DIEU, sous le regard de Critique
Coup de sonde
Dieu, sous le regard de Critique
En 1997, Esprit publiait un numéro intitulé le Temps des religions sans Dieu. Le retour du religieux sous toutes ses formes, aussi impressionnant soit-il, n’impliquait pas nécessairement, nous semblait-il, la question de Dieu et pouvait à la rigueur assurer un fonctionnement sans lui. La question de Dieu et la question de la religion sont deux questions différentes, la seconde est indissociable de la culture et de la civilisation ; la première, certes culturelle aussi, est la plus haute des questions que nous puissions nous poser. Le retour des religions monothéistes semblait être un effet d’abord culturel et politique. En outre, l’esprit du temps préférait les religions sans Dieu comme le bouddhisme ou le taoïsme. Ainsi, nous réservions la question de Dieu, sur laquelle, réserve première, la modestie est recommandée.
En 2006, Critique1 s’attaque de front à la question la plus haute, Dieu, à la question en tant que telle, largement délaissée par les philosophes depuis Jean-Paul Sartre et les répliques aux existentialistes. C’est pourquoi marquons d’une pierre blanche ce numéro, qui la reprend en philosophie avec des philosophes !
Un retour en philosophie
Entre-temps, Jacques Derrida, lors d’un colloque à Capri, avait relancé la question et pour ainsi dire autorisé l’intelligentsia à s’en occuper. Il désamorçait avec vigueur le préjugé tenace d’une nécessaire opposition entre la raison et la foi, de façon à la fois claire et énigmatique. On n’a cessé de citer ces pages :
Sur le bateau qui nous conduisait de Naples à Capri, je me disais à part moi que l’on s’aveuglerait sur le phénomène dit « de la religion » ou « du retour du religieux » aujourd’hui si l’on continuait d’opposer aussi naïvement la Raison et la Religion, la Critique ou la Science et la Religion, la Modernité technoscientifique et la Religion […] Il faudrait démontrer, ce ne sera pas simple, que raison et religion ont la même source. Religion et raison se développent ensemble, à partir de cette ressource commune : le gage testimonial de tout performatif, qui engage à répondre aussi bien devant l’autre que de la performativité de la technoscience. La même source unique se divise2…
L’interdit était levé, mais comment revient la question de Dieu ? A-t-elle mûri pendant les quarante années où elle a été laissée en jachère ? Il y a peu, les Rencontres d’Averroës l’abordaient sous la direction de Thierry Fabre, en un volume Dieu. Les monothéismes et le désenchantement du monde3. Elle revient ici, principalement, de façon méthodologique. En tout cas, ni de façon médiatique, ni sur un ton dramatique. On pourrait comparer ce numéro à un chantier comme celui de Vaison-la-Romaine où l’on visite des vestiges d’habitat : s’agit-il de ruines ? ou de fondations ? Et ces fondations, qu’ont-elles à nous apprendre ? Peut-on bâtir sur elles ? Sur le chantier, s’activent des ouvriers qui s’adonnent à des travaux préalables, les uns désherbant, d’autres posant les étais et les échafaudages nécessaires pour que la question de Dieu puisse à nouveau être posée.
Un trait frappe d’emblée dans la livraison de Critique. Ici rien ou peu de chose sur les événements qui, comme une obsession, ont amené le doute sur Dieu et son souci des hommes, la Guerre de 1914-1918 et la Shoah, qui ont empêché pendant cinquante ans le discours sur Dieu. La reprise de parole signifie-t-elle, comme l’affirme la maxime rabbinique, que l’on ne peut indéfiniment porter le deuil ? Que c’est une erreur de toujours accuser Dieu au point de le bouder indéfiniment ? C’est nous, des hommes, qui avons fait le mal, et non pas Dieu. Après les doutes à l’encontre de Dieu après la Shoah, il y aurait le temps du retour sur soi.
D’où l’importance ici des questions de méthode. Que faisons-nous quand nous parlons de Dieu ? Que révélons-nous de nous-mêmes ? Quels sont nos instruments pour aborder cette question ? Sommes-nous fondés à espérer aborder la question sur de meilleures bases ?
Que faut-il faire ?
D’abord éclaircir les mots et les concepts dont nous usons. Il y a un immense besoin d’information et de précision. Ainsi Étienne Balibar présente-t-il une vaste enquête sur l’origine et le sens du mot monothéisme, qui s’avère fort récent et toujours équivoque – en enserrant dans une camisole de force trois religions bien différentes – ainsi que sur le mot polythéisme.
Ensuite poser de façon plus intelligente la question de la valeur des écrits bibliques ou sacrés. Des archéologues ont fait grand bruit, croyant critiquer leur authenticité parce qu’ils estimaient devoir déplacer et retarder dans le temps la composition des livres relatant les événements contés dans la Bible juive. Nicolas Weil montre, à propos des livres de l’égyptologue Jan Assmann, qui s’inspire des lointaines leçons de Maurice Halbwachs, que nous avons entre les mains des textes témoignant d’abord d’une mémoire culturelle et religieuse, de traditions des peuples et que nous devons les comprendre comme tels : la mémoire est le résultat d’une construction sociale.
La mémoire culturelle repose sur des points fixes dans le passé. Mais le passé ne parvient pas à s’y conserver tel qu’il est. Il se cristallise plutôt en formes symboliques auxquelles s’accroche le souvenir. L’histoire des Patriarches, l’Exode, l’errance dans le désert, la conquête de la terre, l’exil constituent autant de formes mémorielles, qu’elles soient l’objet de célébrations liturgiques ou qu’elles servent à éclairer la situation du présent
Si possible, tâchons de ne pas lire ces textes en primitifs !
Ensuite que faisons-nous quand nous posons la question de Dieu ? Que nous enseigne-t-elle sur nous ? Jean-Luc Marion observe que ce qu’on dit de Dieu dit surtout beaucoup de nous-mêmes ! « Dire : “je crois en Dieu” ou “je n’y crois pas” ne dit encore rien de Dieu, mais beaucoup de moi. Rien encore de “Dieu”, parce qu’il s’agit d’une simple croyance, qu’on nomme en métaphysique une opinion »… sur ce que je veux croire, sur ce que j’ai décidé : ou bien je trouve une assurance en acceptant cette croyance ou au contraire je rejette toute autorité extérieure. À son habitude Jean-Luc Marion poursuit l’idole sans ménagement. Mais la conscience de la limite du langage nous autorise à aborder à nouveau les conditions intellectuelles d’appréhension, les outils dont l’homme a besoin dès qu’il veut aborder la question de Dieu. On dispose, de nouveau, d’un appareillage.
En langage théologique, on dit que toute représentation visible ou conceptuelle, tout énoncé, toute définition de « Dieu » n’a aucun accès direct à Dieu. Cependant, soutient Cyrille Michon, il nous faut bien un concept de Dieu. Thomas d’Aquin était très modeste quant aux possibilités de notre langage pour appréhender Dieu. « Nul n’a jamais vu Dieu » dit l’Écriture, et notre appareil ne nous dira jamais de Dieu que ce qu’il n’est pas, non ce qu’il est. On ne peut parler de Dieu que par négation, pour dire ce qu’il n’est pas, ou par relation et analogie, par référence à autre chose que nous connaissons déjà.
Athènes et Jérusalem
Après les questions de méthode, deux voies s’ouvrent, la voie grecque et la voie biblique.
Un retour à la séduction des dieux grecs s’exprime dans les textes, beaux et personnels, de Barbara Cassin et de Barbara Stiegler. La première dit ce que païen peut être : d’abord trouver du plaisir à voir la lumière, l’homme et la lumière vont ensemble ; être sensible aux métamorphoses ; être rétif à l’Un et à « la mono-tragédie de l’Incarnation » ; être saisi par le moment où Ulysse paraît devant Nausicaa comme par une scène primitive. Barbara Stiegler, insatisfaite aussi bien de la critique par Didier Frank du corps « passif » (chrétien) que de la promotion deleuzienne du corps « actif » (volonté) trouve, elle aussi, dans le couple de Dionysos et d’Ariane l’image et la synthèse des deux éléments – l’actif et le passif – qui ont à composer dans l’amour mais sans garantie, au risque du ratage, au risque du bonheur ; le modèle d’un « divin » inédit, inventif, après la « mort de Dieu » – ni du côté du Père, ni du côté du Fils. Il est impossible de ne pas percevoir dans ces deux textes, fût-ce en leur tonalité mythique, une intense aspiration à rétablir l’énigme de la relation de l’homme et de la femme dans le champ de la considération du divin. Je ne vois pas que la théologie chrétienne puisse éviter de se colleter avec eros ! L’attrait du paganisme est toujours présent, l’influence de Nietzsche toujours active. Mais le paganisme actuel est-il un véritable paganisme ? Il y manque au moins la moitié de l’expérience des Grecs, tout ce qui lui donne sa force et sa complexité, ce que n’oubliait pas Kleist dans Penthésilée, ce que mentionne Barbara Stiegler sous le nom d’« opposition destructrice » et d’amartia (« manquer la cible ») : le sens du tragique !
Dans ce paysage où passe au premier plan un Dieu de bonne compagnie, compatible avec la philosophie et tolérable aux philosophes, qu’en est-il du dieu du pays, du Dieu chrétien ? Il est peu évoqué. Dans l’ensemble de Critique, parfois intemporel à force d’être spéculatif, Olivier Abel et Rémi Brague touchent à la question du langage proprement biblique sur Dieu.
Olivier Abel, saisi d’effroi, avec Lyotard, par ce qui semble être aujourd’hui une accélération et une prolifération cancéreuse du temps, reprend l’oscillation occidentale entre Aristote et Augustin, (point de départ de Ricœur dans Temps et Récit, III) pour montrer que nous vivons ou que les cultures vivent selon des temporalités différentes, de même que des temporalités diverses sont aussi à l’œuvre dans les langages bibliques sur Dieu, mettant ainsi obstacle à toute totalisation. Les langages de l’expérience biblique de Dieu, articulés selon des temporalités différentes, nous apprennent quelque chose à propos du temps.
