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Dans le même numéro

Église catholique : l'illusion autoprotectrice

novembre 2009

#Divers

Une intervention du secrétaire de la congrégation pour l’éducation catholique au Vatican, Mgr Jean-Louis Bruguès, ancien évêque d’Angers, adressée au cours de l’été aux recteurs des séminaires pontificaux produit une étrange impression, comme si tout y était pris à l’envers1.

Il présente ses consignes et ses solutions pour la formation des futurs prêtres, sur un fond de tableau d’effondrement de la culture chrétienne. Le discours provoque un sentiment bizarre : comme si c’était l’esprit du monde qui était responsable des problèmes de l’Église. Il se plaint de la sécularisation mais jamais ne met en cause les responsabilités de l’Église elle-même.

Était-il si favorable, si bienveillant, l’esprit du monde quand le Galiléen appela les pêcheurs du lac, quand les apôtres commencèrent à parler ? Tandis qu’il discourt des méfaits de la sécularisation, Mgr Bruguès, lui, promeut bel et bien la sacralisation de l’état existant de l’Église catholique, sans plus s’interroger sur son bien-fondé.

En choisissant une orientation pour les jeunes prêtres, Mgr Bruguès définit aussi une orientation pour l’Église entière. Il nous fait voir l’Église catholique de demain telle qu’il la désire : le tableau est désolant : une petite troupe bardée de certitudes, sûre d’elle, relevant fièrement d’une contre-culture.

Les orientations données ici sont la conséquence logique et l’accentuation de l’état de fait accepté depuis vingt ans : la déshérence des paroisses et le refus de s’interroger sur les ministères chrétiens. Mais ce n’est pas la paroisse, d’allure rustique et prosaïque, qui l’inquiète ! Seul le statut du prêtre, sacralisé, compte à ses yeux !

Quant à la pertinence des concepts Mgr Bruguès aurait mieux fait de s’en prendre, comme ses prédécesseurs plus clairvoyants, au concept de société libérale, car c’est lui qu’il vise, plutôt qu’à celui de sécularisation. En tout cas, c’est à partir de là qu’il enchaîne affirmations et distinctions fort discutables.

Le recrutement

Je résume Mgr Bruguès : « Les éducateurs relèvent encore du courant d’accommodement et d’adaptation à la société sécularisée, ils s’attachent à des critères qui ne correspondent plus aux aspirations des plus jeunes, qui acceptent de tenir le rôle d’une minorité contestatrice. » Mais « ceux qui se présentent dans nos séminaires » doivent-ils faire loi, inspirer notre politique ? On atteint ici la limite du modèle des « vocations sacerdotales », de plus en plus réduit, comme chacun sait.

Un retournement de perspective ne sera-t-il pas nécessaire ? N’est-ce pas l’Église qui envoie des hommes pris parmi les hommes, elle qui, en fonction des besoins des hommes, appelle des hommes pris du milieu du monde comme le maître de Galilée appela des pêcheurs ? On va chercher les hommes dans le siècle. Où irait-on les chercher ailleurs que là où ils sont, dans les communautés chrétiennes, pour leur proposer d’être ordonnés au ministère, une pratique antique que l’Église orthodoxe n’a cessé d’exercer ? Ne devra-t-on pas un jour ou l’autre revenir à ce modèle ? Faute de quoi, on risque de cultiver des fleurs de serre, de maintenir une caste en position de contre-culture.

La formation

« Les jeunes qui se présentent dans nos séminaires ne savent plus rien ou presque de la doctrine catholique », dit Mgr Bruguès. La solution qu’il préconise en toutes lettres, c’est le catéchisme de l’Église catholique comme base de départ de l’enseignement en lieu et place d’une formation à l’esprit critique dans l’étude des Écritures. Autrement dit : obéissez à l’Église et ne regardez pas de trop près les Écritures qui pourraient vous donner l’esprit critique ! Une reprise en main. Avec ces séminaristes qui se présentent, nous avons encore une petite parcelle d’autorité, allons-y ! Même si on nous écoute de moins en moins, nous sommes au moins sûrs d’obtenir un écho dans la tranche traditionnelle.

