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Notre maison commune

L’encyclique Laudato si’ du Pape François ouvre l’horizon d’une écologie intégrale, associée à la fraternité, qui doit devenir une affaire commune.

L’encyclique Laudato si’ de 2015 n’est pas un livre qu’on ouvre et qu’on referme ; elle constitue un appel, qui s’adresse aux chrétiens et, au-delà, à la société laïque. En ce sens, on peut la rapprocher de Pacem in Terris de Jean XXIII en 1963, qui avait touché beaucoup de personnes étrangères aux Églises. Cet appel suscite un écho poursuivi, un effort continu, puisque c’est une conversion écologique qui est demandée à tous. Le moment l’impose. Pour accompagner la grande transformation qui doit faire passer d’une vue utilitaire et conquérante de la nature à une intelligence plus sensible de la Terre et, en conséquence, bouleverser le « système mondial actuel », le croyant et celui qui ne l’est pas sont ensemble au pied du mur.

Une écologie intégrale

L’encyclique rompt nettement avec l’interprétation dominante de nos relations avec la nature, qui nous en voit maîtres et possesseurs, et ouvre l’horizon d’une écologie « intégrale ».

En quelques années, à la suite de la thèse de Lynn White selon laquelle, « spécialement dans sa forme occidentale, le christianisme est la religion la plus anthropocentrique que le monde ait connue1 », grâce à l’encyclique du pape François et surtout à cause de la dégradation accélérée de la nature, une intelligence plus large de la tradition biblique dans toutes ses dimensions et une attention plus grande au contexte des affirmations se sont fait jour dans le monde catholique et le monde chrétien en général. La déclaration divine fondatrice : « Faisons l’homme à notre image, et qu’il domine les poissons de la mer et tous les animaux… » (Genèse 1, 26) est relue. On prend conscience que se focaliser sur quelques versets de la Genèse, extraits de leur contexte, n’est pas de bonne méthode et que plusieurs interprétations d’un texte – la tradition l’atteste – sont toujours possibles et nécessaires. « L’Ancien Testament n’est pas aussi anthropocentrique que notre concentration sur le chapitre premier de la Genèse veut bien le faire croire », écrit Othmar Keel, dans son étude du livre de Job, où l’aspect dérisoire de la prétention humaine est particulièrement marqué2. Récemment aussi, le philosophe et écologiste américain John Baird Callicott a distingué trois interprétations de la page de la Genèse : il nomme la première « despotique », la deuxième « de l’intendance », la troisième « citoyenne3 ».

Le pape François s’appuie sur la deuxième et la troisième. Il introduit avec discrétion une autocritique collective : « S’il est vrai que, parfois, nous les chrétiens avons parfois mal interprété les Écritures, nous devons rejeter aujourd’hui avec force que, du fait d’avoir été créés à l’image de Dieu et de la mission de dominer la terre, découle pour nous une domination absolue sur les autres créatures. […] Nous nous apercevons ainsi que la Bible ne donne pas lieu à un anthropocentrisme despotique qui se désintéresserait des autres créatures » (Laudato si’, § 67-68). S’inscrivant dans une tradition de lecture plus large, il montre dans la Bible autre chose que des rapports de domination sur la nature, de sorte qu’on peut espérer aujourd’hui qu’une éducation biblique moins littérale et plus différenciée affine notre sensibilité à la nature. Alors, il y a un espoir que le christianisme concoure à une éducation nouvelle et commune à la nature, qui est la base d’un engagement.

Avec les frères les plus fragiles

François associe toujours « protection de la nature et des frères les plus fragiles ». Pour lui, ce sont les deux aspects d’une même question, qui n’est pas d’abord morale, mais anthropologique. « Aujourd’hui, nous ne pouvons pas nous empêcher de reconnaître qu’une vraie approche écologique se transforme toujours en une approche sociale, qui doit intégrer la justice dans les discussions sur l’environnement, pour écouter tant la clameur de la Terre que la clameur des pauvres » (Laudato si’, § 49) Qui pratique cette association dans notre ère de spécialisation ? Tel romancier sans doute, souvent des anthropologues, comme Karl Polanyi, pour qui « on ne peut pas séparer nettement les dangers qui menacent l’homme de ceux qui menacent la nature4 », et les héritiers de Marcel Mauss : Louis Dumont, Claude Lévi-Strauss ou encore Philippe Descola. Le langage du pape François conjugue deux registres, celui de la fraternité, que l’on attend d’un pape franciscain, et celui d’une critique précise et sans concession de la domination du « système social actuel », plus surprenante.

