L'expérience de la nature aux États-Unis
En février 2017 paraît, aux Éditions du Cerf, un livre de Jean-Claude Eslin intitulé le Christianisme au défi de la nature. Pour évaluer la justesse, ou non, de la thèse qui veut que la religion chrétienne porte une lourde responsabilité dans la destruction de la nature, il fait un long parcours des relations historiques entretenues par le christianisme avec la nature. Nous proposons en bonnes feuilles des extraits du chapitre v, intitulé « Selon le courant ou à contre-courant. L’expérience de la nature aux États-Unis ».
Qui veut comprendre la mentalité des Américains ne doit jamais oublier ce fait capital : les États-Unis n’ont connu ni la féodalité, ni le Moyen Âge, ni la Renaissance. Dès leurs débuts, ils se sont établis dans un État démocratique. « Le grand avantage des Américains est qu’ils sont arrivés à l’état démocratique sans avoir à endurer une révolution démocratique, et qu’ils sont nés égaux au lieu d’avoir à le devenir1. »
Un rêve de maîtrise
Tocqueville rattache l’indifférence à la nature à la démocratie, et non à la religion chrétienne. « Je suis convaincu qu’à la longue la démocratie détourne l’imagination de tout ce qui est extérieur à l’homme, pour ne la fixer que sur l’homme. Les peuples démocratiques peuvent bien s’amuser un moment à considérer la nature, mais ils ne s’animent réellement qu’à la vue d’eux-mêmes. […] On s’occupe beaucoup en Europe des déserts [wilderness] de l’Amérique, mais les Américains eux-mêmes n’y songent guère. Les merveilles de la nature inanimée les laissent insensibles et ils n’aperçoivent pour ainsi dire les admirables forêts qui les environnent qu’au moment où elles tombent sous leurs coups. Leur œil est rempli d’un autre spectacle. Le peuple américain se voit marcher lui-même à travers les déserts, desséchant les marais, redressant les fleuves, peuplant la solitude et domptant la nature. Cette image magnifique d’eux-mêmes ne s’offre pas seulement de loin en loin à l’imagination des Américains ; on peut dire qu’elle suit chacun d’entre eux dans les moindres de ses actions comme dans les principales et qu’elle reste toujours suspendue devant son intelligence2. »
Tocqueville, qui écrit ces lignes en 1839, a vu les pionniers à l’œuvre dans la région de Detroit et des Grands Lacs. En juillet 1831, il en a rapporté un récit saisissant. Nous découvrons sur le vif les premières impressions d’Alexis de Tocqueville et de Charles de Beaumont dans les forêts du nord des États-Unis3. Les deux amis, débarqués sur le continent américain en mai 1831, désiraient « vivement parcourir les extrêmes limites de la civilisation européenne et même visiter quelques-unes de ces tribus indiennes qui ont mieux aimé fuir dans les solitudes les plus sauvages que de se plier à ce que les Blancs appellent les délices de la vie sociale ». Mais cette nature sauvage fuit devant eux et surtout devant les pionniers que Tocqueville voit à l’œuvre. Il rapporte quelques échanges tenus avec l’hôtelier qui les accueille : « “Et que sont devenus les Indiens ? disais-je. – Les Indiens, reprenait notre hôte, ils ont été je ne sais trop où par-delà les Grands Lacs. C’est une race qui s’éteint ; ils ne sont pas faits pour la civilisation, elle les tue.” » Mot redoutable et exact. Cette civilisation les tue, comme elle a tué au Congo, en Amazonie. La pensée à demi exprimée du pionnier suscite la franchise de Tocqueville : « Qu’est-ce que la vie d’un Indien ? Au milieu de cette société si policée, si prude, si pédante de moralité et de vertu, on rencontre une insensibilité complète, une sorte d’égoïsme, froid et implacable, lorsqu’il s’agit des indigènes de l’Amérique. Les habitants des États-Unis ne chassent pas les Indiens à cor et à cri, comme faisaient les Espagnols du Mexique. Mais c’est le même sentiment impitoyable qui anime ici ainsi que partout ailleurs la race européenne. »
« Ce monde nous appartient, ajoutaient les pionniers ; Dieu, en refusant à ses premiers habitants la faculté de se civiliser, les a destinés par avance à une destruction inévitable. Les véritables propriétaires de ce continent sont ceux qui savent tirer parti de ses richesses. » Le lien établi par John Locke entre le travail et la propriété se vérifie ici « naturellement ». « Satisfait de son raisonnement, l’Américain s’en va au temple… »
Pour comprendre d’où nous venons et où nous allons, nous posons des jalons, des repères. Le défrichement du continent américain est l’un de ces jalons, un exemple type de nos actions. L’ennui en cet exemple est que les actions y semblent naturelles et même voulues par Dieu. Elles sont légitimées. Que peut-il exister de plus encourageant et de plus égarant à la fois que la conviction que nos actions sont naturelles et voulues par Dieu ? Déjà au xviie siècle le gouverneur du Massachusetts, John Winthrop, est décrit comme un héros biblique, « le Néhémie américain4 » et l’aura biblique enveloppe la conquête.
