La hiérarchie catholique et les baptisé-e-s de France
Le 11 octobre dernier, au terme d’une marche organisée, à Paris et dans quelques autres villes de France, par le Comité de la jupe1, était annoncé le projet de créer une « Conférence des baptisé-e-s de France ». Cette annonce manifeste une nouvelle fois le besoin de faire exister, en France, une opinion publique à l’intérieur même de l’Église catholique. Et ce besoin naît d’une évolution dont il ne semble pas que l’institution ecclésiale ait pris toute la mesure, bien que plusieurs événements l’aient mis en évidence depuis le début de l’année 2009.
Un vaste débat public avait été suscité tout d’abord par la décision du pape, en janvier 2009, de ne pas surseoir à la levée de l’excommunication frappant les évêques intégristes ordonnés par Mgr Lefebvre alors même qu’avaient été rendus publics les propos négationnistes de l’un d’entre eux, Mgr Williamson. Le mouvement d’opinion – qui s’était notamment traduit par un retentissant « Non » à la une de l’hebdomadaire chrétien La Vie – avait été largement relayé par les médias. Il avait fallu l’intervention personnelle, publique, de la chancelière allemande, pour que Benoît XVI affirme publiquement qu’aucune réintégration des évêques intégristes dans l’Église catholique n’était envisageable sans condamnation claire et nette du négationnisme.
Quelques semaines plus tard, en mars, l’archevêque de Recife scandalisait la planète en prononçant une sentence d’excommunication qui frappait la mère d’une fillette de neuf ans, enceinte de jumeaux après avoir été violée par son beau-père. Cette mère était coupable d’avoir demandé à un médecin de pratiquer un avortement et le médecin avait également été excommunié. À quoi étaient venus s’ajouter, aussitôt après, les propos hasardeux de Benoît XVI sur le préservatif dans l’avion qui le conduisait en Afrique.
L’ampleur des réactions avait surpris, et le débat sur l’internet fut intense et riche. Plusieurs évêques, tant à l’occasion de « l’affaire Williamson » qu’à propos de l’excommunication de Recife, n’ont pas craint de déplaire à la Curie romaine en manifestant leur désapprobation. Les mois ont passé et il semble que, pour les clercs, la page a été tournée. La « mauvaise passe » est oubliée, et Benoît XVI s’est gardé de tout nouveau faux pas.
L’institution ne change pas d’en haut
Les évêques français semblent aujourd’hui surtout préoccupés par des problèmes de finances et d’administration de leurs diocèses : l’âge toujours plus vieillissant du clergé et le rétrécissement de la pratique rendent leur tâche très difficile. Plus encore, une fracture se dessine entre la frange la plus jeune du clergé et les anciens, ceux qui furent les témoins de l’aggiornamento voulu par Jean XXIII, avec le concile Vatican II. Les plus jeunes, très identitaires, voient volontiers dans les « excès » de Vatican II ou les « mauvaises interprétations » qui en furent faites, l’explication de la crise que traverse l’Église – raréfaction des vocations, réduction drastique des pratiquants réguliers. Ils pensent qu’il est temps de revenir à ce qu’ils considèrent comme la tradition, c’est-à-dire souvent un schéma qui est celui du catholicisme européen du xixe et du début du xxe siècle plus que celui des débuts de la prédication chrétienne. Ils ont avec eux le pape et une large frange de la Curie.
Face à cette situation, l’épiscopat français semble assez largement déboussolé et partagé entre ceux qui croient qu’il faut essayer de revenir aux bonnes vieilles recettes pour surmonter la crise, et ceux qui ont conscience que cela ne suffira pas et que l’importation d’un clergé étranger – africain notamment, mais aussi centre européen – n’est qu’un cautère sur une jambe de bois. Faute de savoir quoi faire, nombre d’évêques français se rallient bon gré mal gré au discours pontifical contre « le relativisme » et « la culture de mort », comme une explication du recul du catholicisme dans les pays de « vieille chrétienté2 ».