Les solutions proposées témoignent d’un état de panique où l’Église catholique se trouve en Europe à force de se penser comme une sorte de contre-société et non de partie prenante à la société actuelle. Les prêtres ici sont présentés comme s’ils devaient être le dernier carré de la vieille garde. Ils doivent tenir coûte que coûte, se faire tuer jusqu’au dernier. Dans l’urgence, on ne peut leur enseigner qu’un message simple à assimiler, on ne leur donne qu’un fusil à un coup. Mais comment renoncer à la critique biblique sans se couper de toute la culture environnante ? Comment lire les sources, les Écritures, les Évangiles, sans tenir compte de leur genre littéraire ? On suppose que la foi chrétienne n’y résisterait pas ? Revient-on au temps du modernisme : même mise à l’écart des esprits critiques ?

En isolant la formation du prêtre de la culture environnante, Mgr Bruguès aggrave et consciemment assume un divorce avec la culture commune, avec la culture des chrétiens ordinaires. On se demande s’il ne renouvelle pas l’illusion autoritaire par laquelle, de 1860 à 1960, l’Église catholique a cru assurer sa mission en s’opposant au monde moderne. Ce que voulait et ce à quoi a abouti le catholicisme « intransigeant » du xixe siècle. La solution autoritaire a été expérimentée, elle repose sur le postulat, affectif, formulé dans le Syllabus : puisque le monde moderne tourne le dos au catholicisme, celui-ci n’a pas à se réconcilier avec le monde moderne. Serrons les rangs autour du souverain pontife ! Un postulat dont on a vu les résultats un siècle durant et qui est devenu en 1960 impossible à maintenir. Il ne l’est pas davantage aujourd’hui ! Mais en ce temps-là l’Église avait des forces ! Aujourd’hui, les prêtres et les catholiques sont renvoyés à un monde dans lequel seuls seront à l’aise les traditionalistes. La culture séculière, en 2009 comme en 1860, est estimée inhabitable pour le chrétien. Alors, où aller, sur quelle autre planète ? Mgr Bruguès y sera, sur une autre planète, dans l’air purifié de la société antilibérale ! L’esprit chrétien pourtant, comme l’Incarnation du Verbe de Dieu, se joue dans le temps, parfois en phase avec lui, souvent critique.

Séparer une nouvelle fois les prêtres du monde est un risque que l’histoire n’encourage pas à courir, quand on se souvient de l’histoire française depuis la Révolution, marquée par le retrait du prêtre devenu « étranger à la culture », entre 1840 et 1940. Le fond de la question c’est que le statut du prêtre, ni examiné ni réformé à Vatican II (ce concile qu’en haut lieu on voudrait ne jamais avoir existé), est le point aveugle de ce concile et que d’une certaine manière ce point aveugle en a empêché la mise en œuvre, puisque n’a pas été mis en place le relais adapté aux orientations prises. Le fond de la question est que le refus de s’interroger sur les ministères a entraîné – au moins comme une cause partielle – la fermeture des paroisses sans autre état d’âme, le rétrécissement dramatique du réseau chrétien dans un pays comme la France, et aujourd’hui l’appel désespéré aux prêtres africains dans tous les diocèses. Un déni de réalité.

Mais c’est un vieux réflexe : de tout temps l’Église catholique a préféré le maintien de sa structure hiérarchique et la vérité venant d’en haut à l’accueil des initiatives venant d’en bas (les vaudois, les béguines !).