Notre civilisation est un ensemble, elle n’est pas seulement une manière de traiter les hommes, elle est aussi une manière de traiter les animaux, la terre. L’Indien de son côté est chassé parce que ses moyens de vie disparaissent, il n’est pas besoin de le chasser manu militari. Notre façon de faire, en tant qu’Occidentaux, est de nous donner l’air de considérer les choses partie par partie (les Indiens, la terre, les animaux, pris séparément), d’isoler ainsi les conséquences et de garder bonne conscience.
Avec la fraîcheur de perception de la jeunesse, Tocqueville et Beaumont envisagent d’emblée l’incidence délétère de tels procédés et le bouleversement à venir de la nature. Ils témoignent en un lieu précis d’un changement qui va concerner tous les continents, qui n’est pas terminé à ce jour, qui est encore à méditer, à corriger. L’événement, l’acte premier du défrichement aux États-Unis, est saisi sur le vif, plus net, plus clair, plus concentré qu’en Europe, où depuis longtemps il est diffus. L’homme cependant agit désormais en tout continent sur la nature de façon puissante et brutale, sa mentalité est offensive, depuis le xixe siècle il en a les moyens techniques. L’étape américaine est décisive.
Retrouver la nature avec Emerson
Au fil du temps, les réactions et les protestations au massacre des animaux et à l’abattage des arbres sont nombreuses. Parfois ce sont les fils de pionniers qui, devant l’ampleur du saccage, se convertissent à la sauvegarde de la nature et finissent par influencer leurs pères eux-mêmes.
Les journaux de l’époque en donnent des exemples qui font partie de la légende écologique. L’auteur du Dernier des Mohicans (1826), le romancier James Fenimore Cooper, donne du mythe de la nature sauvage et de la « pastorale américaine » l’expression la plus populaire : au contact de la nature, une civilisation corrompue se transforme, par autant d’épiphanies qu’il y a de laboureurs américains, en une civilisation qui réalise la volonté divine sur la terre. Je retiens ici quelques personnages marquants, libres à l’égard de cette tradition, mais cependant marqués par elle ; ils influencent en profondeur la mentalité américaine jusqu’à ce jour. Emerson, Thoreau, John Muir sont des exemples d’une véritable conversion écologique, d’une conversion à la nature en terre américaine. Tous sont reliés au rêve américain que Walt Whitman exalte en poète.
Ralph Waldo Emerson (1803-1882) est de ces Américains dont la pensée sécularisée, éloignée du christianisme, demeure néanmoins empreinte d’une ambiance religieuse. En 1832, il renonce à sa charge de pasteur et à la théologie unitarienne5 libérale à résonances calvinistes qui l’a imprégné et commence à publier ses libres réflexions. Au cours de sa longue carrière, Emerson dénonce l’inclination matérialiste de la société américaine, son consumérisme, l’accélération d’un rythme de vie qui ne permet ni l’oisiveté méditative, ni la réflexion solitaire. Il déclare qu’il existe une place pour l’otium, le loisir, qu’il est possible de nourrir le rêve d’une harmonie cosmique – celle qu’entrevoient aussi les membres de son cercle de la ville de Concord, au Massachusetts. S’éloignant du dogme du christianisme, Emerson prône un anticonformisme religieux qui se fonde sur l’expérience personnelle et un retour à la nature, une position à contre-courant dans une Amérique en voie d’industrialisation.
Sa doctrine, nommée le transcendantalisme ou sens du transcendant, assume un véritable panthéisme et offre à l’homme la possibilité de se reconnaître au sein de la nature, avec la nature. Cette pensée faite de puritanisme éclairé, d’individualisme et d’hostilité au matérialisme moderne, se veut américaine, renonçant à l’aristocratisme européen, à sa lourde tradition ; elle veut se frotter à la banalité du réel, elle vante the naked eye, l’œil nu, l’œil lavé de la livrée européenne, de la « blouse » de l’Ancien Monde. L’œil qui « vagabonde » n’est plus asservi par l’architecture d’ensemble, mais émerveillé par le détail des choses. L’œil, chez Emerson, a un privilège particulier dans la reconstruction ab origine du monde américain pour « moi ». Pour cette génération américaine qui veut se construire sur l’originalité de son pays, centre du monde et de son moi, hors de question de se laisser « encercler » ! « Je n’ai pas d’expérience si je ne sors pas de mon enclos [settlement] pour un risque dans l’espace sauvage6 ! » Mais si l’œil ne change pas, rien ne changera !