Rémi Brague clôt brillamment ce bel ensemble sous un titre provocant : « Dieu ne nous demande rien ». Il veut manifestement éviter le moralisme qui colle à l’image du Dieu chrétien, de même que celle de l’extériorité d’un homme télécommandé, éviter cette impression tellement reprochée au chrétien d’être commandé de l’extérieur, par des devoirs surajoutés. Ceci est banal : on voit sans étonnement toutes les innombrables pratiques du développement de soi rejeter radicalement les commandements dans l’espoir de laisser advenir le moi profond ! Rejet qui parfois laisse perplexe s’il s’avère que le moi profond est singulièrement marécageux…
Sans doute, dit Brague, il n’existe pas de culture sans règles – et ces règles aujourd’hui plus que jamais requièrent une énonciation, quand il arrive à certains de tuer, le fait divers l’atteste chaque jour, sans mesurer d’aucune façon la gravité de leur acte. Mais le rattachement de ces règles à une origine divine n’a rien d’immédiat. Brague pense que le Dieu chrétien est inconcevable sans la liberté de l’homme. « Dieu ne nous dicte ni code, ni morale, ni spiritualité. » C’est à nous de savoir notre bien, de le goûter, de l’élaborer. Les commandements bibliques ou évangéliques ne se passent pas d’une élaboration personnelle ou philosophique que des auteurs comme Irénée ou Thomas d’Aquin en particulier ont pratiquée chacun à leur manière. « Dieu n’est offensé par nous que dans la mesure où nous allons contre notre propre bien » affirme ce dernier. Le sens n’est pas rajouté à la vie. L’homme dispose d’une liberté par rapport à Dieu. De toute façon et par tous les moyens, Rémi Brague s’emploie à faire sentir qu’il n’y a pas d’extériorité, il veut exorciser les images du Dieu cruel et arbitraire, ennemi du bonheur de l’homme. Il lui faut donc rétablir un principe d’immanence et une notion de nature. Dieu attend, écrit-il, que nous atteignions notre bien selon notre nature propre. C’est un des écueils du rejet, devenu commun, de toute notion de nature, que d’hypostasier le « commandement » biblique, par exemple, et du coup, de tomber dans l’alternative ou de le faire apparaître comme arbitraire, provoquant ainsi un refus radical, ou de le remplacer par notre libre vouloir tout aussi arbitraire. L’homme sans « nature » apparaît comme l’objet ou de commandements ou de son propre arbitraire. À supposer par contre que son désir s’exerce selon sa nature, disons plutôt selon une polarité, à supposer que la pensée chrétienne rétablisse – l’a-t-elle oubliée ? – l’idée que la fin de l’homme est le bonheur, et si l’homme doit se réaliser selon sa nature et sa polarité, c’est au désir profond qui le pousse en avant qu’il manquera ou ne manquera pas. Un commandement biblique, conçu « nu », « pur », ne peut suffire, il demande une élaboration et un jugement personnel, qui est même la substance de ce qui est demandé.
Un tel numéro laisse ouverte la question de savoir si nos expériences actuelles peuvent s’inscrire dans une mémoire collective, grecque ou chrétienne, au prix de quelles transformations de la tradition et de nous-même, mais du moins envisage-t-il la question avec le préjugé favorable. Une autre question, plus inquiétante, se profile derrière la première : le risque n’est-il pas plus grand pour les contemporains du xxie siècle, de se faire, comme ils le peuvent désormais, un dieu à leur convenance plutôt que de se passer tout simplement de dieu comme les athées du xxe siècle ?
Ce qui manque peut-être dans cet ensemble, sauf chez Olivier Abel, c’est le sens du caractère eschatologique (déjà là/pas encore) de la vérité, de l’espérance, donc de Dieu, d’une vérité de Dieu associée aux vicissitudes du temps, une dimension d’espérance, la conscience de la différence entre le parcours et le terme, le savoir que l’unité n’est que pour le dernier jour. Autrement dit, notre vie vue dans une perspective temporelle, entraînant avec elle le divin qui la relance et la rachète. Quel sera, en ces présentes années, « le principe vivifiant de l’esprit et du sentiment religieux » (celui que poursuivit Henri Bremond dans sa grande œuvre aujourd’hui rééditée4), nous arrivera-t-il d’être soulevés par le grand souffle d’un Dieu vivant ?
Jean-Claude Eslin
Librairie
J.M. Coetzee. L’HOMME RALENTI. Paris, Le Seuil, 2006, 270 p., 20 €
L’Homme ralenti, le dernier roman de l’écrivain sud-africain, J. M. Coetzee, prix Nobel de littérature 2003, peut se résumer simplement : renversé par une voiture alors qu’il se promène en vélo et amputé d’une jambe suite à ce « vol plané » spectaculaire, Paul Rayment, fringant sexagénaire, satisfait de sa vie de photographe à la retraite, se voit transformé en un vieillard handicapé et dépendant.
Coetzee, après avoir évoqué ses années de jeunesse dans deux récits autobiographiques, Scènes de la vie d’un jeune garçon5 et Vers l’âge d’homme6, achève-t-il ainsi le cycle de la vie en décrivant froidement le cortège de privations et de frustrations qui scandent la plongée inéluctable dans une vieillesse laide et sordide ? Coetzee n’épargne aucun détail : des commentaires désobligeants des médecins sur l’âge du patient aux discours infantilisants des infirmières en passant par la description du moignon baptisé « jambon ». Mais au tiers du roman, l’arrivée pour le moins désopilante de l’écrivain Elisabeth Costello, caractère éponyme du précédent livre de Coetzee, au domicile de Paul Rayment, fait basculer cette première lecture : l’accident n’est plus qu’une anecdote qui permet de dévoiler la singularité de l’auteur.
Parcourir un écrit de Coetzee s’apparente à une croisière vers une destination mystérieuse avec des escales multiples et toujours plus déroutantes. Tout l’art de Coetzee consiste à décomposer minutieusement les implications plurielles des situations auxquelles il confronte ses héros et de laisser le lecteur libre, selon son désir ou ses possibilités, d’arrêter à tout moment sa réflexion ou d’accompagner l’auteur dans la poursuite de sa quête.
Sans jamais adopter de position dogmatique ni se figer dans une quelconque posture idéologique, Coetzee décline mécaniquement les enjeux moraux et philosophiques qu’il met en scène. Son style narratif ciselé, épuré, souvent glacial, concourt à maintenir l’épaisseur d’un espace où vient se greffer tout un champ de possibles : la mise à distance contenue en favorise l’articulation subtile.
L’homme solitaire qu’est Coetzee construit volontiers ses romans autour d’un personnage anodin et part de l’exploration d’un événement intime, tel un voyage pour ramener une mère mourante sur sa terre dans Michael K., sa vie, son temps7 ou une mise en accusation de harcèlement sexuel et un viol dans Disgrâce8, pour aborder les questionnements fondamentaux qui le hantent. Coetzee n’enferme son récit ni dans une psychologisation des personnages ni dans un plaidoyer de type sociologique.
La construction de l’Homme ralenti s’inscrit dans cette logique. En faisant reprendre par l’écrivain Elisabeth Costello la première phrase du roman, Coetzee invite à d’autres décryptages que la seule plongée dans une vieillesse hostile : regard sur l’histoire, liens entre un artiste et ses créations ou crédibilité de la littérature.
Coetzee se méfie de l’histoire intime et des mouvements incertains qui l’agitent. En réponse au mystère que représente Paul Rayment et à la perception du handicap qui le frappe, Coetzee suggère que, pour échapper à un huis clos obsessionnel et s’ouvrir à autrui, il faut paradoxalement être limité dans ses mouvements et confiné à un espace réduit, tant géographiquement que mentalement. « L’homme lent » – traduction exacte du titre en anglais, Slow Man – ne devient « l’homme ralenti » que lorsque l’amputation de sa jambe lui fait prendre conscience du temps et l’oblige à une réévaluation violente de ses priorités.
Paul Rayment regrette soudain de ne pas avoir d’enfants, croit aimer Marijana Jokic, l’immigrée croate qui s’occupe de lui, se veut le bienfaiteur de sa famille, sorte de substitut à sa jambe coupée. Pétri de bonnes intentions, il ne fait pourtant que provoquer bouleversements préjudiciables et blessures profondes : Miroslav Jokic pense que sa femme le trompe, Marijana, battue, s’enfuit de chez elle, Drago, le fils aîné a des fréquentations dangereuses.
Ne peut-on pas dès lors comprendre cet accident, cette petite histoire advenue à un individu singulier comme une métaphore des accidents de l’Histoire, référence à la permanence des thèmes de l’impérialisme et de l’après-colonisation dans son œuvre ? Car même si sa notoriété d’écrivain reste modeste dans son pays – Disgrâce est le premier titre à être vendu à plus de 100 000 exemplaires – et s’il a été critiqué pour ne pas avoir pris publiquement de position politique plus affirmée, Coetzee a toujours témoigné dans ses écrits son hostilité à l’apartheid. Dès son premier roman publié en Afrique du Sud en 1974, Terres de crépuscule9, Coetzee met en parallèle la démarche d’un pionnier Boer du xviiie siècle et celle d’un employé de l’administration américaine pendant la guerre du Vietnam. Les aléas de l’histoire plongent les citoyens dans des situations arbitraires qui leur échappent.
Paul Rayment est privé d’un de ses membres comme une nation peut être atteinte dans son intégrité quand une de ses composantes est brimée. La violence, les errements, les manœuvres désespérées, qu’ils soient de l’ordre de l’intime ou du collectif, sont autant de réponses maladroites à un contexte difficilement maîtrisable. Quand il y a mutilation, les réajustements, aussi légitimes soient-ils, se révèlent souvent pernicieux et finissent par reproduire les éléments négatifs du passé.
Sceptique à l’égard du sens de l’histoire, Coetzee l’est aussi quant à la frontière entre rêve et réalité. En introduisant la romancière Elisabeth Costello chez Paul Rayment, Coetzee injecte le doute au cœur même du récit. Elisabeth Costello n’est pas un personnage inconnu : héroïne du roman précédent, elle participait à des colloques en reprenant en partie des conférences données par Coetzee lui-même et tentait parallèlement de renouer avec certains membres de sa famille. Dans ses discours, elle traitait de l’animalité, de la pérennité des œuvres et surtout de la posture de l’écrivain, davantage responsable de ses protagonistes que de ses actes.
Car entre la vie vécue et la vie imaginée, laquelle revêt le plus haut degré de réalité ? La vérité se trouve-t-elle plutôt du côté de la fiction ou du factuel ? Elisabeth Costello s’est peut-être glissée dans le roman pour contrôler l’avenir de Paul Rayment : elle va jusqu’à orchestrer sa première relation sexuelle, après amputation, en invitant chez lui une jeune aveugle entre-aperçue dans un ascenseur de l’hôpital. À moins que Paul Rayment ne se soit imposé à elle en tant que potentiel héros : elle doit l’aider alors à acquérir une certaine densité car vieillir et perdre une jambe ne suffit pas à vous qualifier comme tel.
