Multiples Moïse
Repère
Multiples Moïse
Depuis de longues années, Jean-Christophe Attias s’attache à « penser le judaïsme ». Ce fut même le titre d’un livre, copieux, roboratif, publié en 2010 aux éditions du Cnrs. Il s’y exerce avec précision mais aussi avec humour, aimant volontiers prendre les évidences de son lecteur à contre-pied. Les Juifs et la Bible1 avait scruté les rapports du Livre et du peuple qui s’y rattache d’une manière telle qu’il le produit et le déconstruit simultanément – comme un mode d’être au monde.
Cette fois-ci, c’est vers la figure de Moïse qu’Attias se tourne pour en dresser un portrait si ébouriffant qu’il lui a valu, et c’est mérité, le prix Goncourt de la biographie. Moïse, plutôt qu’Abraham, le père des croyants. Moïse, plutôt que Josué, le conquérant de Canaan. Moïse, parce que précisément, il n’est pas entré en Terre promise ; Moïse, parce qu’on ne lui connaît pas de tombeau où lui élever un culte ; Moïse, parce que Cecil B. de Mille en a fait un héros kitschissime…
Plongée dans l’interprétation
Ce Moïse fragile qu’a voulu écrire Jean-Christophe Attias doit être situé dans les enjeux contemporains du religieux et de ses usages politiques. Considérant le retour du religieux auquel nous assistons et les effets des lectures fondamentalistes des Écritures propres aux différentes religions, Jean-Christophe Attias assure qu’il est indispensable d’arracher les textes à ces interprétations folles. Non pas pour leur substituer une autre lecture censée établir l’unique vérité – pure notamment des fantasmes et des appétits de pouvoir qui animent ceux qui jouent des orgues du fanatisme – mais pour faire l’expérience de la confrontation de la pluralité des interprétations, en reconnaissant à chacune à la fois la singularité et l’importance de l’effet de sens qu’elle produit, et son impuissance radicale à faire le tour de son objet et à en boucler, en quelque sorte, le sujet de manière indépassable. Le texte est fait pour que nous en parlions, que nous l’écoutions, lui et ceux qui avant nous ont ouvert sa mise en voix. Telle est la seule façon d’échapper à l’illusion dangereuse de la lecture finale.
Le Moïse d’Attias, c’est donc d’abord, à partir et autour de la figure biblique par laquelle la Torah est donnée à Israël, une invitation à entrer dans cette expérience ; une invitation à plonger dans le bouillonnement fécond et libérateur des interprétations. Avec brio, mais sans jamais écraser le lecteur de sa science, l’auteur déploie la panoplie – du moins une partie – des commentaires qu’ont suscités la figure mosaïque, son histoire et les textes qui en parlent. Un régal.
Le livre explore les défauts de la cuirasse du prophète à travers les épisodes clés de son histoire. Pourtant, il ne s’agit pas simplement de faire la critique d’une figure idéale, ce qui serait assez convenu et facile. Ces faiblesses de Moïse, les accidents de son histoire prennent leur relief par l’exposé de la manière dont, d’une part, le texte biblique les fait apparaître et les met en scène, et, d’autre part, les commentateurs, juifs pour la plupart, ont fait face à cette déconstruction de l’idéal que Moïse aurait pu ou dû incarner, du moins que l’on aurait attendu de sa part. Parfois même, l’ombre de l’interprétation chrétienne se fait sentir…
Un prophète paradoxal
L’appel de Moïse est le lieu d’une première difficulté et d’une première ambiguïté : le prophète est bègue et il n’est pas enthousiasmé par l’exaltante mission qui lui est proposée. Ce qui conduit, notamment, à une première interrogation paradoxale : celui à qui la tradition attribue les cinq livres de la Torah – le Pentateuque – ne serait-il pas un incirconcis ? Attias ménage habilement ses effets, conduisant le lecteur d’une question à une réponse qui semble rassurante, pour aussitôt le prendre à revers, au moment où un commentaire rabbinique semble avoir redressé la statue…
La même méthode est appliquée avec virtuosité à la question de savoir qui a donné son nom à Moïse, qui est sa mère, et quelle est sa véritable identité. S’il faut envisager la possibilité qu’il soit égyptien, ce n’est pas pour revenir à la vieille lune d’un judaïsme qui aurait été inventé par Akhenaton, mais pour déployer sous les yeux du lecteur l’ambiguïté du personnage et les contorsions auxquelles se livrent ceux qui voudraient s’en affranchir. Il ne s’agit pas pour autant d’écarter d’un revers de main ce qui pourrait nous apparaître comme des élucubrations, mais de comprendre comment elles nous invitent à penser, à déplacer nos représentations – comme Moïse lui-même commence à s’écarter lorsqu’il aperçoit dans le désert un buisson qui brûle sans se consumer. Voilà donc Moïse avec deux mères et deux pères !