L’avènement de la modernité a évincé la contemplation au profit de la fabrication. Le manifeste la Nature, de 1835, est une méditation ou une contemplation. Dès les premiers mots, Emerson se veut en rupture avec la tradition européenne. « Notre époque est tournée vers le passé. Les générations précédentes contemplaient Dieu et la nature en face, nous les contemplons par leurs yeux. Pourquoi n’éprouverions-nous pas la joie d’une relation originale avec l’univers ? Pourquoi n’aurions-nous pas une poésie et une philosophie fondées sur l’intuition et non sur la tradition, une religion fondée sur la révélation – et qui ne soit point l’histoire de la leur ? Pendant une saison, bien au cœur de la nature… Le soleil brille aussi aujourd’hui. Interrogeons la nature en son apparition, et d’abord dans l’action ! En science même, tant de choses restent à expliquer : le langage, le sommeil, la folie, les rêves, les bêtes, le sexe ! »
L’univers est composé de la nature, à laquelle Emerson associe l’art, et de l’âme. La nature au sens courant fait référence aux essences inchangées par l’homme : l’espace, l’air, l’eau, le fleuve, la feuille, tout ce qui n’est pas mon âme. L’art correspond au mélange de la volonté de l’homme avec les éléments, une maison par exemple. En la nature, j’éprouve du sublime, rien de mesquin. La nature n’est pas un jouet pour un sage, ni une propriété pour un fermier. Elle est pour le poète comme une vue de l’ensemble du paysage. Aucun homme n’est propriétaire de l’horizon. La nature donne la joie. Dans les bois, je suis un morceau, une particule de Dieu, je suis l’amant de la beauté, je connais la perpétuelle jeunesse, comme l’enfant. Champs et bois suggèrent une relation occulte entre l’homme et le règne végétal. La nature a des réserves de prodigalité constante : elle pourvoit aux besoins de l’homme : « Le vent sème la graine, le soleil fait s’évaporer la mer… la pluie nourrit la plante, la plante nourrit l’animal et ainsi les circulations sans fin de la divine charité nourrissent l’homme. » Cependant, le malheur nous voile la nature. Le ciel est moins grand lorsqu’il se referme sur des peuples moins dignes !
Emerson établit un lien étroit entre nature et langage. Le langage est une facilité dont la nature offre la jouissance à l’homme : « La nature est le véhicule de la pensée. » L’homme raisonne par analogie. Emerson perçoit une correspondance radicale entre les choses visibles et la pensée humaine. Le langage vrai et fort est image. Le style, le discours brillant est fait d’analogies, d’un mélange d’expérience et d’esprit en action. La nature est le symbole de l’esprit : Emerson implante la théorie transcendantaliste dans la littérature américaine. Il reproche à l’homme de n’appliquer à la nature que la moitié de sa force ; pour l’heure, l’homme n’œuvre sur le monde que par son seul entendement, la vraie sagesse est autre chose, un miracle, l’Esprit !
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Un débat permanent s’ouvre à propos d’Emerson : inverse-t-il le mythe américain du « Peuple élu » ou au contraire le poursuit-il d’une autre manière ? Toute l’ambiguïté du personnage est là. Dans l’ouvrage sociologique célèbre, Habits of the Heart (1985), Robert Bellah reprend le terme d’Emerson, Self-Reliance, et dit que la confiance en soi, poussée très loin, est la racine première de l’esprit américain. Oui, confronté aux débuts du capitalisme américain tel qu’il se joua dans les années 1830-1870, Emerson ne s’inscrit-il pas dans l’élan entrepreneur et confiant typique des puritains, mais sur un mode romantique ? Quelle est cette confiance en soi ? Selon Sacvan Bercovitch, « la triade émersonienne de la nature américaine, du self américain et de la destinée américaine est une triple tautologie destinée à obvier à la fois aux anxiétés de la conscience de soi et d’un monde récalcitrant7 ».
- 1.
Alexis de Tocqueville, De la démocratie en Amérique, Paris, Garnier-Flammarion, t. II, 1981, p. 130.
- 2.
A. de Tocqueville, « De quelques sources de poésie chez les nations démocratiques », De la démocratie en Amérique, t. II, op. cit., p. 94-95.
- 3.
A. de Tocqueville, Quinze jours dans le désert, dans Œuvres, t. I, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1991, p. 360-413.
- 4.
Titre de l’ouvrage de Cotton Mathers consacré à la vie de John Winthrop en 1702. Néhémie est le prophète qui réorganise le peuple juif après l’exil de Babylone.
- 5.
Les unitariens n’acceptent pas le dogme de la Trinité.
- 6.
Pierre-Yves Pétillon, la Grand-Route, Paris, Seuil, 1979.
- 7.
Sacvan Bercovitch, The Puritan Origins of the American Self, New Haven, Yale University Press, 1975, p. 178.