Dans la joute que se livrent le romancier et ses personnages, qui est dominé, qui est dominant ? C’est en effet la question de la crédibilité de l’art que Coetzee pose dans l’Homme ralenti. En soulevant un coin du rideau de la création, il rend plus transparents les fils qui concourent à la construction romanesque. En dévoilant au cœur même du récit les ressorts de l’écrivain, il finit par questionner la fiabilité de la langue. Perdre une jambe, devenir dépendant, s’enfoncer dans la vieillesse, rêver tardivement d’une famille ou se croire amoureux de son infirmière, tout cela n’a de sens que quand l’écriture en porte témoignage. Mais comment s’assurer que la langue ne soit pas défaillante, qu’elle ne trahisse pas ?
Ce n’est pas moi qui parle la langue, c’est la langue qui parle à travers moi. Ça ne vient pas du plus profond de moi, de mon cœur10
avoue Paul Rayment comme en écho aux propos tenus par Elisabeth Costello dans le livre précédent :
Une nouvelle anglaise est écrite en premier lieu par des Anglais pour des Anglais. C’est ce qui en fait une nouvelle anglaise. La nouvelle russe est écrite par des Russes pour des Russes11.
L’anglais n’est la langue maternelle ni de Paul Rayment, né en France, ni de Marijana Jokic, l’infirmière croate. La vieille Europe est présente dans ces dialogues d’immigrés : le récit qui se déroule en Australie – pays où vit Coetzee – est traversé par des images fugaces : Zadar, les Balkans, Toulouse, les Pyrénées et même le Maroc. L’absence de repères culturels communs nuit à l’échange : les mots restent des vecteurs imparfaits de transmission. En traquant ainsi les subterfuges du langage, Coetzee met en péril la légitimité même de l’écriture. Si le héros n’est pas crédible, comment préserver la trace d’une petite histoire comme celle de Paul Rayment ou de la grande histoire comme celle des civilisations ?
L’Homme ralenti doit-il se comprendre comme le glas du personnage de roman, comme le testament littéraire de Coetzee ? Le pessimisme de l’écrivain est tempéré par la présence tout au long du récit d’une autre forme artistique, la photographie. Tout se passe comme si cet instantané de l’image venait rééquilibrer la perception malmenée de l’écrit. Paul Rayment est un ancien photographe ; Marianna l’aveugle se souvient avoir été photographiée par lui dans son studio ; Paul Rayment a une magnifique collection de photos sur l’Australie qu’il veut léguer à un musée ; pour marquer ce geste, Marijana lui suggère de donner une photo le représentant plutôt que de laisser son nom à la salle. C’est Drago, le fils de Marijana qui, par un montage subtil, révèle toute l’ambivalence de la création artistique : à partir d’une photographie originale de Fauchery, artiste fétiche de Paul Rayment, il substitue le visage de son grand-père à celui d’un chercheur d’or et crée sur internet un site où toutes les photos peuvent être consultées.
Témoignage, transmission, répétition de l’histoire, pérennité de l’œuvre, tous ces thèmes peuvent dès lors vivre de nouvelles déclinaisons. Il est permis de penser que l’Homme ralenti n’est pas l’adieu de Coetzee à l’écriture.
Sylvie Bressler
Myriam Revault d’Allonnes. LE POUVOIR DES COMMENCEMENTS. Essai sur l’autorité. Paris, Seuil, 2005, 270 p., 21 €
Il en va de l’autorité comme de ces notions qui, transparentes lorsqu’elles ne sont pas interrogées, deviennent énigmatiques lorsqu’elles font l’objet d’un questionnement. C’est pourquoi il est rare que l’autorité soit envisagée autrement que sous la forme d’une invocation : elle est ce qui doit être restauré pour répondre à une « crise » qui affecterait la société dans tous ses aspects prégnants. Dès l’ouverture, ce livre envisage comme une question ce qui s’est progressivement imposé sous la forme d’une évidence :
La relation d’autorité s’est-elle définitivement absentée du monde contemporain ?
Tout l’ouvrage est destiné à démontrer que cette question ne porte pas seulement sur notre présent, mais qu’elle a des implications philosophiques centrales puisque l’autorité est justement ce qui fait qu’il y a un monde, ce dont la « force liante » est nécessaire à la simple possibilité d’une vie en commun.
Ce livre vient donc à point nommé pour enrichir un diagnostic sur le présent d’une réflexion sur ce qu’il faut bien appeler l’essence de l’autorité. Mais, pour autant, l’autorité n’est pas une substance, ce qui la condamnerait à l’alternative implacable de la permanence ou de la disparition. Elle est au contraire un phénomène qui n’est accessible nulle part ailleurs que dans les relations où il apparaît. Il y a là une dimension sensible, un rapport à l’expérience que Myriam Revault d’Allonnes illustre en affirmant que :
Le temps est la matrice de l’autorité comme l’espace est la nature du pouvoir
Cette hypothèse orientera toute la recherche et on pourra mesurer à chaque étape sa force éclairante. Elle explique d’abord la quasi-absence du concept d’autorité dans la philosophie politique qui, depuis les Grecs, est préoccupée surtout de l’« espace public ». Or la confusion avec le pouvoir est à la source de la plupart des malentendus sur l’autorité, une relation dissymétrique qui ne repose ni sur la contrainte ni sur l’argumentation.
Penser l’autorité dans son rapport mais surtout dans sa distinction avec le pouvoir, la tâche n’est pas aisée car elle revient à penser une dissymétrie qui ne se prolonge pas en domination. C’est l’expérience romaine qui est prise ici comme référence puisque les Romains sont les seuls à avoir donné une traduction institutionnelle à cette distinction : le pouvoir vient du peuple, l’autorité du Sénat. La seconde n’est donc pas un simple attribut du premier mais une dimension de sens qui oblige par la seule force de la « vétusté » des Anciens. Ce détour par Rome pour saisir l’expérience de l’autorité a été entrepris par Hannah Arendt dans un des rares textes que la philosophie ait expressément consacré à cette notion. Myriam Revault d’Allonnes ne contourne pas cette référence et, par-delà les usages qui en sont faits, rend à cette pensée toute sa complexité. Il ne s’agit pas pour Arendt de magnifier en Rome la puissance de la tradition pour mieux déplorer sa faiblesse dans la modernité, mais bien plus profondément de montrer comment la postérité du « vétuste » fonde une continuité entre les générations qui est le socle même de l’autorité. Les Romains pensent, et surtout expérimentent,
une forme d’éternité liée à la prorogation, au renouvellement, à la génération
Une éternité à hauteur d’homme, pourrait-on dire, qui ne s’abolit pas dans une transcendance mais repose sur la croyance dans la puissance d’une fondation (celle de Rome) qui continue à obliger.
Si l’expérience romaine vaut d’être remémorée, il n’est nullement question de la restaurer et l’auteur se tient à bonne distance du retour aux « paradigmes perdus ». Il y a bien, concernant l’autorité, une brisure moderne même si celle-ci ne passe pas nécessairement là où on le croit. Le concept moderne de la légitimité politique est certes marqué par le triptyque « consentement, autonomie, contrat », mais cela ne suffit pas à impliquer la disparition de l’autorité et son absorption dans la procédure. Ainsi, l’auteur consacre des pages à Rousseau qui démontrent, au moyen d’une référence à la figure du Législateur, que le contrat social n’implique en aucune façon l’exclusion du tiers (celui qui autorise). Le Législateur, qui précède la volonté des hommes de s’unir, inscrit précisément le contrat dans l’épaisseur du temps historique, comme si l’auto-institution politique était indissociable de l’aveu d’une précédence. L’autorité est cette relation, fragilisée par la démocratie, à ce qui est « déjà là ».
Dans ce sens, on lira le rapprochement original suggéré entre Rousseau et Tocqueville, l’auteur qui a le mieux perçu la tension entre la montée de l’individualisme démocratique et la nécessité de maintenir une dissymétrie entre égaux. Ici, la crise de l’autorité prend bien la figure d’une crise de la temporalité, le passé n’éclairant plus le présent et le présent étant privé de postérité. À l’hypothèse initiale sur le rapport entre l’autorité et le temps s’en ajoute donc une seconde qui est de nature à cerner le moment contemporain :
Le passé n’éclairant plus l’avenir, c’est à l’avenir qu’il revient d’autoriser le présent
L’« autorité des modernes » est cette autorité du futur qui confère au devenir historique une valeur intrinsèque en associant au temps la dimension de la promesse. Ce n’est plus alors à la seule tradition (surtout quand elle est hâtivement confondue avec le passé) qu’il revient de faire autorité, mais à la transmission d’une espérance résolument tournée vers l’avenir.
Si la modernité est au croisement d’une crise et d’une exigence d’autorité, c’est parce que « le pouvoir explicatif des anciennes réponses s’est épuisé » et que, dans le même mouvement, « quelque chose de nouveau peut advenir » (p. 89). Le « pouvoir des commencements » qui donne son titre au livre désigne une autorité qui ne repose plus seulement sur le culte de l’ancestral mais sur la possibilité de regarder le passé avec les yeux de l’avenir. Parler d’une « autorité du futur », c’est donc indiquer la force mobilisatrice de l’horizon d’attente qui, dans une démocratie, est seule susceptible de justifier l’action commune. Mais, dira-t-on, les philosophies de l’histoire n’ont-elles pas entraîné dans leur échec l’idée d’un horizon d’attente et la crédibilité d’une quelconque « autorité du futur » ? Le désenchantement de l’avenir n’est-il pas la rançon inévitable de l’opacité du passé ?
C’est à ce point que le livre adopte un style phénoménologique caractéristique des deux dernières parties consacrées respectivement au statut de la croyance et à l’institution. Ce qui est perdu du côté de l’histoire peut en effet être retrouvé du côté de la politique à condition de ne pas confondre promesse et accomplissement. Si l’autorité ne peut disparaître comme question, c’est parce qu’elle désigne un excès de la croyance sur toutes les formes advenues de l’institution. Retrouvant les analyses de Max Weber sur les types de domination, M. Revault d’Allonnes considère que les motivations de l’action débordent aussi bien la répétition coutumière que la recherche de l’intérêt. L’autorité vient précisément se loger dans cet écart entre la tradition et le calcul, dans une dialectique où la revendication de légitimité des institutions ne coïncide jamais exactement avec la réponse, sous forme de « crédit », de ceux qui sont invités à consentir. Un monde totalement dénué d’autorité serait donc un monde où les contrats épuiseraient le sens de l’institution et ne prendraient plus place dans une « chaîne des autorisations » (p. 225) dont aucun individu n’a jamais la pleine initiative.