En réalité, l’ampleur du débat qui avait suivi l’affaire Williamson montre que la crise est d’une nature bien différente. Ce n’est pas le désintérêt pour le catholicisme qui est ainsi manifesté, mais le fait que les laïcs catholiques sont de plus en plus nombreux à vouloir sortir de l’âge d’enfance dans lequel la plupart des clercs les voient encore, et où d’aucuns entendent même les maintenir. Cette « résistance » ou ce passéisme des clercs résulte d’une profonde incompréhension de la manière dont joue la foi dans le monde contemporain et, pour un petit nombre, d’une claire volonté de pouvoir.
Ce qui se passe n’est pas le témoignage de l’échec de Vatican II comme d’aucuns le prétendent, mais au contraire la marque de son succès. On peut même soutenir que la réforme liturgique, si souvent accusée de tous les maux, a été une réussite, puisqu’elle a permis aux fidèles de ne plus suivre le rite comme des moutons de Panurge, ou comme des adeptes d’assemblées sectaires, mais de façon plus intelligible et responsable. Qu’il y ait eu ici et là des débordements et des maladresses est indéniable, mais la vérité c’est que les fidèles savent infiniment mieux aujourd’hui ce qu’ils célèbrent qu’au début des années 1960 ! Mais bien plus que la réforme liturgique, ce que récolte aujourd’hui l’Église, et qui l’embarrasse au plus haut point, car l’institution n’a pas encore pris conscience de l’ampleur de la mutation qu’elle a pourtant engagée, c’est le fruit de l’énorme effort de formation qui a été accompli depuis un demi-siècle.
Les catholiques se sont mis à lire la Bible, à la méditer, à en discuter… Ils ont acquis pour nombre d’entre eux des connaissances théologiques, certes partielles, mais assurément bien plus riches que celles des générations précédentes. Tout cela est, sans doute, loin d’être parfait, mais c’est un progrès considérable qui change définitivement les relations entre les clercs et les laïcs. Tout cela ressemble, mutatis mutandis, à ce qui s’est passé à la Renaissance, avec l’irruption de l’imprimerie, et la diffusion du texte biblique au-delà du cercle dans lequel il était jusqu’alors confiné.
Si bien que la crise que traverse l’Église et dont bien des clercs, à commencer par le pape et nombre d’évêques, peinent ou se refusent pour l’instant à prendre la mesure, est une crise de modernisation. Une crise largement amplifiée par les effets démultiplicateurs de l’internet et des moyens modernes de communication. Les tensions sont donc fortes et les enjeux décisifs. C’est une crise que décrivent à la perfection des mots du révolutionnaire italien Gramsci : « Le vieux se meurt et le jeune hésite à naître. » Le vieux, ce n’est pas le christianisme en tant que tel, mais la manière dont il s’exprime, dont il se vit, dont il s’est structuré, non pas depuis toujours, mais depuis le xixe siècle ; le jeune qui hésite à naître, c’est la traduction de la foi dans le monde d’aujourd’hui…
Or la foi n’est pas un corpus de valeurs qu’il faudrait restaurer, c’est croire que la vie – en la personne même du Christ qui a épousé la condition humaine jusqu’à la mort – ne cesse de s’ouvrir à nous, dans la traversée même des épreuves et des difficultés qui se présentent, dès lors que nous y engageons tout notre être dans une démarche qui allie indissolublement l’amour et la justice. Ce qu’a manifesté le Christ, une fois pour toutes, c’est que la mort elle-même ne peut vaincre la vie. Dès lors, toute crise peut être traversée, notamment celle que connaît aujourd’hui, sous de multiples aspects – pas simplement économiques –, la planète mondialisée, et celle qui fait trembler l’Église… Les difficultés que rencontre cette dernière ne sont, de ce point de vue, pas différentes des problèmes propres à toute société en cours de modernisation.