L’un des moments les plus étranges de l’histoire du sauveur d’Israël est celui où Dieu veut faire mourir celui qu’il vient d’appeler. « Trois versets de terreur et de ténèbres », écrit Attias. Trois versets aussi énigmatiques qu’embarrassants. C’est à sa femme Séphora, une Madianite, fille de Jéthro, prêtre idolâtre, qu’il devra d’échapper à la mort, ce qui en soi est pour le moins insolite. D’où sort cet épisode sur lequel semble devoir se briser l’élan du récit biblique ? Là encore, il faut explorer le texte, non seulement en ces trois versets, mais en plusieurs lieux différents, sans oublier de faire quelques détours par le Talmud et les Targoumim, et d’interroger Rashi, le grand herméneute médiéval juif. Nous voilà embarqués dans un véritable voyage, une sorte d’exode pour lecteur curieux, dont Attias se fait le guide.
Au fil des pages, le Moïse d’Attias nous apparaît beaucoup plus fragile que le puissant prophète dont Michel-Ange a taillé dans le marbre une impressionnante et noueuse statue, que Freud était allé voir à Rome et qui l’avait pétrifié. Fragile, c’est-à-dire humain. Aimable, parce qu’humain. Féminin même… Sa grandeur naît de l’humilité et se déploie dans l’incertain.
Naturellement, l’interprétation du personnage n’est pas close à la fin du livre. Elle ne peut l’être, puisque la lecture du texte reste, pour toujours, ouverte.
Cependant, cette ouverture et cette fragilité rejaillissent sur les usages qu’on peut faire et de la figure de Moïse et du texte biblique. En quelques pages de conclusion joliment balancées, Jean-Christophe Attias réajuste la focale de son appareil de lecture sur le judaïsme et sur Israël – qui demeuraient évidemment en arrière-plan ou en contrechamp du personnage central de son livre. La lumière qui vient alors éclairer, depuis le visage de Moïse – comme dans le texte biblique lorsque celui-ci revient d’avoir rencontré Dieu –, les scènes juive et israélienne contemporaines, c’est celle qui dévoile la « tyrannie du Lieu », lorsque le rapport à celui-ci devient obsidional, « la violence des armes », et « l’orgueil de la “race” », comme autant d’illusions et de trahisons de ce dont le Moïse, à l’école duquel Attias invite à se placer, nous est apparu comme le singulier témoin.
Jean-François Bouthors
À propos de…
• Jean-Christophe Attias, Moïse fragile, Paris, Alma Éditeur, 280 p., 22 €
Librairie
Olivier Remaud, Un monde étrange. Pour une autre approche du cosmopolitisme, Paris, Puf, 2015, 411 p., 29 €
Annoncé comme l’ébauche d’une « autre approche du cosmopolitisme », l’ouvrage d’Olivier Remaud honore pleinement son engagement à la singularité. Alors que le lecteur pense s’avancer en terrain connu en ouvrant un tome consacré à un thème en vogue, il est rapidement surpris de découvrir que la figure du citoyen du monde y prend des allures méconnaissables. Le cosmopolite n’y porte pas les atours de l’homme du monde, à l’aise dans tous les lieux et contextes, accoutumé tant au multiculturalisme qu’au voyage. Il n’y rêve pas non plus à une cathédrale politique qui rassemblerait l’Humanité enfin réconciliée sous sa canopée institutionnelle. Le citoyen du monde s’y signale d’abord et avant tout par un rapport particulier à l’étrangeté qui l’oriente dans une direction inattendue.