L’institution est donc le maître mot d’une philosophie de l’autorité. Commentant les notes éparses consacrées à ce thème par Merleau-Ponty, l’auteur oppose l’institution à la constitution : autant celle-ci confère au sujet le privilège de l’origine, autant celle-là l’inscrit dans « la trame concrète que tisse le monde des symboles » (p. 240). L’autorité est l’expression positive d’une incapacité amplement confirmée par la sociologie, celle, pour un individu, de se réclamer seulement de lui-même pour agir. On retrouve alors la dimension temporelle, mais plus directement accordée à l’expérience du vivre-ensemble :
Nous ne partageons pas seulement le monde avec nos contemporains […], mais aussi avec ceux qui nous ont précédé et avec ceux qui viendront après nous
Dans une démocratie, ce partage temporel est plus profond que toute hiérarchie instituée et il est le seul fondement acceptable de la dissymétrie. Plutôt que de transmission, l’auteur parle de « générativité » pour décrire cette solidarité à distance qui permet de retrouver la force d’innovation cachée sous la forme sédimentée des institutions. L’autorité apparaît finalement comme tout autre chose qu’un attribut du pouvoir, il n’est même pas certain qu’elle se tienne dans les limites d’une philosophie politique. Identifiée au « pouvoir des commencements », elle renvoie à la source, indissociablement symbolique et anthropologique, d’une faculté d’agir située dans le monde.
Michaël Foessel
Henri Bremond, HISTOIRE LITTÉRAIRE DU SENTIMENT RELIGIEUX EN FRANCE DEPUIS LA FIN DES GUERRES DE RELIGION JUSQU’À NOS JOURS. Grenoble, Jérôme Millon, 2006, 5 vol., respect. 1 388 p., 1 088 p., 825 p., 835 p., 537 p., 250 € (200 € jusqu’au 31 octobre 2006), avec un ouvrage hors commerce de présentation, 339 p. (le 5e avec tables, index, bibliographie, traduction des citations)
Heureux les éditeurs qui se permettent encore des coups de folie, ou en prennent le risque. Sous l’enseigne qui porte son nom, Jérôme Millon, avec Marie-Claude Carrara, l’a fait : reprendre intégralement, en 15 millions de signes, 5 000 pages et cinq gros volumes reliés insérés dans un coffret magnifique, l’Histoire littéraire du sentiment religieux en France, de l’abbé Henri Bremond (dit Brémond, 1865-1933), parue entre 1916 et 1933. Un ouvrage hors commerce (portant le même titre) accompagne cette publication : dirigé par François Trémolières, il réunit les contributions de ceux qui ont préparé cette nouvelle édition ; elles permettent d’en comprendre les enjeux pour l’histoire de la spiritualité, mais aussi et surtout de renouer avec la personnalité de l’abbé Bremond, sa vie, les intrigues ou les drames auxquels il a été mêlé, les débats qu’il a suscités. Un continent disparu semble ainsi comme remonter de la mer d’ignorance religieuse et profane qui l’a recouvert – non seulement l’œuvre elle-même, les onze volumes parus il y a trois quarts de siècle, arrêtés avec la mort soudaine de l’auteur, mais leur objet, cette « foule immense » (turba magna, pour parler comme Bremond) d’auteurs spirituels et mystiques, célèbres et surtout obscurs, de la fin du xvie et de la première moitié du xviie siècle (de 1570 à 1670 environ) ; ils constituèrent plus qu’un courant : un des univers littéraires du Grand Siècle, une de ses cultures les plus vivantes.
Bremond a d’autant moins été oublié des spécialistes de l’histoire de la spiritualité et de la mystique du xviie siècle religieux, de Port-Royal et du jansénisme, que ses prises de parti ont provoqué des polémiques durables dans le microcosme savant de ces territoires de recherche exotiques et parmi les héritiers lointains de ces virtuoses, parmi les jésuites et les sulpiciens en particulier. C’est un lecteur engagé, qui surveille de près la répression contre ses chers spirituels et leur effacement progressif sous le règne de Louis XIV. Fervent du « sentiment religieux », de l’intuition et de l’expérience, il en nomme sans ménagements les fossoyeurs et ne dédaigne pas de tirer des flèches là où elles font mal. En particulier, il tient des propos peu amènes sur les rationalisations venues de tous bords. Il déteste Port-Royal autant que Bossuet. Il préfère Fénelon et le « pur amour » de Mme Guyon. On ne s’étonne guère que lui-même soit accusé de quiétisme et se sente lui aussi menacé des foudres romaines. Il ne fait pas plaisir aux jésuites, qu’il a quittés en 1904, en traitant leur spiritualité d’« ascéticisme » – un mot qui parle de lui-même. Deux expressions de lui font date dans le milieu des spécialistes de l’histoire de la spiritualité : l’une, « l’humanisme dévot », a recueilli l’assentiment parce qu’elle est juste et éclairante : l’autre, la « métaphysique des saints », a soulevé beaucoup de critiques car elle obscurcit. Sur le sens et le destin de ces querelles devenues impénétrables par beaucoup, on peut lire les spécialistes qui s’expriment dans le livre hors commerce : J. Le Brun sur le quiétisme, P. Goujon et D. Salin sur la spiritualité ignacienne, P.-A. Fabre sur la prière, S. Houdard sur l’humanisme dévot et l’histoire littéraire, A. Cantillon sur Port-Royal, F. Marxer sur l’orientation théocentrique plutôt que christocentrique de Bremond et sur les réactions de quelques lecteurs de haut vol (Claudel), F. Trémolières sur la place de Bremond dans l’histoire religieuse12… Au début des années 1970, bien qu’évoquant ces débats, le regard plus éloigné de Michel de Certeau déplaça le problème et discerna plus sûrement en Bremond l’« historien d’une absence », croyant inquiet, plus incertain qu’il ne le laisse croire13. Car Bremond fut aussi le contemporain engagé et la victime du modernisme : son amitié indéfectible pour la plus célèbre cible de Rome, Alfred Loisy, les prières au cimetière en 1909 sur la tombe d’un autre condamné, l’ancien jésuite Tyrell, un livre sur Newman qui lui valut un « sévère avertissement » et un autre sur Jeanne de Chantal mis à l’index – tout cela est aujourd’hui passablement gommé, et le fut déjà de son vivant pour lui grâce à une élection à l’Académie française en 1923, qui lui valut une certaine notoriété mondaine.
Au-delà des polémiques théologiques du passé et des interprétations savantes, il y a le texte de Bremond : pourquoi et comment le lire ? Qu’est-ce qui peut inciter encore à une promenade dans le jardin extraordinaire dans cette « histoire littéraire » de la spiritualité chrétienne au temps d’Henri IV et de Louis XIII, où les grands noms (François de Sales, Bérulle, Olier, Saint-Cyran, Pascal, Nicole, Surin, Lallement, Marie de l’Incarnation) sont revisités et où sortent de l’enfer de l’oubli de nombreux « petits noms » de saints prêtres, de religieux de toutes tribus, d’humbles frères et sœurs qui ont laissé une trace écrite de leur expérience indicible du passage de Dieu, ou qui, personnages hors du commun, ont bénéficié de quelque biographie chanceuse ? D’abord, Bremond est un style, sarcastique et mordant à souhait, qui en rajoute parfois pour signifier au lecteur qu’il n’est pas dupe des saints excès qu’il relate, de la sottise et de « ces pompeuses bagatelles » qui accompagnent parfois une « histoire saintement sordide ». Il en rajoute, mais il tempère aussi – pour le lecteur moderne qui ne comprend plus, ou feint de ne plus comprendre – les « délires » qu’il raconte à maintes reprises. Ensuite, ces volumes valent le détour par la découverte ou la redécouverte d’un siècle classique bien plus riche que ce que beaucoup d’entre nous ont naguère appris, pour l’essentiel, dans leur « Lagarde et Michard » du lycée et que véhicule la tradition officielle de l’Éducation nationale ; un monde de petits auteurs et de noms inconnus, méconnus, étranges (à « Louise du Néant », la bien autonommée, répond une Jeanne Absolu – c’est le nom de son père –, mais il y en a bien d’autres) renaît ici de ses cendres, un monde édifiant et curieux qui vient à nous comme les lettres de Chine du même nom aux gens du xviiie siècle. Un monde baroque, qui peut être sublime mais aussi « sordide », comme dit Bremond, et qui donnerait ample matière à interprétation, pour le meilleur et le pire, aux professionnels prudents de la science de Freud comme aux amateurs de la psychologie de bazar (Louise du Néant, enfermée à La Salpêtrière :
Ah ! mon Dieu, ne m’épargnez pas. Je suis une chienne qui mérite bien d’autres peines ; vengez-vous de cette infâme. Aussitôt je revins me faire dire encore des injures. Ensuite j’allai me faire battre par une de mes compagnes les folles…14).
Un monde littéraire : même si tous ne sont pas des génies de la langue, ils représentent le style du Grand Siècle, de la France classique, avec aussi sa civilité unique, sa conception de l’« honnête homme », qui se culpabilise de ses « folies » quand il sort des sentiers de l’honneur ; dans l’humanisme dévot et plus généralement la sainteté du xviie siècle, la déchéance et le sentiment de chute vont souvent de pair avec le désir de sublime ; ce qui n’empêche pas le P. Surin d’exprimer « les principes les plus élevés de la vie mystique » dans des cantiques chantés sur des airs populaires (Bremond cite celui-ci, que Michel de Certeau affectionnait :
Je veux aller courir parmi le monde Où je vivrai comme un enfant perdu ; J’ai pris l’humeur d’une âme vagabonde Après avoir tout mon bien répandu. Ce m’est un que je vive ou je meure Il me suffit que l’Amour demeure…).
C’est aussi un monde de femmes : elles sont nombreuses dans ces pages, souvent dérangeantes, théoriquement « placées sous la direction spirituelle » de Messieurs d’expérience et de sagesse, qu’elles parviennent pourtant à déranger assez pour les retourner et les mettre à leur école…
Dans la plupart des entreprises qui, de près ou de loin, tendent ou s’ordonnent à la conquête mystique de notre pays, pendant la première moitié du xviie siècle…, se découvre l’inspiration d’une femme15.
Dans un beau chapitre sur les « grandes abbesses » (i.e. supérieures d’un monastère), Bremond rapporte ce mot d’un contemporain sur l’une d’elles :
La princesse sa mère lui avait donné l’éducation des Amazones. La réprimande âpre et sévère qu’elle lui fit, à l’âge de quatre ou cinq ans, à cause qu’elle avait paru effrayée d’un boulet de canon qui avait percé la chambre où elle était, lui avait appris une fois pour toutes à ne trembler de rien16 !
