, ni programmée. Il faudra aller jusqu’à dire que la contingence est aussi la loi de l’« histoire sainte » : tout est toujours à recommencer.
Jean-Claude Eslin