Et d’étrangeté il sera bien question tout au long de l’ouvrage. Car, tant dans sa construction que dans son corpus, le travail d’Olivier Remaud échappe au canon de l’étude classique du cosmopolitisme et bouscule les références confortablement établies. Diogène n’y est mentionné qu’en passant. Quand Kant est évoqué, c’est au détour d’un commentaire de son Anthropologie d’un point de vue pragmatique alors que son Projet de paix perpétuelle est passé sous silence. Et la plupart des auteurs cosmopolites contemporains n’ont même pas droit de cité. Olivier Remaud fait le choix d’exploiter un corpus littéraire, qui convoque tour à tour Goethe, Defoe, Melville ou Musil, pour offrir à travers une série d’illustrations romanesques le portrait des différentes facettes du citoyen du monde.
C’est donc une étude du cosmopolite que l’ouvrage nous présente, et non du cosmopolitisme. Car l’accent est mis sur l’expérience pratique de l’individu qui, pour une raison ou pour une autre, échappe au moule de son environnement immédiat et détonne par rapport à ses contemporains. Faisant fi des constructions idéologiques qui fondent traditionnellement le discours cosmopolitique, c’est l’étroite connexion dans le vécu du cosmopolite entre l’étrangeté du monde et son étrangeté propre qui fait ici l’objet d’une attention soutenue. Ce renouvellement de l’angle d’étude a pour mérite de priver le cosmopolitisme de son alliance théorique traditionnelle avec les philosophies de l’histoire. Aucune majuscule, que ce soit le Progrès, l’Humanité ou le Bien Commun, ne vient inscrire le cosmopolitisme comme la conclusion nécessaire d’un cheminement historique inéluctable. Il est plutôt à chercher sous les traits d’une expérimentation qui se joue dans les dissimilitudes du quotidien ou dans l’épreuve d’une inadéquation à son époque.
Ce rapport à l’étrangeté qui caractérise le cosmopolite est décliné par Remaud en trois volets, qui constituent les trois parties principales de son ouvrage. Le cosmopolite est d’abord envisagé dans la perspective d’un rapport étrange à soi. Ce cheminement intellectuel se fait au moyen d’un appareillage conceptuel inédit, créé avec une grande inventivité sémantique qui s’écrit dans une langue aussi élégante qu’elle est précise. Est cosmopolite la personne qui vit une relation disjointe à elle-même. L’identité trouble du cosmopolite est alors saisie dans une diagonale tracée entre la solitude et la société le long de laquelle ce dernier tente, non sans difficulté, de se situer. Contrairement à ce qu’enseignaient les Lumières, pour qui les jeunes cosmopolites devaient voyager dans la République des Lettres afin de se frotter à l’universalité pour mieux la reconstruire dans leur for intérieur, Remaud avance que le cosmopolite est incapable de rassembler et d’ordonner au-dedans de lui-même toutes les singularités qu’il rencontre. Il se présente plutôt sous les traits d’un individu qui peine à se définir, et qui n’hésite pas à emprunter des masques pour se présenter sur la scène du monde. Pour ne pas se perdre dans la nostalgie qui accompagne l’exil, le cosmopolite n’a en effet d’autre recours que de réaliser ce que l’auteur nomme une contre-effectuation, c’est-à-dire une affirmation de son être qui surmonte la fêlure entre son passé et son présent. Puisqu’elle pousse à défendre les deux versants d’une fracture intérieure, celle-ci s’apparente à l’interprétation théâtrale d’un rôle, dans le sens où elle est tout à la fois sincère dans son intention et ironique du fait de son rapport détaché au vocabulaire de l’identité.
Ensuite, le cosmopolite est étrange pour autrui. Les rapports sociaux dans lesquels il s’engage sont marqués du sceau de la méfiance. S’il entre bel et bien dans le jeu du monde, c’est selon une modalité dissonante qui suscite le malaise de son interlocuteur. Le cosmopolite de Remaud est d’autant plus étrange qu’il demande que chacun lui accorde sa confiance quand bien même il ne prétend appartenir à aucun groupe en particulier. Personnage insaisissable, il n’en exige pas moins d’être abordé avec familiarité. En ce sens, il désarçonne et éprouve dans la même mesure le tissu social de la communauté.