L’orientation

Que veut dire prôner une Église « contestante et résistante » en lieu et place d’une Église censée « composer » avec le monde ? Le nouveau modèle de minorité contestatrice proposé par Mgr Bruguès n’est qu’un trompe-l’œil, tant il est évident que les deux aspects de contestation et de composition sont nécessaires, ils sont le nerf même de l’existence chrétienne. Il n’y a pas à opposer l’un à l’autre. Une telle distinction revient à justifier, comme une nécessité dérivant du modèle minoritaire, un modèle d’Église autoritaire. L’homme de Tarse suggérait au contraire : « Éprouvez toutes choses : ce qui est bon, gardez-le. »

Comment les chrétiens pourront-ils s’ouvrir aux défis qui les attendent avec des prêtres formés selon ces méthodes et selon ces orientations ? Accepter un modèle minoritaire, qui fièrement prétend maintenir, c’est refuser de jouer le jeu d’une nouvelle culture, se fermer des voies l’une après l’autre, non plus s’en ouvrir. La politique « d’identité » veut éviter la dissolution ; mais aurait-elle curieusement une face autodestructrice, suicidaire ?

La nouvelle politique, consciemment pensée et exposée, accepte le rétrécissement. Mgr Bruguès, de façon surprenante pour un évêque dont la tâche est de faire l’unité des fidèles, disqualifie les chrétiens dits « conciliaires », ceux qui demandent une adaptation aux temps. Il s’en prend aux formateurs du clergé. Il encourt sans sourciller le discrédit des uns et des autres. L’autorité suppose un lien de persuasion, d’estime, d’accord. Dans la société libérale, une autorité non reconnue s’exerce dans le vide. L’Église qui se raidit sur ses positions perd son autorité. C’est le crédit qui manque alors à l’autorité. L’Église catholique est-elle en train de dilapider le crédit dont elle jouit auprès de bon nombre de chrétiens et de la société ? Considère-t-elle que ce n’est ni grave, ni mortel, puisque ce sont eux, les autres, qui ont tort ?

En nous préparant des prêtres pour un petit monde rétréci et traditionnel, une peau de chagrin, vous renoncez à ce qui depuis de longs siècles a fait la force du catholicisme, le multitudinisme des sociologues, le catholicisme comme institution de multitude. En termes clairs, cette sorte de grand barnum où coexistent des sensibilités différentes, des spiritualités différentes, des couleurs différentes, les unes plus critiques, les autres plus populaires, un catholicisme varié où on peut respirer, vous en désespérez. Vous prenez votre parti d’une société largement agnostique, qui a déjà d’autres rites religieux et spirituels (mariages, funérailles, baptêmes civils), que l’Église catholique abandonne à son sort – de fait, il n’est aucun moyen de la toucher avec le langage que vous proposez –, et en face vous envisagez d’une âme légère un petit nombre de croyants, intègres, persuadés d’avoir la vérité, inconfusibles. Excusez, Monseigneur : vous renoncez à ce que nous nommons catholicisme !

N’est-ce pas d’une sorte de révolution protestante qu’a besoin le catholicisme ? Non pas en ses positions et contenus dogmatiques, mais formellement. La Réforme du xvie siècle, c’était une manière d’accueillir le choc d’une première modernité. C’était admettre qu’il y avait des choses à changer. Il s’agit aujourd’hui d’Églises « réformées » : vilain mot, je sais, à vos oreilles. Mais en termes sociologiques, cela signifie qu’elles ont accueilli un choc, elles sont capables d’une réforme, elles en ont l’expérience, elles n’en ont pas peur. Le catholicisme, dans la mesure où il n’a pas l’expérience d’une réforme, restera-t-il à la fois paniqué et absolu face aux contingences des temps ? Les compromis, la « composition », que vous écartez d’un geste hautain – elle n’en a pas moins été la pratique quotidienne de l’Église romaine durant deux mille ans – n’est pas un manquement à la foi évangélique, elle est la condition nécessaire d’un message absolu lorsqu’il se donne dans le temps.

  • 1.

    L’Osservatore Romano, 3 juin 2009 ; La Documentation catholique, 5 juillet 2009.

Jean-Claude Eslin

Philosophe, lecteur et commentateur, entre autres, d'Hannah Arendt et de Max Weber, il s'intéresse aux interrogations politiques contemporaines, notamment la place faite à la religion dans la société moderne. Il intervient régulièrement dans la revue sur la situtaion, notamment institutionnelle, de l'Eglise catholique en France. Il travaille aussi sur la question européenne, la relation à…

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