Position – Comment François peut-il réformer l'Église ?
Trois mois après son élection, le pape Jean XXIII convoquait un concile. Cinquante ans plus tard, un autre homme, qui lui aussi a séduit immédiatement par un style différent et de plain-pied, un homme qui a quitté les appartements du Vatican parce qu’il ne peut vivre « sans les autres », qui met à distance le style sacral qui perdurait autour de lui, un homme qui a été élu par ses pairs pour entreprendre une réforme de la structure hiérarchique, se trouve devant des questions d’une autre ampleur et ne peut aller aussi vite.
L’appréciation positive dont bénéficie le nouveau pape, voire l’enthousiasme qu’il suscite, a fait rapidement oublier que depuis une trentaine d’années l’institution vaticane résistait de toutes ses forces à l’évolution des sociétés occidentales, qui lui paraissait folle, au point de bloquer une honorable gestion de réformes indispensables. Le sentiment dominait que l’Église catholique ne voulait ni ne pouvait se réformer. Le prix à payer semblait trop cher. Les questions à envisager trop angoissantes. Aujourd’hui, est-on parti dans un sens différent ? Beaucoup de catholiques se contenteraient du style du nouveau pape. Car pour le catholicisme tel qu’il est devenu, la figure et le charisme du pape sont un pôle dont on ne peut se passer. Pour certains, il est le seul point de repère dans un océan de doutes, le seul atout dont dispose l’Église. C’est l’héritage de la papauté intransigeante et isolée du xixe siècle et de Jean-Paul II dans les temps difficiles de l’après-concile. Le charisme est essentiel dans les conditions de l’autorité moderne. Mais derrière l’enthousiasme, une batterie de questions se pose. Plus on les envisage de près, plus elles paraissent complexes.
Cinquante ans ont passé depuis le début du second concile du Vatican. Si l’on admet qu’il faut un siècle pour assimiler un concile, nous avons connu une première phase de mise en œuvre, qui comportait entre autres la liturgie, le lien avec le peuple juif et la liberté religieuse. Avec le nouveau pape, il semble qu’une seconde phase commence, plus délicate, plus difficile. Se posent maintenant les questions longtemps différées, qui touchent les modes de vie modernes et ne sont plus uniquement des questions internes, de théologie et de discipline, pour lesquelles l’Église catholique peut toujours tirer, quand elle le veut, des réponses issues de sa multiforme tradition, comme par exemple ordonner des hommes mariés, ce qu’elle a fait pendant un millénaire. Ou donner plus de pouvoir et de responsabilité aux églises locales et aux évêques. Ou encore donner un pouvoir délibératif et non pas simplement consultatif à un synode.
La situation du monde n’est plus la même qu’en 1963, la situation de l’Église catholique non plus. Celle-ci est fragilisée par une évolution qui ne se fait pas en son sens, qui se fait à l’inverse du système de pensée qu’elle représente. Le pouvoir qui émane de la société, par représentation. L’égalité comme exigence toujours plus fondamentale. L’individualisme à la place de l’appartenance. L’invention de l’avenir à la place de la tradition. Ces tendances de base, souvent évoquées par Marcel Gauchet, ne se manifestaient pas aussi crûment en 1963. Aussi ces questions modernes et inédites, liées à l’évolution de la société, ne se posent pas seulement à Rome, mais dans le plus petit diocèse, dans la plus petite paroisse, elles se posent à tout individu.
C’est d’abord celle du sens de la présence de l’Église catholique – institution et fidèles – dans les sociétés vouées aux souffles de la démocratie. Elle se monnaye en questions particulières, toutes liées. Celle de la place des femmes, du rapport des hommes et des femmes. Celles des modes de vie, qui ont un rapport avec l’immense continent de la sexualité, inquiétant, sous-jacent à toute société, à toute religion ; celle du couple et pas seulement celles du mariage et du divorce, celle du mariage indissoluble, qui ont pris entretemps, avec l’allongement de la vie humaine, un caractère parfois étrange ou dramatique pour certains, rationnel pour d’autres, mais surtout ont donné lieu à un décalage avec la culture de l’Église catholique, à un détachement, un éloignement parfois sans agressivité, ni grief. Une ignorance.
Pour tenter de répondre à ces questions, un homme seul ne suffit pas. Le pape François donne l’impression de préparer le terrain pour des réformes plus importantes pour lesquelles le conclave l’a élu. En six mois, il a réussi à déstabiliser la Curie qui s’attend à des changements drastiques, et même certains épiscopats par ses appels à un mode de vie simple, pauvre, en raillant les évêques d’aéroport, les prélats de cour. Il a montré son indépendance, sa capacité de décision. Il s’est entouré d’un « conseil de cardinaux » de huit membres, déjà à l’ œuvre, presque une sorte de saint-synode1. Il s’agit de concevoir et de mettre en place une circulation plus souple de l’autorité, une répartition plus horizontale du pouvoir. Il faut remédier à des questions bloquées depuis longtemps : sur le plan interne, la liberté des Églises locales.
Tout se noue autour du rapport entre l’évêque de Rome et l’épiscopat, compris comme un équilibre souple plutôt qu’une hiérarchie. Sur le plan œcuménique, la façon de comprendre le primat de l’Église de Rome (car à proprement parler, il ne s’agit pas du primat du pape, mais de l’Église qu’il représente) : l’évêque de Rome redeviendra-t-il le primat, non le gouvernant universel ? Sous ces deux aspects, interne et œcuménique, le point essentiel est de remettre en place un équilibre constitutif de l’Église ancienne : l’équilibre entre primauté et synodalité (selon l’étymologie « passer le seuil ensemble ») ou conciliarité, en principe commun à l’Église romaine et aux Églises orthodoxes. Cet équilibre, longtemps perdu de vue en faveur de la seule papauté, depuis que celle-ci est devenue une monarchie, donnant lieu à la figure pyramidale bien connue qui caractérise le catholicisme, peut-il être rétabli ? Plusieurs fois, François a indiqué qu’il serait utile de s’inspirer des pratiques synodales des chrétiens d’Orient. La recherche d’une pratique souple de l’équilibre entre la papauté et l’épiscopat ne pourra se faire que de façon empirique, mais exige un esprit différent de celui des derniers siècles.
Qu’un style simple et une institution rééquilibrée prennent place, même modestement, cela ne manquera pas de créer dans le catholicisme un nouveau contexte, un petit séisme, car cela imposera à tous les acteurs, de haut en bas, à chaque pas, une réflexion renouvelée. L’équilibre de l’ensemble sera concerné. Un des membres du conseil des cardinaux, Reinhard Marx, évêque de Munich, a déclaré, quelque peu fanfaron et provocateur : « Certains catholiques pensent encore que le prêtre doit être présent pour que l’Église fonctionne. C’est absurde ! » Que se passera-t-il quand les chrétiens de base devront prendre leurs responsabilités ? Ou quand des responsabilités et une autonomie seront demandées aux laïcs ? Dans un monde sécularisé, cela ne sera pas simple ! Pourra-t-on envisager qu’on puisse leur laisser une autonomie de style protestant pour les questions de conscience ? Il faut s’attendre à ce que les questions se posent en cascade. On connaît les dangers de la réforme de toute institution traditionnelle : au moment où on y touche, elle s’écroule.
Il faudra une intelligence inspirée et un courage peu ordinaire au pape François pour la mener à bien !
Pour moi, je dirai avec le poète :
- 1.
Institution collégiale au sommet de la hiérarchie dans l’Église orthodoxe.