Enfin, dans une troisième partie où se révèle le fond politique de l’argument, Remaud affirme que le cosmopolite cultive son étrangeté vis-à-vis de son époque. Suivant un raisonnement inspiré par Vincent Descombes, il fait du cosmopolite un « apprenti contemporain ». Si ce dernier participe à son époque, il n’en conserve pas moins une distance raisonnable qui se traduit par une inactualité soigneusement entretenue. Dans les temps sombres, le cosmopolite devient celui qui repère, par le truchement d’un regard rapproché porté sur ses contemporains, la montée en puissance du totalitarisme et qui dénonce l’unanimité dangereuse.
Considérés simultanément, ces trois tableaux esquissent un portrait original du cosmopolite. Le citoyen du monde s’y caractérise à chaque fois par un surprenant mélange de distance et de proximité. S’il s’implique, prend part, s’investit, c’est toujours avec une réserve, en gardant par-devers soi la possibilité du retrait et de l’observation critique. Le cosmopolite appartient certes au monde, mais il ne peut s’empêcher de faire un pas de côté par rapport à celui-ci.
Martin Deleixhe
Georges Nivat, Les Trois Âges russes, Paris, Fayard, 2015, 314 p., 20 €
Ce recueil rassemble des articles dont quelques-uns sont inédits et les autres « améliorés » pour l’occasion. Les textes abordent des aspects très divers de la civilisation russe (concepts fondamentaux, périodes et personnages historiques, auteurs et œuvres littéraires), embrassant une période qui s’étend principalement de Pouchkine, « [créateur] de la culture russe », aux prémices de la crise ukrainienne. Ils sont coiffés d’une préface qui les inscrit dans une succession de trois moments, un âge d’or, un âge d’argent, puis un âge de fer.
Ainsi, en Russie, les époques se seraient succédé « en sens inverse du cours de l’histoire ». Cependant, si l’on considère le contenu des articles, le monde russe semble moins animé par une orientation déterminée, fût-elle inversée, que par une série de confrontations se répétant sans cesse. Georges Nivat relève par exemple la permanence du « tête-à-tête père-fils » qui se décline en une longue série de parricides-infanticides symboliques, voire réels dans la famille impériale. Il observe cette structure conflictuelle dans la langue elle-même puisque « la plupart des notions populaires russes vont par paires [opposées] ». Les oppositions qui habitent l’histoire russe se manifestent souvent avec une violence extrême. L’auteur évoque ici une série de figures de la terreur « spécifiquement russes », comme celles de la « clandestinité terroriste » qui a touché la seconde moitié du xixe siècle. La promotion de la violence destructrice révolutionnaire apparaît encore dans cet éloge que fait le poète Alexandre Blok de Catilina, ce « bolchevik romain ».
Cependant, l’ouvrage de G. Nivat n’a pas seulement pour objet le cours de l’histoire russe, mais aussi le parcours de son auteur lui-même. Certains textes sont explicitement autobiographiques, comme celui qui traite de sa très longue collaboration avec le directeur des éditions L’Âge d’homme, Vladimir Dimitrijevic (« L’adieu de Valaam »), ou bien comme celui qui relate son voyage de Saint-Pétersbourg à Vladivostock (« D’une fenêtre à l’autre de l’empire eurasien2 »). Si l’on rassemble les éléments contenus dans les différents articles, on peut suivre G. Nivat, initié à la littérature russe par un émigré blanc perdu à Clermont-Ferrand, ses efforts pour la faire connaître, traduire, éditer, ses rencontres avec les intellectuels de Russie, et plus généralement avec les gens et les lieux de ce pays.