Mystère à première vue surprenant : comment cette séquence historique d’une « invasion mystique » en France, d’une rumeur de Dieu si multiple et si forte, s’est-elle déplacée et a-t-elle reflué en peu de décennies, pour faire place au siècle des Lumières qui lève l’étendard de sa raison éclairée et voltairienne face à ces égarements ? Si le « moralisme » de la fin du xviie siècle et le rationalisme du xviiie, sans compter les adversaires intérieurs, font s’écrouler la « haute métaphysique chrétienne », Bremond annonce cependant « l’obscure, tenace et splendide revanche du mysticisme français pendant tout le xviiie siècle », avant la renaissance religieuse suscitée par le romantisme. Mais nous n’en saurons rien, puisque Bremond est mort sans avoir même totalement achevé le xviie siècle. On peut cependant parier que les « mésaventures » qui lui étaient arrivées dans les bibliothèques se seraient renouvelées :
Pour un ouvrage que je demandais, on m’en apportait des vingtaines, et plus ensorcelants les uns que les autres. J’allais de révélation en révélation. Ou plutôt, une seule et même révélation, mais éblouissante en perspectives infinies17…
Jean-Louis Schlegel
Goulven Boudic, ESPRIT 1944-1982. LES MÉTAMORPHOSES D’UNE REVUE. Saint-Germain-la-Blanche-Herbe, Éditions de l’Imec, 2005, 464 p., 35 €
Issu d’une thèse, ce travail d’ampleur décrit le développement d’Esprit après la Seconde Guerre mondiale. La première façon de situer ce travail est de dire que le livre prend en quelque sorte la suite de celui de Michel Winock, publié voici 30 ans18. Cela n’est pas faux mais ne permet pas de saisir les différences de démarche des deux auteurs. Ces différences tiennent bien évidemment à la différence de génération des deux hommes, de leurs liens avec Esprit (Winock a vécu aux « Murs Blancs »), de leurs disciplines respectives (histoire pour l’un, science politique pour l’autre). Elles tiennent aussi à la définition de l’objet : Winock saisit Esprit dans la période où la revue est dirigée par Mounier, et c’est cette unité de direction qui conduit à saisir son développement d’un seul tenant. Boudic part, lui, de ce qu’il circonscrit et nomme une refondation, refondation mûrie dès 1943 dans la Drôme à Dieulefit où Mounier s’est réfugié après l’épisode de la reparution lyonnaise, du remaniement d’Uriage et de son procès19. De plus l’essentiel de l’ouvrage de Goulven Boudic traite, comme son titre l’indique, de l’après-Mounier. Les deux livres privilégient toutefois l’un et l’autre la dimension politique, c’est-à-dire l’implication de la revue dans les conflits politiques et intellectuels du temps. Mais chez Boudic le terme politique comporte une harmonique supplémentaire : saisir la revue comme un microsystème politique, c’est-à-dire une instance de régulation et d’arbitrage de conflits. C’est là qu’il cherche une explication de la longévité d’Esprit, très au-delà de la mort de son directeur-fondateur en 1950.
Le contexte de sortie des deux livres enfin est différent et mérite d’être rappelé. L’ouvrage de Winock précède de peu la polémique sur les racines idéologiques du personnalisme et l’attitude de Mounier pendant la guerre. La parution du livre de Boudic suit de peu deux déflagrations qui vont affecter deux institutions nées à partir du même creuset que la refondation d’Esprit, le journal Le Monde et les éditions du Seuil (vis-à-vis desquels Esprit est économiquement et juridiquement indépendant) : Le Monde, objet en 2003 d’une mise en cause hors du commun dans l’histoire de la presse parisienne ; les éditions du Seuil perdant brutalement en 2004 leur autonomie au terme d’un raid capitalistique sans bavure. La mise en évidence de ces contextes renvoie de plus à des traits d’époque : hyperidéologisation des années 1968-1981, sentiment de marasme institutionnel caractérisant la France d’aujourd’hui.
C’est donc à partir de novembre 1942 que Mounier s’installe à Dieulefit. Outre ses travaux personnels, c’est là qu’il réfléchit à la reparution de sa revue dans le cadre d’un projet fédératif de regroupement des maisons d’édition après la guerre, projet sur lequel il échange avec celui qui est alors son éditeur en Suisse, Albert Béguin, le créateur des Cahiers du Rhône (lancés, eux, en mars 1942). Après la libération de Paris et de la Drôme, Mounier remonte vers la capitale fin septembre 1944. Esprit reparaît trois mois plus tard en décembre (le no 1 du Monde sort le même mois). La revue rencontre bientôt un succès croissant : 3 588 abonnés en août 1945, 4 247 six mois plus tard. Toujours en août, la rédaction emménage, en même temps que les éditions du Seuil, rue Jacob dans le VIe arrondissement. Avant même cette cohabitation, Le Seuil a déjà lancé en janvier 1945 une collection dirigée par Mounier. Outre les liens juridiques qui lient à cette époque les deux entreprises, celles-ci partagent des valeurs communes qui renforcent les synergies. L’année suivante enfin, en septembre 1946, Albert Béguin rejoint la direction littéraire des éditions du Seuil.
Ce cadrage mis en place, Goulven Boudic analyse la refondation d’Esprit sur deux plans : refondation d’une rédaction et refondation du personnalisme. Autour d’un noyau de fidèles (Jean Lacroix, Henri-Irénée Marrou, Pierre-Aimé Touchard), de nouvelles plumes viennent rajeunir et renforcer l’équipe : Jean-Marie Domenach, André Mandouze, Joseph Rovan, Marc Beigbeder, Jean-William Lapierre, Henri Bartoli, Paul de Gaudemar. Des écrivains et des critiques littéraires donnent le ton de ce renouvellement : Henri Queffelec, Jean Cayrol, Bertrand d’Astorg, Chris Marker, Pierre Emmanuel, Claude-Edmonde Magny. Tous, ou peu s’en faut, sont des auteurs « Seuil ». En dehors du secrétariat, deux rédacteurs se consacrent à plein temps à la revue et en sont salariés : Emmanuel Mounier et Jean-Marie Domenach.
C’est le moment où « la révolution devient tout à la fois une certitude, un programme et un étalon » écrit Goulven Boudic qui saisit le moment « philocommuniste » (Winock) de l’histoire d’Esprit dans le cadre d’une problématique tocquevilienne liberté-égalité, fortement déséquilibrée du côté de l’égalité. Face à cette orientation, il restitue les prises de paroles d’opposition interne (Henri-Irénée Marrou, François Goguel) ou les défections (Jean Laloy). Boudic aurait pu ajouter Jean-Marie Soutou, alors en poste en Yougoslavie, et qui suit avec consternation les prises de position de la revue. Cependant aussi bien le champ syndical (avec le Sgen) que l’éducation populaire ou la réconciliation franco-allemande (autant de domaines où la revue est fortement engagée) ne se laissent pas réduire à cette orientation globale. Le souci d’enracinement provincial se double par ailleurs d’une volonté d’ouverture internationale. Tout au long de ces années-là, Mounier « jongle » en permanence entre revue, mouvement et personnalisme. Le tout sur fond de difficultés bien réelles lorsque l’élan de la Libération retombe. Quatre ans après la reparution de la revue, les ventes stagnent, une souscription est nécessaire pour maintenir le vaisseau à flot, des rumeurs de disparition courent à Paris, enfin, last but not least, l’attachement du fondateur à sa revue semble, lui aussi, fléchir. C’est alors qu’Emmanuel Mounier meurt subitement en mars 1950.
Après le temps de la refondation voici le temps des métamorphoses que Goulven Boudic décline en trois parties : « Poursuivre malgré tout » ; « Modernisateurs et militants » ; « De l’autogestion à la sortie du personnalisme ». Les trois moments couvrent les deux directions d’Albert Béguin (1950-1957) et de Jean-Marie Domenach (1957-1976) ainsi que les premières années de la direction de Paul Thibaud. Goulven Boudic réalise ici une enquête pionnière. Son premier mérite est d’explorer les conditions de succession des directeurs d’Esprit au-delà des versions officielles qui les entouraient jusqu’alors.
La succession d’Emmanuel Mounier par Albert Béguin est faite de beaucoup d’hésitation, de suspicion et de conflits. Ici Paul Flamand (qui dès Dieulefit avait été associé aux projets de Mounier) pèse de manière significative pour la désignation de l’ancien directeur des Cahiers du Rhône. Béguin doit affronter des tensions extrêmement fortes (qui montaient déjà dans les derniers mois de la direction de Mounier) sous la pression exercée par les tenants d’un personnalisme radical, proches des organisations progressistes de l’époque. De plus, il est perçu comme n’étant pas tout à fait « de la famille », ce qui fait écrire à Boudic qu’Albert Béguin restera toujours un directeur « sous surveillance ». De même la succession de Domenach après la mort de Béguin n’est pas aussi « logique » qu’il y paraît de prime abord. C’est, là encore, une succession sous condition. La mise en valeur de la fragilité des successeurs au début de leurs mandats offre à Goulven Boudic la possibilité de centrer ses analyses autour de leurs recherches d’alliances pour construire une politique et donner une orientation à la revue. Boudic structure ainsi son récit autour de trois notions clefs : « Civilisation du travail », « Modernisation », « Autogestion » ; chacune d’elles donnant au demeurant le ton d’une décennie : années 1950 pour la civilisation du travail, années 1960 pour la modernisation, autogestion après 1968. Ainsi le concept de civilisation du travail fédère-t-il ceux que Boudic appelle « les personnalistes radicaux » avec lesquels Béguin va entrer en conflit. Domenach bénéficiera de l’effort de son prédécesseur (avec lequel il entretenait à l’époque des rapports plus que difficiles) et il inaugure sa direction par une nouvelle série à l’enseigne de la modernisation française, dont le numéro spécial de décembre 1957, la France des Français (sorti à la veille de l’instauration de la Ve République) constitue en quelque sorte la charte. C’est enfin après la déstabilisation de la modernisation et des modernisateurs, l’émergence de l’autogestion politique autour de laquelle le directeur cherche à proposer une issue à la crise en même temps qu’un équilibre au sein de la rédaction.
Lorsque Jean-Marie Domenach quitte la direction d’Esprit au milieu de la décennie 1970, il avoue être désorienté et ne plus se sentir en phase avec les débats de l’époque. Une fois de plus, la succession du troisième directeur n’est pas une succession apaisée. Certains eussent souhaité un changement du titre pour cette nouvelle métamorphose. La « nouvelle-nouvelle série » inaugurée par Thibaud ne recueille guère l’assentiment de Domenach. Enfin, pour le cinquantenaire de la revue, le nouveau directeur croise le fer avec les héritiers du personnalisme tout en adossant son projet à une partie de l’héritage symbolisé par les noms d’Albert Béguin, André Bazin, Paul-Louis Landsberg et Paul Ricœur (Ricœur faisant d’ailleurs le lien entre les deux univers).
