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Photo : Jakub Kriz via Unsplash
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Accepter l’incertain ?

L’épidémie de coronavirus nous contraint à éprouver l’incertain de nos existences comme une dégradation provisoire. Ne faut-il pas plutôt, sur un mode pascalien, y voir notre condition même ? C’est ce que tâcherait de concevoir une pensée véritablement complexe, inspirée d’Edgar Morin, qui aurait conscience des liens unissant chaque chose.

En ces temps où un virus soumet nos existences, déjoue nos projets, crée partout un climat d’incertitude, le hasard a voulu que je trouve quelque lumière dans les pages de Pascal sur la « disproportion de l’homme  » (Pensées, Brunschvicg, 72), ce texte que chacun a lu une fois dans sa jeunesse, jamais médité depuis : « Voilà où nous mènent les connaissances naturelles. Si celles-là ne sont véritables, il n’y a point de vérité dans l’homme et si elles le sont, l’homme trouve un grand sujet d’humiliation, forcé à s’abaisser d’une manière ou d’une autre. Et puisqu’il ne peut subsister sans les croire, je souhaite qu’avant que d’entrer dans de plus grandes recherches de la nature, qu’il la considère une fois sérieusement et à loisir, qu’il se regarde aussi soi-même… » Un peu plus loin encore : « Car enfin qu’est-ce que l’homme dans la nature ? Un néant à l’égard de l’infini, un tout à l’égard du néant, un milieu entre rien et tout, infiniment éloigné de comprendre les extrêmes… »

Notre Pascal est celui de l’homme situé entre deux infinis, mélange de folie et de sagesse. Je n’ose aller jusqu’à voir Pascal en précurseur de l’écologie. Il est frappant, cependant, de constater dans ces pages comme le mot « nature » est le leitmotiv, et que le mot « milieu », qu’on préfère aujourd’hui à celui d’environnement, est celui qui convient à l’homme : « Nous voguons sur un milieu vaste, toujours incertains et flottants, poussés d’un bout vers l’autre ; quelque terme où nous pensions nous attacher ou nous affermir, il branle et nous quitte… Rien ne s’arrête pour nous. C’est l’état qui nous est naturel, et toutefois le plus contraire à notre inclination. Nous brûlons de trouver une assiette ferme, et une dernière base constante pour y édifier une tour qui s’élève à l’infini, mais tout notre fondement craque, et la terre s’ouvre jusqu’aux abîmes. Ne cherchons donc point d’assurance et de fermeté. Cela étant bien compris, je crois qu’on se tiendra en repos… »

Comme Pascal, Edgar Morin cherche à désarçonner le rationaliste qui, au plein de la crise actuelle de notre rapport à la nature, ne doute ni de ses démarches ni de sa volonté d’imposer son ordre. Pascal : « Nous courons sans souci dans le précipice, après que nous avons mis quelque chose devant nous pour nous empêcher de le voir » (Pensées, Br., 183). Morin : « Notre mode de connaissance parcellisée prédit des ignorances globales. Notre mode de pensée mutilé conduit à des actions mutilantes1. »

Les efforts des derniers siècles pour réduire l’incertitude n’ont pas cessé en Europe. Nous bénéficions tous de la couverture de toutes sortes de bienfaisantes et ingénieuses assurances, mais plus nous avançons, plus le combat contre la précarité s’impose à nouveau. En fin de parcours, plus nous sommes à l’abri, plus nous nous retrouvons devant de grandes incertitudes.

L’épidémie actuelle nous contraint à éprouver l’incertain pour ce que nous croyons être un moment, mais n’est-il pas notre condition même ? Pour Morin, notre mode de connaissance « se borne à prévoir le probable quand surgit sans cesse l’inattendu2 ». Nous passons notre temps à établir, désétablir. En fait, Morin nous demande de retourner le miroir, ce que nous n’aimons guère ; nous verrions alors que « ce n’est pas la nature qui nous appartient, c’est nous qui lui appartenons. […] Nous sommes des joueurs/joués3 ».

Nos techniques et nos actions ne cessent d’engendrer des effets imprévisibles, souvent contraires à nos intentions. Est-il exorbitant de prétendre qu’un mode de pensée qui accepte l’incertain soit devenu hors jeu ? Ne déconcerte-t-il pas notre rationalisme ? Notre mode de pensée, de connaissance, qui ne pousse pas à prévoir les conséquences, nous dessert, puisque la contingence et les autres viennent sans cesse contrecarrer nos prévisions, nos volontés. « Nous devons prendre conscience du paradoxe qui fait que l’accroissement de notre puissance va de pair avec l’accroissement de notre débilité4. »

La pensée complexe est celle qui relie les choses séparées. « L’écologie est une pensée complexe qui contextualise toujours et toujours saisit les interactions et les rétroactions. Parmi ceux qui la comprennent le mieux, les biologistes et les géographes. L’écosystème s’auto-organise, il y a une combinaison des relations. […] En fait, j’associe la réintroduction de l’incertitude et la réintroduction de la complexité. » Moi-même, je suis séduit par la coincidentia oppositorum, la nécessité de maintenir ensemble les contraires. Mieux vaut les laisser exprimer leurs paradoxes que les méconnaître. En voici un des moins obscurs : « Plus nous devenons maîtres de la biosphère, plus nous en devenons dépendants ; plus nous la dégradons, plus nous dégradons nos vies5. » Et, pour finir, cet aphorisme redoutable, maître-mot de la pensée de la complexité : « Tout ce qui isole un objet détruit sa réalité même6. »

  • 1.Edgar Morin, La Voie. Pour l’avenir de l’humanité, Paris, Fayard, 2011, p. 145.
  • 2.E. Morin, avec la collaboration de Sabah Abouessalam, Changeons de voie. Les leçons du coronavirus, Paris, Denoël, 2020, p. 48.
  • 3.E. Morin, L’Entrée dans l’ère écologique, La Tour-d’Aigues, Éditions de l’Aube, 2020, p. 132.
  • 4.E. Morin, Changeons de voie, op. cit., p. 32.
  • 5.Ibid., p. 31.
  • 6.E. Morin, L’Entrée dans l’ère écologique, op. cit., p. 50.

Jean-Claude Eslin

Philosophe, lecteur et commentateur, entre autres, d'Hannah Arendt et de Max Weber, il s'intéresse aux interrogations politiques contemporaines, notamment la place faite à la religion dans la société moderne. Il intervient régulièrement dans la revue sur la situtaion, notamment institutionnelle, de l'Eglise catholique en France. Il travaille aussi sur la question européenne, la relation à…

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