Aussi l’intérêt principal du recueil réside-t-il bien dans le tête-à-tête de G. Nivat avec la réalité russe. Si, à l’instar d’un grand nombre de slavisants, ce dernier éprouve pour elle un fort attachement affectif, il n’en conserve pas moins à son égard une lucidité sans concessions, comme en témoigne par exemple l’article intitulé « La cruauté russe ». De même, si les articles rappellent des engagements déterminés et constants, par exemple en faveur de Soljenitsyne, que G. Nivat a très largement contribué à faire connaître en Occident, ces engagements ne sont pas assortis d’anathèmes. Face à un monde marqué par des contradictions profondes et violentes, où souvent « on perd la raison », c’est une marque de supériorité d’esprit que de ne pas vouloir à toute force avancer des principes, mais de toujours conter. Et, de fait, le recueil de G. Nivat comprend de nombreux récits, composés de descriptions et de témoignages contradictoires auxquels il prête une plume également alerte. Il en va par exemple ainsi de l’article consacré aux « deux maisons des Slaves de l’Est », divisé en deux sections, « Vu d’Ukraine » et « Vu de Russie », où sont rapportées des choses vues et entendues à Maïdan puis à Moscou.
C’est sans doute en ceci qu’a résidé depuis toujours l’originalité de G. Nivat, d’avoir su faire face avec souplesse d’esprit comme d’écriture à un monde russe qui a longtemps pétrifié et pétrifie encore maint observateur dans une complaisance aveugle ou une hostilité sans mesure.
Igor Sokologorsky
Sylvie Laurent, Martin Luther King. Une biographie, Paris, Le Seuil, 2015, 384 p., 21 €
Martin Luther King est une icône. Presque un saint, pourrait-on dire. Son combat victorieux pour les droits civiques, son apologie de la non-violence, son assassinat en ont fait l’une des figures majeures de la religion civile américaine, aux côtés de Washington, Lincoln ou Franklin Roosevelt. Il existe aux États-Unis un jour férié à son nom (en janvier), et en 2011 a été inaugurée une immense statue à son image dans la capitale fédérale, aux côtés de ses illustres prédécesseurs. L’obtention du droit de vote pour les Noirs en 1965, après la fin des discriminations arrachée un an plus tôt, sous son impulsion, est venue clore, dans l’imaginaire américain, un siècle d’injustices. Car l’égalité des droits avait été inscrite dans la Constitution au lendemain de la guerre civile, mais jamais appliquée, en particulier dans le sud du pays, ou le système « Jim Crow » a maintenu une ségrégation de fait pendant cent ans. Le « rêve » que faisait le pasteur en 1963, dans son discours le plus célèbre lors de la marche sur Washington, serait ainsi devenu réalité grâce à sa mobilisation et au gouvernement américain de Lyndon Johnson, aboutissant au Voting Rights Act. C’est donc ainsi que Martin Luther King est « fossilisé en icône de la communion nationale » (p. 14).
La biographie que lui consacre Sylvie Laurent en cette année anniversaire de la marche de Selma – sujet d’un film d’Ava DuVernay sorti en mars 2015 sur les écrans français – a pour objectif affiché de perturber le consensus mémoriel qui entoure la figure de Martin Luther King. Non pas pour minimiser son rôle dans le mouvement des droits civiques, mais pour lui redonner la radicalité qu’il a perdue en se transformant en héros national. Elle fait le portrait d’un homme aux convictions profondes, mais aussi d’un mouvement populaire qu’il a incarné, non pas malgré lui, mais parce qu’il s’est trouvé à un endroit – Montgomery, dans l’Alabama – à un moment – en 1954-1955 – où celui-ci s’est cristallisé autour d’une campagne : le boycott des bus par les Noirs. Comme le rappelle Sylvie Laurent, « sans la dissidence et la révolte constantes des opprimés noirs, nulle liberté n’aurait été accordée » (p. 15). Obsédé par l’idée de sa propre mort (l’attentat qui l’a tué en 1968 avait été précédé de bien d’autres tentatives), en proie au doute, conscient de sa nature de pécheur, harcelé par le Fbi, souvent remis en question par ses propres camarades, Martin Luther King n’était pas le leader incontesté, incontestable, dont on a parfois l’image.
Mais l’intérêt principal de cette biographie est son analyse de la pensée de King, de ses influences, de l’histoire des idées et des luttes dans laquelle elle s’inscrit ; une histoire bien méconnue en France, et souvent même aux États-Unis, qui permet de redonner à celui que l’on perçoit souvent uniquement comme le militant d’une cause une épaisseur, une complexité, une radicalité que les flots de l’histoire et du récit national ont lissées.