François entend le cri de la sœur Terre et celui des hommes fragiles. Avec François d’Assise, il répond comme un frère. Mais, à chaque page, son analyse fraternelle tient compte de la question de la puissance, des pouvoirs sur les choses et des dominants qui bouclent les problèmes. Il répond également sur ce registre, à distance du libéralisme économique et de l’absolutisme du marché. Il évoque à l’occasion la décroissance. Ce contraste violent entre deux langages indique qu’on ne répondra pas aux questions par le langage du juste milieu, qui ne peut que « retarder un peu l’effondrement ». Il s’essaie à une écriture qui associe avec précision des aspects de civilisation et des aspects techniques. Une fois ou l’autre, il s’inspire du philosophe et théologien allemand Romano Guardini, très lu en France dans les années 1950-19605.

Terrain commun

J’attire enfin l’attention sur le sous-titre de Laudato si’ : Sur la sauvegarde de la maison commune. Non seulement il y a quelque chose à sauvegarder, ce à quoi les fanatiques du progrès ne pensent guère, mais il s’agit de la maison commune, de la planète habitée… L’écologie et le souci de la nature sont une affaire commune pour la sauvegarde de laquelle les clivages politiques, culturels et religieux courants ne conviennent pas. Dans une époque d’intense individualisme, on nous parle de quelque chose de commun. Cela peut-il être pris en considération ? Est-ce crédible ? Est-ce le signe d’un changement d’époque ? Nous sommes obligés de considérer la planète comme commune, alors que nous n’en avons aucune envie, aucune habitude, aucun savoir-faire. Nous ne savons, en dépit de la Cop21, comment nous y prendre : comment procéder au démantèlement d’une centrale nucléaire ? La pensée du commun (l’eau, le climat) ne nous devient-elle pas chaque jour plus étrangère ? Si l’idée de terrain commun est étrangère à nos mœurs et à nos idées, n’est-ce pas aux penseurs politiques d’y revenir ? Sommes-nous armés pour cette nouvelle approche ?

Note

  • 1.

    Lynn White Jr, « Les racines historiques de notre crise écologique » [1967], traduit par Jacques Grinewald, dans Dominique Bourg et Philippe Roch, Crise écologique, crise des valeurs ? Défis pour l’anthropologie et la spiritualité, Genève, Labor et Fides, 2010.

  • 2.

    Othmar Keel, Dieu répond à Job. Une interprétation de Job 38-41 à la lumière de l’iconographie du Proche-Orient ancien, traduit par Françoise Smyth, Paris, Cerf, coll. « Lectio divina », 1993.

  • 3.

    John Baird Callicott, Genèse. La Bible et l’écologie, traduit par Dominique Bellec, postface de Catherine Larrère, Marseille, Wildproject, 2009. Voir aussi mon ouvrage, le Christianisme au défi de la nature, chapitre ii, « L’Antiquité et la révolution biblique », Paris, Cerf, 2017.

  • 4.

    Karl Polanyi, la Grande Transformation, traduit par Maurice Angeno et Catherine Malamoud, préface de Louis Dumont, Paris, Gallimard, 2009, p. 253.

  • 5.

    Voir notamment Romano Guardini, la Fin des temps modernes et la Puissance. Essai sur le règne de l’homme, traduits par Jeanne Ancelet-Hustache, Paris, Seuil, 1952 et 1954.

Jean-Claude Eslin

Philosophe, lecteur et commentateur, entre autres, d'Hannah Arendt et de Max Weber, il s'intéresse aux interrogations politiques contemporaines, notamment la place faite à la religion dans la société moderne. Il intervient régulièrement dans la revue sur la situtaion, notamment institutionnelle, de l'Eglise catholique en France. Il travaille aussi sur la question européenne, la relation à…

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