Le cœur de l’ouvrage, après la mise en perspective de la refondation qui couvre les années 1940, porte sur les deux décennies 1950 et 1960. C’est là que le croisement des archives, des entretiens et des textes se révèle le plus riche (après 1968, en effet, les archives font défaut). La perspective choisie, centrée sur les directeurs et leurs alliances, donne ici sa pleine mesure. Certes, une revue déborde de beaucoup les styles de direction et l’on pourrait craindre que l’auteur impose une perspective trop systématique à son objet (trois moments, trois concepts dominants) mais il n’en est rien. D’une part, les fonctionnements de ce microsystème politique sont reliés à des enjeux de la vie intellectuelle (le marxisme), de la vie politique (guerre d’Algérie, modernisation, Mai 68), du catholicisme (prêtres ouvriers, Vatican II). D’autre part, des notes copieuses tirées des archives et des entretiens précisent, nuancent et enrichissent le récit central.
La perspective de la refondation adoptée par Boudic conduit à relativiser la reparution d’Esprit après la guerre dans la continuité des « non-conformistes des années 1930 » comme on le fait habituellement. À cet égard le personnage de Béguin, tout à la fois éditeur puis successeur de Mounier, est révélateur des transformations apportées par la guerre. Je voudrais signaler ici l’intérêt d’un ouvrage sur les relations culturelles franco-suisses pendant cette période20, publié après que Boudic eut achevé son travail mais qui permet de le prolonger. La Suisse romande a fonctionné alors comme point d’appui et comme carrefour pour un ensemble de revues et d’initiatives éditoriales (Fontaines, Les Cahiers du Sud, Confluences, Traits, Les Cahiers du Rhône…) faisant émerger ce que les auteurs appellent une « fraternité de la littérature ». Ces formes d’écriture, d’échange et de solidarité ne sont pas sans rappeler des phénomènes que l’on retrouvera avec l’émergence des dissidences dans l’Europe du Centre-Est sous le communisme. Béguin appartient pleinement à cette fraternité qui déborde Lyon, Grenoble et le Sud-Est, matrice de la refondation française. Albert Béguin se trouve ainsi à la croisée de deux univers qui vont s’affronter pendant sa direction – affrontement créateur au demeurant.
Goulven Boudic montre très bien que la « revue-mouvement » (qui fut une des composantes de la direction conflictuelle d’Albert Béguin) s’éteint pratiquement avec la Ve République. Les groupes Esprit de province, en effet, s’étiolent (à une ou deux exceptions près) après leur engagement intense contre la guerre d’Algérie. Tout au long de la décennie 1960 la revue s’appuie sur trois groupes qui fonctionnent en symbiose avec la seule ville capitale : le groupe politique, animé par Jean Ripert, le groupe littéraire, animé par Camille Bourniquel, et le groupe philosophique, animé par Paul Ricœur. Une petite déception ici : si Boudic pointe très bien l’importance de Jean Ripert pour la première partie de la direction Domenach, on reste un peu sur sa faim pour ce qui est de l’analyse du groupe lui-même. De même, on aimerait en savoir plus sur la disparition du groupe littéraire de Bourniquel.
Comme l’auteur en avertit honnêtement son lecteur, les archives font défaut pour traiter la période 1968-1982. De plus quand on a connu d’un peu près cette période (du moins sous un certain angle) on est mal placé (ce qui est mon cas) pour porter un jugement distancié. Pour palier le défaut d’archives, Goulven Boudic dans cette partie finale a multiplié les entretiens et cette confrontation des points de vue est d’un grand intérêt.
Goulven Boudic, qui a porté ce projet pendant de longues années, a réussi son pari de restituer la richesse des métamorphoses d’une revue sur près de 40 ans. Les Éditions de l’Institut de la mémoire de l’édition contemporaine ont réalisé un volume élégant agrémenté d’un cahier photographique.
Pierre Grémion
Brèves
Samuel Blumenfeld, L’HOMME QUI VOULAIT ÊTRE PRINCE. Les vies imaginaires de Michal Waszynski. Paris, Grasset, 2006, 288 p., 18 €
On connaît, grâce à Michel Ciment (les Conquérants d’un nouveau monde. Essais sur le cinéma contemporain, Paris, Idées/Gallimard) le rôle des metteurs en scène européens exilés aux États-Unis avant la Deuxième Guerre mondiale : Joseph Von Sternberg, Erich Von Stroheim, Fritz Lang, Billy Wilder, les plus connus, ont contribué avec d’autres à « européaniser » Hollywood. Mais on ne connaissait pas encore le roman de la vie de Michal Waszynski (1904-1965). Né en 1904 dans un village pauvre, un shtetl de Volhynie, il part à Varsovie où il se fait connaître comme metteur en scène de navets à succès… mais aussi comme le créateur du chef-d’œuvre, mondialement reconnu aujourd’hui, du cinéma yiddish, le célèbre Dibbouk (1937). Après s’être engagé dans l’armée polonaise formée en Russie et placée sous les ordres du général Wladyslaw Anders, après avoir pris part à des combats, comme soldat mais aussi comme cinéaste, au Proche-Orient et en Italie (le périple de l’armée Anders est, selon l’historien Norman Davies, « une odyssée de la guerre moderne digne des Dix Mille de Xénophon »), il s’installe à Rome où il s’invente une personnalité tout autre. Se présentant comme un prince catholique d’origine polonaise, il devient l’ami du pape Pie XII, s’impose comme producteur, découvre des stars comme Audrey Hepburn. Bref, il devient le passage obligé des stars américaines et de cinéastes comme Orson Welles (au point de s’attribuer la coréalisation d’Othello) ou Joseph Mankiewicz qui tourne La comtesse aux pieds nus en Italie. Après Rome, il se déplace dans l’Espagne franquiste où il devient le principal collaborateur du producteur américain Samuel Bronston qui crée, grâce à des procédés financiers pas très nets favorisés par des accords avec le régime franquiste, un nouvel Hollywood dans l’Espagne de Franco. Participant à la production des principaux films produits par Bronston (Les 55 Jours de Pékin de Nicholas Ray, La chute de l’Empire romain et Le Cid d’Anthony Mann), le réalisateur du Dibbouk contribue, en s’appuyant donc sur le régime franquiste, à redorer après 1945 le blason du catholicisme dont le personnage du Cid, héros catholique incarné dans le film par Charlton Heston, est le symbole dans sa lutte contre les Maures (« Le Cid devient ainsi la pierre angulaire de la propagande franquiste. Le régime franquiste déclare le 30 janvier Le Cid d’ “intérêt national”. La censure franquiste souligne que ce portrait est le parangon de la droiture espagnole »). Fasciné par les empires finissants, par le déclin historique, le « petit juif » de Volhydie reste un mystère que cet excellent livre, focalisé qu’il est sur l’histoire cinématographique, n’éclaire que secondairement. Mais, il est vrai, Le Dibbouk était un film sur l’influence du diable et la possession. « Le Dibbouk parle d’une âme possédée. Et c’est comme si Mischa avait été possédé à ce moment-là. Il reconnaissait que, depuis ce film, il n’était plus le même. » D’où la suite…
O. M.
Jonathan Coe, LE CERCLE FERMÉ. Paris, Gallimard, 2006, 546 p., 22, 50 €. Alal El Aswany, L’IMMEUBLE YACOUBIAN. Paris, Actes Sud, 2006, 336 p., 22, 50 €
Testament à l’anglaise mettait en scène avec force drôlerie les années Thatcher, Bienvenue au club racontait l’histoire d’un groupe de collégiens né durant ces mêmes années, ceux-là mêmes que l’on retrouve à l’âge adulte dans le Cercle fermé. Leur entrée dans le monde adulte, que résume l’auteur à la fin de l’ouvrage, est une manière de raconter les années Blair en continuité avec l’ouverture thatchérienne et avec la consécration de Londres comme « ville globale ». Les destins de ces individus, fort différents, se recoupent ensuite et se renforcent mutuellement comme s’ils étaient victimes les uns des autres. Cinéphile invétéré, auteur d’ouvrages sur James Stewart et Humphrey Bogart, Jonathan Coe, à défaut d’être un écrivain inventif sur le plan du style, se présente comme le metteur en scène implacable d’un cercle humain qui se referme à cause de l’hypocrisie et de la corruption. Comme on a l’impression de suivre une série politique, comme la télévision britannique en a le savoir-faire, la capacité scénaristique de Coe à « mettre en scène » ses personnages est un apport décisif pour saisir l’époque « à l’anglaise ».
L’Égyptien Alal El Aswany propose également une galerie de portraits de personnages vivant au Caire. Ce qui permet de voir les intérieurs et les extérieurs de la ville avec beaucoup de lucidité et d’humour. Si Coe n’est pas Joyce, Alal El Aswany n’est pas Naguib Mahfouz, mais cela n’est pas rédhibitoire. En France, où il est de mauvais goût de se plaindre de nos grands écrivains contemporains, académisés ou non, nous n’avons ni Coe, ni Alal El Aswany pour nous parler des années Mitterrand, Jospin ou Chirac… Et pourtant, un journaliste comme Franz-Olivier Giesbert, l’auteur d’un Chirac à succès, a écrit des romans, mais ceux-ci portaient souvent sur sa jeunesse ou sur des affaires très privées.
O. M.
Maurice Nadeau, JOURNAL EN PUBLIC. Paris, Maurice Nadeau, 2006, 320 p., 20 €. Pierre Pachet, LOIN DE PARIS. Paris, Denoël, 2006, 176 p., 15 €
Ces deux ouvrages sont l’occasion de saluer le travail au long cours de La Quinzaine littéraire, un journal littéraire qui, dans un autre registre et à un autre rythme que la revue Critique, propose des comptes rendus de lecture depuis quarante ans (voir le no 919, spécial 40 ans, 16-31 mars 2006). Fondé en 1966, ce journal, qui révère la lecture autant que l’écriture, a été créé par Maurice Nadeau, une personnalité redécouverte aujourd’hui et prise en exemple pour ses « prises de risque » minoritaires. Celui-ci tient depuis quelques années un journal littéraire dans La Quinzaine où il évoque ses influences esthétiques (surréalisme, Sade, Flaubert…) et politiques (trotskisme). Radical, intransigeant, Nadeau est l’une de ces plumes généreuses et avides que l’on craint de manquer.
Dans un ouvrage qui reprend le titre de la chronique régulière que Nadeau lui a confiée, Pierre Pachet souligne pour sa part l’une des autres caractéristiques de La Quinzaine : faire preuve d’exigence et ne pas craindre l’esprit d’avant-garde, mais cela sans jamais céder au parisianisme et à la loi des milieux. Loin de Paris propose des détours par l’étranger, la province et la banlieue, à l’occasion de colloques et de voyages, rendant ainsi visible un art du détour qui est l’une des qualités singulières de La Quinzaine.