King, lui-même fils de pasteur, s’intéresse à la philosophie, et fait un doctorat ; il s’éloigne peu à peu du conservatisme de son père et développe une théorie politique de l’amour fondée sur la non-violence, nourrie de ses lectures de Thoreau et de sa rencontre avec la pensée de Gandhi. Mais, si la « désobéissance civile » du philosophe de Concord et la satyagraha du père de l’indépendance indienne sont bien connues, il n’en va pas de même pour d’autres traditions que King s’approprie, issues à la fois de l’évangélisme social et de la gauche américaine du début du xxe siècle, qui permettent la réconciliation du christianisme et du marxisme.
Lorsqu’il retourne dans le Sud après avoir terminé ses études pour devenir pasteur d’une église de l’Alabama, King abandonne la carrière intellectuelle pour se lancer dans la mobilisation religieuse, sociale et politique ; pour autant, il ne cessera jamais de réfléchir, d’écrire, de penser le mouvement noir et ses revendications, en lien étroit avec un contexte international dans lequel la décolonisation met au premier plan la lutte des « peuples sombres ». Sylvie Laurent cite ainsi régulièrement des discours, des lettres, des textes de King, dans lesquels il expose ses convictions et construit sa vision de la lutte non violente et de la justice sociale ; on sort ainsi utilement de la réduction de King à son seul discours I Have a Dream, discours important, certes, mais qui fut largement improvisé, et qui ne peut à lui seul résumer la pensée de celui qui le prononça.
On retrouve également dans ce livre, bien entendu, toute la campagne de lutte pour les droits civiques et la complexité du mouvement noir aux États-Unis, mouvement qui apparut tout d’abord comme une question régionale, cantonnée au Sud, avant de se nationaliser. Mouvement également qui, comme toutes les grandes luttes sociales, fut complexe, éclaté, souvent en contradiction, en débat avec lui-même. Il ne peut se résumer à la seule figure de Martin Luther King, mais les controverses et les débats que celui-ci a suscités, au sein même de la mobilisation noire, permettent d’en saisir les nuances, la diversité, que bien souvent on a voulu ériger en opposition quelque peu caricaturale (entre Martin Luther King le non-violent, prêt à collaborer avec le gouvernement, chrétien et consensuel, et Malcolm X, l’enragé, le musulman, le séparatiste).
L’analyse que fait l’auteure des relations entre le Student Nonviolent Coordinating Committee (Sncc, prononcé « Snick ») et la Southern Christian Leadership Conference (Sclc) de King est ainsi particulièrement intéressante et donne à voir non seulement les divergences politiques, mais également les conflits générationnels qui se font jour dans les années 1960 entre les étudiants et un King qu’ils considèrent parfois comme un « vieux » installé, trop médiatisé, embourgeoisé. De même, les relations compliquées entretenues par King avec les Kennedy, puis avec Lyndon Johnson, montrent bien que les avancées obtenues ne l’ont été que par la pression du mouvement social, qui a permis de faire bouger les équilibres politiques.
Enfin, dans cette identification totale de Martin Luther King au mouvement des droits civiques aboutissant aux lois de 1964-1965, on a souvent tendance à oublier la fin de sa vie (il fut assassiné en 1968), consacrée à ce qui était pour lui la suite logique de l’obtention des droits politiques : la justice sociale. À quoi cela sert-il à un Noir de pouvoir entrer dans un restaurant s’il n’a pas les moyens d’y manger ? En 1966, il décide d’emménager avec sa famille dans un appartement du ghetto du West Side de Chicago, pour lancer à partir de là une grande campagne nationale pour l’égalité réelle, en partenariat avec des syndicats. C’est la « Campagne des pauvres » (Poor People’s Campaign), dont il ne verra pas l’aboutissement. Il se rend alors compte que si l’establishment démocrate était prêt à soutenir une campagne d’émancipation des Noirs du Sud pour l’obtention de leur pleine citoyenneté, les choses sont bien différentes lorsqu’il s’agit de réclamer la justice sociale pour tous les Noirs, y compris ceux du Nord, y compris ceux d’une ville – Chicago – dont le maire est démocrate. Et que sa critique virulente de la guerre du Vietnam n’est pas bien accueillie, même par ses camarades du mouvement noir, qui pour certains estiment qu’il s’agit là d’un combat qui n’est pas le leur.