Gramsci et le pape
Depuis vingt ans, sous l’effet de la conjonction de chocs par eux-mêmes impressionnants – faramineux progrès techniques, bouleversements politiques, ouverture des frontières, croissance démographique, mutations économiques… –, les équilibres dans lesquels nous vivions ont volé en éclats et nous sommes placés devant le défi d’inventer une nouvelle civilisation. Pour affronter ce défi, l’expérience chrétienne témoigne d’une espérance précieuse pour toute l’humanité. Et le formidable effort de formation et d’intelligence de la foi qui s’est développé depuis Vatican II donne aux chrétiens non seulement des outils mais des responsabilités dans ce passage. Encore faut-il que l’Institution soit au service de ces responsabilités et non pas une entrave. Au cœur de cet enjeu, un christianisme qui se replierait sur le rite, et se tournerait vers le passé, n’aurait plus rien à dire, il se changerait en statue de sel… « Celui qui met la main à la charrue et regarde en arrière n’est pas fait pour le Royaume de Dieu », dit le Christ.
On sent au Vatican et parmi les évêques, une crainte immense, celle d’une perte d’autorité. Sans doute devraient-ils se rappeler que l’autorité d’un père, à l’égard de ses enfants – si l’on veut filer cette métaphore, chère au magistère –, change avec le temps. L’autorité s’exerce différemment avec un fils ou une fille de quatre ans, de quinze ans, de vingt-cinq ans ou de quarante… Quel que soit leur âge, même lorsqu’ils sont adultes, les fils et les filles restent des enfants de leur père et de leur mère, mais la parole qui s’échange évolue, les liens se transforment, les rapports de force – il y en a, bien entendu – se jouent différemment. La grandeur d’un père et d’une mère, c’est de servir l’accès à la liberté et à la responsabilité de leur enfant, en sachant en permanence renoncer à figer la relation dans ce qu’elle fut à un moment donné. C’est une expérience difficile, parfois douloureuse, mais inévitable. Vouloir s’y soustraire, c’est souvent interdire à ses enfants de vivre en hommes et femmes libres.
Ceux qui, parmi les clercs, pensent que les progrès du christianisme en Afrique ou en Asie pallieront son apparent affaiblissement en Occident se trompent. Ni l’Afrique ni l’Asie n’échapperont à une telle « crise de croissance ». Elle est non seulement inéluctable, mais nécessaire. C’est bien plutôt en comprenant ce qui arrive à « la fille aînée de l’Église » que l’on préparera l’avenir.
Les chrétiens de France ne veulent plus être traités comme des gamins. Non pas qu’ils réclament des honneurs ou de la reconnaissance de la part du clergé, mais parce qu’ils sont habités par un puissant désir, celui de faire retentir dans la société une parole de vie et de liberté. Pour cela, il importe que meure une forme obsolète de l’exercice de l’autorité, pour que s’instaure une véritable coresponsabilité de tous les baptisés. Tel est, pour reprendre la formule de Gramsci, le neuf qui hésite à naître.
- 1.
Rappelons que le Comité de la jupe s’est formé pour protester contre un propos sexiste tenu le 21 novembre 2008 par l’archevêque de Paris, le cardinal André Vingt-Trois, président de la Conférence épiscopale française – « le tout ce n’est pas d’avoir une jupe, c’est d’avoir quelque chose dans la tête ». Mgr Vingt-Trois a présenté ses excuses. L’affaire est donc close, même si la question de la manière dont l’institution catholique considère les femmes reste ouverte.
- 2.
Tous ne sont cependant pas sur cette ligne, comme le montre le dernier livre de Mgr Albert Rouet, évêque de Poitiers, J’aimerais vous dire (Bayard, 2009), ou les propos tenus par Mgr Jean-Marie Di Falco, évêque de Gap, devant les assises de la communication réunie au siège de la conférence des évêques de France, les 14 et 15 octobre dernier.