O. M.
Katharina von Bülow, LE MANOIR. Trad. de l’allemand par Sylvain Pilhion Paris, Éditions du Cerf, 2006, 106 p., 12 €
Ce récit nous présente la débâcle allemande de 1944, vécue et racontée de l’intérieur, en Allemagne, par une petite fille chassée, avec sa mère et ses sœurs, de leur vaste propriété familiale par l’armée russe. L’expérience de l’histoire signifie ici une dépossession complète : la famille est disloquée, l’univers protecteur des lieux familiers s’efface, les identités sont troublées, un monde ancien disparaît : « Au-delà de toute expression, le monde est sens dessus dessous. » Que reste-t-il à une petite fille dans ce chaos de l’histoire ? Elle préserve, comme un talisman, le goût de la langue, le bonheur d’un mot inconnu ou retrouvé : « Malandrin, matamore, tintinnabuler sont des mots qu’elle aime. Elle les murmure à l’avenant, à la cadence du train en marche, les psalmodie ou les savoure comme des mets exquis. » Abri, demeure, recours : le langage se substitue au monde défaillant, recrée l’univers et met à distance une histoire trop violente pour qu’une enfant puisse souhaiter y entrer.
L. C.
Hélé Béji, UNE FORCE QUI DEMEURE. Paris, Arléa, 2006, 176 p., 18 €
Auteur d’un livre devenu un classique sur le Désenchantement national en 1982, i.e. sur la décolonisation, cette intellectuelle tunisienne qui anime courageusement le Collège de philosophie en pleine medina de Tunis, revient, mais en se penchant désormais sur le sort de la femme, sur les rapports impossibles entre la modernité et la tradition. Refusant les oppositions lourdes, rejetant le face-à-face de la femme islamique traditionnelle et de la féministe occidentale, Hélé Béji s’efforce de penser, non sans proximité avec l’Iranien Daryush Shayegan, ce que le respect d’une certaine tradition (pour ne pas dire « civilité ») peut apporter à la femme moderne qui succombe, elle, au culte de son propre narcissisme corporel et psychique. Mais Hélé Béji ne révère aucunement en retour une tradition susceptible de se retourner par radicalisme contre la liberté des modernes. Cette pensée qui oscille généreusement entre le moderne et le traditionnel, au point d’annuler la portée de cette opposition sourde, ne porte pas par hasard sur la place et le rôle du féminin. Ni traditionaliste, ni féministe, très marquée par la place du corps dans la société, cet ouvrage parle essentiellement de la liberté des femmes. Comme si leur apport singulier était plus indispensable que jamais.
O. M.
Ildefonso Cerda, LA THÉORIE GÉNÉRALE DE L’URBANISATION. Présenté et adapté par Antonio Lopez de Aberasturi. Préface de Françoise Choay. Les Éditions de l’imprimeur, 2005, 238 p., 26 €
Marginalisé, en raison même de sa modernité, par une élite espagnole « aristocratiquement » tournée vers le monde paysan, et cela pendant des décennies, i.e. jusqu’à la fin du franquisme, ce classique de l’urbanisme (dont le Barcelonais Cerda invente le terme en 1867) a été traduit en français fort tardivement et a connu une réception quasi clandestine puisque les étudiants français ne le trouvaient plus depuis des années. Les Éditions de l’Imprimeur ont le mérite de pallier ce manque de sérieux de l’édition hexagonale alors même que l’intérêt pour l’urbanisme et l’architecture échappe au seul milieu des spécialistes et des techniciens de l’aménagement. Le livre de Cerda est exemplaire dans la mesure où il commence par un travail rigoureux sur les notions et le langage alors que le vocabulaire, babélisé, part aujourd’hui dans tous les sens. Ensuite, dès la fin du xixe siècle, l’auteur du Plan urbain de Barcelone, en écho à l’hausmannisme, avait bien vu que les lieux, ces échangeurs et commutateurs de flux comme le dit le géographe Paul Claval, n’étaient pas des espaces mythiques protégés contre les flux extérieurs. Bien au contraire, l’urbanisme, fort sensible au rôle de la circulation, est inventé pour trouver un équilibre entre les flux et les lieux. Une telle interrogation n’a en rien perdu de son sens : « À l’heure de la mondialisation, écrit Françoise Choay dans sa préface de 2005, la Teoria apparaît comme un passage obligé pour pouvoir mettre en perspectives et penser les nouvelles techniques d’aménagement ainsi que la crise actuelle de l’urbain et de notre rapport à l’habiter. »
O. M.
Jean-Louis Missika, LA FIN DE LA TÉLÉVISION. Paris, La République des idées/Le Seuil, 2006, 112 p., 10, 50 €. Monique Dagnaud, LES ARTISANS DE L’IMAGINAIRE. Comment la télévision fabrique la culture de masse ?. Paris, Armand Colin, 2006, 320 p., 2006
Pour Monique Dagnaud, la télévision ne se porte pas si mal puisqu’elle contribue à créer une culture de masse dans laquelle l’ensemble des individus peut se reconnaître. Cherchant à coller aux désirs des téléspectateurs, la profession restreinte au petit milieu des scénaristes (auprès desquels l’auteur a mené une enquête) cherche à en anticiper les goûts et les aspirations. Ce livre, qui souligne bien le contraste entre une culture massive et le caractère marginal de ceux qui en produisent l’imaginaire, met en avant deux tendances sur le plan des contenus : « Replis sur l’identité nationale et les tourments de l’individu, construction d’un imaginaire à mille entrées possibles et nourri de lui-même : l’espace télévisuel opère dans ces directions, après vingt ans de libération économique […] D’un côté s’épanouit la culture du divertissement, de l’autre se consolide le sentiment identitaire de la société française à travers une image relativement stéréotypée et des valeurs morales. »
Jean-Louis Missika prend, de son côté, le parti inverse dans un livre décapant où il annonce « la fin de la télévision » et donc de la « culture de masse ». Alors qu’il avait cru à la télévision citoyenne il y a déjà plusieurs décennies, il décrit ici l’évolution des contenus en distinguant trois périodes – l’âge classique de la paléo-télévision (celle qui pense que « la culture pour tous passera par la télévision ») ; l’âge baroque de la néo-télévision (celle qui « s’arroge une fonction consolatrice et, au-delà, se donne pour vocation de réparer le lien social ») ; et l’âge rococo de la post-télévision (celle de la téléréalité qui, tel Pygmalion, « transforme un téléspectateur ordinaire en héros qui aura surmonté les épreuves, surpassé ses adversaires, et qui se sera révélé, relevé, en un mot, accompli »). Mais Missika ne prend pas ce dernier âge trop au sérieux puisqu’il annonce la disparition de la télévision en évoquant plusieurs phénomènes (démédiation, hypersegmentation, convergence numérique, fin de l’indépendance économique…) qui sont en passe de marginaliser une télévision qui n’est déjà plus l’écran central (voir le numéro spécial d’Esprit, « La société des écrans », mars-avril 2003). Montrant avec force que nous allons vers un monde des images et de l’information de plus en plus « déprofessionnalisé » et donc « dé-hiérarchisé », il s’interroge dans un dernier temps sur nos capacités à animer un espace public digne de ce nom, par le biais d’une analyse de l’évolution du journal télévisé et la prise de pouvoir progressive d’internet sur la télévision. « Un jour ou l’autre, internet deviendra le média dominant, celui auquel la télévision sera asservie en termes de ressources politiques, comme la presse écrite a été asservie par la télévision à la fin du xxe siècle. Alors, on pourra mesurer les conséquences de la marginalisation de cet outil de synchronisation et de condensation du débat pour l’espace public et la vie politique. »
O. M.
Ghaleb Bencheikh, LA LAÏCITÉ AU REGARD DU CORAN. Paris, Presses de la Renaissance, 2005, 298 p., 19 €
Plaidoyer net, engagé, sans équivoque, parfois véhément, pour expliquer que le Coran ne s’oppose pas à la laïcité et que l’islam peut parfaitement l’admettre en politique, ce livre s’adresse certes aux Occidentaux qui mettent en doute, à l’aide de quelques citations du Coran, la capacité musulmane à intégrer l’idée de laïcité de l’État, mais plus encore aux islamistes qui nient purement et simplement, au nom du même Coran, le droit des musulmans – et plus encore des musulmanes – à vivre la laïcité dans la cité moderne. Le livre ne manque ni de nuances ni de culture. Il est même original dans ses sources. Ce qui surprend quelque peu, c’est l’absence, dans ce débat, de nombreux travaux récents sur ce thème ; d’autre part, et bien qu’il contourne pour partie la difficulté, G. Bencheikh risque de consolider, fût-ce en sens inverse, les thèses essentialistes d’un islam qui, défini « au regard du » Coran, « est » ceci ou cela. D’une certaine manière, et quitte à être accusé de naïveté, nous reconnaissons volontiers la « capacité » de l’islam à entrer dans la modernité laïque. Nous voudrions surtout comprendre pourquoi, au niveau des foules et des nations musulmanes, il semble régresser dans cette capacité depuis plusieurs décennies. C’est-à-dire être renseignés sur ce qui se passe après la mort du Prophète, et sur la bifurcation, trop vite, vers une conception étriquée et juridique de l’islam – dont il reste toujours tributaire. Et savoir ce qui dans le Coran a pu contribuer à ce tournant.
J.-L. S.
En écho
ENTRE ÉLITES STATUT ET ÉLITES STATUE – Dans l’État de l’opinion (présenté par Olivier Duhamel et Brice Teinturier, Tns Sofres/Le Seuil, 2006), on lira des articles anticipant les élections présidentielles (« Vers un nouveau modèle de leadership présidentiel ? ») ou revenant sur l’échec du référendum sur le traité de Constitution européenne. Mais l’article le plus surprenant porte sur les élites dans la France de 2006. Éric Chauvet prend d’abord acte de l’éclatement des élites en distinguant quatre types d’élites : l’élite froide (« les décideurs intéressés », expression qui désigne les hauts fonctionnaires, les financiers, les dirigeants des grandes entreprises), l’élite transparente (« les sympathiques commentateurs », ce qui désigne pêle-mêle chercheurs, intellectuels, scientifiques, journalistes et magistrats), l’élite déchue (« les moralistes stériles », ce qui désigne prélats, imams et dirigeants syndicaux qui sont en queue de peloton) et l’élite proche (« les empathiques impuissants », ce qui désigne les artistes, les directeurs de Pme et les dirigeants d’associations). Après avoir évoqué l’absence de confiance globale envers ces élites (« Les Français ont l’impression que leur destin leur échappe et ils n’ont pas trouvé les élites en lesquelles ils pourraient remettre leur confiance. Bien logiquement cette perception se retrouve dans leur sentiment de ne pas disposer d’une élite qui cumulerait pouvoir réel, capacité à expliquer le monde, pouvoir de donner du sens, de “rêver son avenir” et “proximité du quotidien” »), l’auteur souligne le glissement vers la consécration, toujours éphémère, des élites people (« Peoplisaton des élites ») par les politiques qui les valorisent de plus en plus : « Passer dans les médias est donc le signe jugé le plus distinctif de l’appartenance à l’élite par 73 % des Français. » Il n’en reste pas moins qu’il faudra parvenir à trouver un équilibre entre élites « statuts » (les élites éclatées) et les élites « statue » (les élites people). À moins de considérer que la France est un pays suicidaire !