Après l’assassinat de Martin Luther King, des émeutes urbaines embrasent le pays. Un mois plus tard, la Campagne des pauvres est lancée, un village de tentes s’établit à Washington, associant militants pacifistes contre la guerre du Vietnam, syndicalistes, militants de la cause noire… Mais le mouvement se délite, et au bout d’un mois les derniers occupants sont violemment expulsés. À partir de la fin des années 1960, les mouvements sociaux se durcissent et l’ère de la non-violence semble définitivement révolue3. Et c’est finalement Ronald Reagan, apôtre du néolibéralisme, qui offrira à King « son » jour férié. La figure est sacralisée, la Campagne des pauvres oubliée, la justice sociale sacrifiée sur l’autel de l’unité nationale.
La démocratie réelle, égalitaire et sociale réclamée par King est toujours un projet lointain, sans doute inatteignable, et l’élection d’un président noir, preuve du chemin parcouru, ne modère en rien le constat de l’ampleur de la route qu’il reste à parcourir.
Alice Béja
Sébastien Billioud et Joël Thoraval, Le Sage et le peuple. Le renouveau confucéen en Chine, Paris, Cnrs Éditions, 2014, 436 p., 27 €
« Valeurs traditionnelles », « culture chinoise », « études nationales » figurent depuis une quinzaine d’années en bonne place dans le discours du gouvernement chinois. Les Chinois n’ont du reste pas attendu le gouvernement pour restaurer cultes et pratiques précommunistes. Mais qu’en est-il du confucianisme, cette dimension non négociable de la culture traditionnelle ?
La grande qualité de ce livre est de s’intéresser à Confucius lui-même et au « renouveau confucéen » parmi le « peuple ». Historiens chevronnés de la pensée en Chine contemporaine, Sébastien Billioud et Joël Thoraval sont ici d’abord des anthropologues observant des « pratiques » mises en place par des militants « confucéens » qui entendent continuer une tradition « reconstruite autour de la pensée de Confucius et de la tradition qu’il incarne ». Mais ce livre s’interroge également sur le long terme : à quelle reconnaissance officielle ce confucianisme de conviction peut-il prétendre aujourd’hui ?
Tout d’abord, le terrain. À partir d’enquêtes menées depuis une dizaine d’années, les auteurs révèlent la circulation du texte confucéen au travers de la société : une « nouvelle institutionnalisation de l’éducation confucéenne » qui se présente selon les cas en « complémentarité, rivalité ou substitution », à côté de l’ordre éducatif officiel. Partout dans le pays, ce sont les classes de lecture et de mémorisation des classiques pour les enfants et même ici et là le retour des petites écoles traditionnelles d’avant 1949. Du côté des adultes, les universités offrent des formations à des hommes et femmes d’affaires qui trouvent là « les ressources d’un accomplissement existentiel ou spirituel » ; mais il y a aussi les programmes introduits dans les entreprises et les administrations par les militants confucéens.
Inévitablement, cette dévotion au texte et à des pratiques confucéennes présente un profil quasi religieux, avec des « conversions » comme celle de Mme X :
Pendant trois ans, j’ai vécu une existence de bouddhiste, et suis devenue différente des autres. J’ai compris que les actes mauvais venaient d’un cœur mauvais. Le bouddhisme peut transformer les gens qui vivent dans la confusion en gens qui comprennent.
Pourtant, elle ne s’arrête pas là. Grâce aux enseignements d’un leader confucéen de Taïwan très présent sur le continent, elle se donne comme mission de propager la sagesse confucéenne :
Ce n’est pas une doctrine pour savants, c’est la direction où l’humanité peut trouver refuge.
D’autres itinéraires de conversion passent aussi par le bouddhisme. Démarche bien classique certes depuis les Song, mais dans les années 2000, cette complicité traditionnelle entre les deux enseignements s’affiche sur l’internet, où nombre de sites propageant les classiques confucéens sont en fait animés par des fidèles bouddhistes. Par ailleurs, les temples bouddhistes ouvrent régulièrement des cours d’apprentissage du texte confucéen, jugé comme une précatéchèse plus abordable que les sutras et politiquement plus correct.