GÉNÉRATIONS – La revue Tissage, animée par de jeunes chercheurs, se penche sur le rapport des générations à la politique en faisant dialoguer trois générations différentes, celle qui avait vingt ans en 1968, celle qui est née dans les années 1960 et celle qui est née dans les années 1980. Une manière de reprendre autrement le récit de la formation politique par Mai 68 et de le comparer à d’autres initiations politiques ultérieures, au sein desquelles les mouvements étudiants comme celui qui vient de s’achever ont une place prépondérante. www.publicmetis.org
INTÉGRATION – La revue du groupe de recherche pour l’éducation et la prospective (POUR, Grep, 13-15, rue des Petites Écuries, 75010 Paris) consacre un dossier à Bertrand Schwartz (« Construire une pensée collective pour l’action ») qui a su inspirer des orientations importantes des politiques publiques dans la lutte contre l’exclusion, en faveur de la formation et des jeunes.
ÉMEUTES URBAINES ET POLICE – Mouvements, qui salue en ouverture la mémoire de Gilbert Wasserman qui fut l’un des orchestrateurs de la revue, consacre un dossier aux émeutes urbaines de novembre 2005. Ce qui permet rétrospectivement au lecteur d’esquisser une comparaison entre les émeutes des banlieues et les manifestations anti-Cpe troublées brutalement par des casseurs de la banlieue (Mouvements. Émeutes et après ? no 44, Paris, La Découverte, mars-avril 2006). On lira avec intérêt les textes sur la police (Dominique Monjardet sur la crise de l’institution policière, et Évelyne Sire-Martin qui se demande si l’état d’urgence doit être considéré comme un état de droit ou comme la continuité de procédures d’exception). L’approche en termes ethniques et religieux n’étant pas sans conséquences sur les divisions au sein du monde des intellectuels dits médiatiques, l’article de l’éditeur François Gèze apporte des éléments pour éclairer une discussion (« Les intégristes de République et les émeutes de novembre »). Les mêmes émeutes ayant mis au premier plan l’impératif urbain et spatial, le dernier numéro de la revue de Thierry Fabre, La Pensée de midi (Paris, Actes Sud, no 18, avril 2006), apporte, même s’il privilégie des articles sur Alger et sa Casbah, des éléments de réflexion sur la responsabilité de l’acte de construire.
ENTRE DIASPORAS ET PUISSANCE CHINOISE – Raisons politiques. Études de pensée politique, no 21, Presses de Sciences-Po, 2006, consacre un dossier à l’influence des diasporas et à leurs implications sur les équilibres fragiles des États-nations. Voir les articles d’Achille Mbembe, que nous publierons prochainement dans Esprit, et de Jean Peut-Être Mpélé (« Identité et cosmopolitisme dans l’Afrique subsaharienne »). Critique internationale, no 30, Presses de Sciences-Po, propose deux articles originaux : le premier porte sur les rapports controversés de la Turquie et de l’Europe ; le second sur l’exception autoritaire arabe dans le contexte de la globalisation. S’appuyant sur une analyse de l’évolution des régimes tunisien et égyptien, Michel Camau écrit : « En tout état de cause, l’éventualité de la consolidation autoritaire, ou de l’autoritarisme de marché, relativise l’usage de la notion même d’exception. En tant qu’état social, l’autoritarisme consolidé est en phase avec la globalisation démocratique. »
CHINA ANALYSIS – Le bulletin électronique dirigé par François Godement et Michal Meidan qui commente l’actualité chinoise sur les thèmes politiques, économiques et de société, stratégiques et de relation internationale (chinaanalysis@centreasia.org, Asia Center, 27, rue Damesme, 75013 Paris) peut jouer à l’avenir, en raison de la qualité de ses informations, un rôle équivalent à la revue de Hong-Kong, Perspectives chinoises.
ÉTATS-UNIS – La saison des ouragans en Louisiane et l’inondation catastrophique de la Nouvelle-Orléans donnent à la Vie des idées (mars 2006, www.repid.com) l’occasion de s’interroger sur le rapport des Américains à la nature. Alors que les positions officielles des États-Unis sur les questions environnementales mondiales sont très fermées (Guillaume Duval traite de la question du climat, Anne-Lorraine Bujon de l’offensive pétrolière en Alaska), Olivier Remaud rappelle que l’écologie est présente dès les origines de la conquête du continent dans le « rêve pastoral » qui nourrit la culture politique américaine. Par ailleurs, Wojtek Kalinowski explique la « guerre culturelle » à forte connotation politique qui a lieu au Danemark et au sein de laquelle est née l’affaire des caricatures de Mahomet : un article qui apporte des éléments d’information précieux qui ont malheureusement fait défaut à la plupart des prises de position en France sur ce sujet.
ALLEMAGNE – Nous apprenons avec regret la suppression de la revue Kultuchronik qui présentait en traduction française des articles sur l’actualité culturelle allemande. Instrument de médiation intellectuelle précieux, il est abandonné par le Goethe-Institut, à l’heure où il faudrait à l’inverse imaginer de nouveaux moyens de rapprochement.
Avis
« Esprit public » : une rencontre de débat public est organisée chaque mois à la mairie du 3e arrondissement de Paris, en partenariat avec Esprit et Alternatives économiques (19 h-21 h, salon d’honneur de la mairie du 3e arrondissement, 2, rue Eugène Spuller, 75003 Paris). Lundi 15 mai, « Chine-Inde : rupture dans la mondialisation ? » avec Jean-Philippe Béja et Jean-Joseph Boillot ; lundi 5 juin 2006, « Quel projet pour la ville ? » avec l’architecte David Mangin et Thierry Paquot.
Sécurité, sûreté, surveillance – Le séminaire de philosophie du droit (Ihej, Enm, Esprit) s’achèvera avec l’exposé de Frédéric Gros, « De guerre et paix à violence et sécurisation » (15 mai 2006) et la conclusion d’Antoine Garapon le 29 mai 2006. Les conférences ont lieu à Paris, à l’École nationale de la magistrature, 3ter, quai aux Fleurs, 75004 Paris. Animation : A. Garapon, J. Hubrecht (jhubrecht@ihej.org ; Tel : 01 40 51 02 51, Fax : 01 44 07 13 88 ; www.ihej.org).
Dans la suite des réflexions du présent dossier sur le travail, nous publierons le mois prochain un article qui rend compte du fort développement des fictions et des documentaires consacrés au monde du travail en France, ainsi qu’une enquête sur la manière dont des salariés vivent dans leur usine les réductions d’effectifs et les délocalisations. Nous accompagnerons aussi l’ouverture du musée des arts premiers avec un article de l’anthropologue Stéphane Breton sur la comparaison du rapport au corps dans plusieurs civilisations. Au cours de l’été, et pour préparer le cinquième anniversaire du 11 septembre 2001, nous publierons un dossier sur le terrorisme, les relations internationales et les politiques antiterroristes.
- 1.
Critique, janvier-février 2006, 704-705, « Dieu », numéro dirigé par Pedro Cordoba et Alain de Libera, 15 €.
- 2.
Jacques Derrida, « Foi et Savoir », dans la Religion, Paris, Le Seuil, 1996, p. 42.
- 3.
Dieu. Les monothéismes et le désenchantement du monde, Rencontres d’Averroës, sous la dir. de Thierry Fabre, Marseille, Parenthèse, 2005. Mentionnons aussi un dialogue direct et passionnant entre Régis Debray et Claude Geffré, Avec ou sans Dieu ? Le philosophe et le théologien, Paris, Bayard, 2006.
- 4.
Voir le compte rendu de cette réédition par Jean-Louis Schlegel en « Librairie » dans le présent numéro.
- 5.
J. M. Coetzee, Scènes de la vie d’un jeune garçon, Paris, Le Seuil, 1999.
- 6.
Id., Vers l’âge d’homme, Paris, Le Seuil, 2003.
- 7.
J. M. Coetzee, Michael K., sa vie, son temps, Paris, Le Seuil, 1985.
- 8.
Id., Disgrâce, Paris, Le Seuil, 2001.
- 9.
J. M. Coetzee, Terres de crépuscule, Paris, Le Seuil, 1987.
- 10.
J. M. Coetzee, l’Homme ralenti, op. cit., p. 203.
- 11.
Id., Elisabeth Costello, Paris, Le Seuil, 2004, p. 51.
- 12.
Le grand spécialiste de Bremond était Émile Goichot, décédé en 2003. Il avait fait sa thèse sur Bremond. Un livre de lui paraît en même temps que la réédition de Bremond : Henri Bremond, historien de la « faim de Dieu », Paris, Jérôme Millon, 2006. Un article de lui, portant ce titre, ouvre le volume hors commerce.
- 13.
Ce beau texte est repris dans le Lieu de l’autre, Paris, Hautes Études/Gallimard/Le Seuil, 2005, chap. 3.
- 14.
Henri Bremond, Histoire littéraire…, op. cit., vol. II, p. 676.
- 15.
H. Bremond, Histoire littéraire…, op. cit., vol. I, p. 462.
- 16.
Ibid., p. 707.
- 17.
H. Bremond, Histoire littéraire…, op. cit., vol. hors commerce, p. 251.
- 18.
Michel Winock, Histoire politique de la revue Esprit 1930-1950, Paris, Le Seuil, 1975. Repris en poche en 1996 avec une postface originale réunissant notamment les critiques de François Furet et de François Bedarrida ainsi que les réactions de Jean Bouvier, Jean Bastaire et Pierre Vidal-Naquet.
- 19.
Le livre de Michel Winock est écrit avant celui de Bernard Comte, Une utopie combattante. L’École des cadres d’Uriage, Paris, Fayard, 1991, dont Goulven Boudic a pu prendre connaissance. En revanche le travail de ce dernier est antérieur à la republication de la série lyonnaise assurée par le même Bernard Comte. Voir Esprit de novembre 1940 à août 1941, reproduction intégrale présentée et annotée par Bernard Comte, Paris, Éditions Esprit, 2004.
- 20.
Alain Clavien, Hervé Guillot, Pierre Marti, La province n’est plus la province. Les relations culturelles franco-suisses à l’époque de la Seconde Guerre mondiale (1935-1950), Lausanne, Éditions Antipodes, 2003.