Mais faut-il parler de « religion » ? Ici, Sébastien Billioud et Joël Thoraval reprennent de fond en comble la question du statut religieux du confucianisme – question généralement laissée en friche par les historiens. Or tout au long du xxe siècle, les classifications occidentales de « religion » ou de « philosophie » se sont révélées problématiques et ne rendent plus compte des formes actuelles de religiosité confucéenne « qui peuvent aller de pair avec un rejet catégorique de la catégorie même de religion ». Par ailleurs, il y a toutes les sociétés rédemptrices, comme le Yiguandao, qui depuis un siècle ont domicilié Confucius à titre religieux dans leurs panthéons syncrétiques.
Cette tradition confucéenne qui, revendiquée à divers titres par les uns et les autres, constitue un fonds commun pour tous ceux qui sont à la recherche de sens, pourrait-elle être institutionnalisée par le régime ? Faut-il déclarer le confucianisme « sixième religion » de la Chine, comme en Indonésie ou à Hong Kong ? Pour certains radicaux, il devrait devenir tout simplement « la religion de l’État », tandis que d’autres intellectuels envisageraient d’emprunter aux États-Unis la notion de « religion civile ».
Ces questions ne sont pas anodines quand on voit le gouvernement de Pékin s’impliquer dans le « culte à Confucius ». Ici, retour au terrain. Cette fois au Shandong, à Qufu, patrie du Sage, avec une description très détaillée de deux événements. D’un côté, un « Festival culturel Confucius » très médiatique qui se clôt par le « grand cérémonial d’hommage à Confucius » : offrandes de fleurs et une eulogie prononcée par un représentant du gouvernement provincial. De l’autre côté, organisée par le « peuple », une liturgie fervente célébrée et intériorisée par une « véritable communauté rituelle ». Devant cette juxtaposition d’une commémoration toute laïque et d’un rituel traditionnel ouvert sur l’« invisible », la question est posée : comment comprendre aujourd’hui la participation active de l’État à un culte dont la nature semble osciller « entre politique et religion » ? Le culte de Confucius, dont les auteurs retracent les péripéties au cours de l’histoire, devient central après 1912 quand il n’y a plus d’empereur et donc de sacrifice au Ciel : Confucius devient alors nécessaire à une Chine qui s’affirme comme entité, non pas ethnique, mais culturelle, et pour certains ouverte à l’au-delà. Cette ambiguïté politico-religieuse ne fait pas problème dans le climat démocratique de Taïwan, mais sur le continent elle demeure évidemment sous le contrôle du pouvoir.
Finalement, qu’apprend-on de ce livre et de ce remarquable dialogue entre le terrain et l’histoire ? Essentiellement, la complexité des choses. Comme le soulignent à plusieurs reprises les deux auteurs, ce renouveau confucéen dans le peuple reste pour le moment un phénomène minoritaire. Si Confucius est bien vivant, il faut laisser aux Chinois le temps de composer avec lui. Et n’oublions pas bien sûr un célèbre graffiti anonyme dans une auberge à l’époque des Song :
Sans Confucius, le monde serait resté plongé dans les ténèbres.
Michel Masson
Jean-François Laé, Dans l’œil du gardien, Paris, Le Seuil/Raconter la vie, 2015, 102 p., 7, 90 €
Nous sommes à Stains, banlieue nord de Paris, une ville emblématique de l’histoire des logements sociaux au long du xxe siècle. La cité, construite dans les années 1960, comprend près de trente bâtiments et fait l’objet d’un ample projet de rénovation urbaine ; rénovation par laquelle même les « cités-dortoirs » subissent une forme de gentrification, départageant les « salariés », bénéficiaires de la rénovation, des « assistés », dispersés vers les logements bas de gamme. Tandis qu’architectes, promoteurs, camions et pelleteuses s’affairent, que les échanges entre délégués des Hlm ou de la mairie et habitants tournent au dialogue de sourds, les gardiens (des hommes) comme Christian, Ahmed et Massar, les agentes d’accueil (parfois leurs femmes), les techniciens, ainsi que les habitants de la cité travaillent chacun à sa manière à maintenir et à préserver cet espace commun. C’est un univers de contrastes, où l’odeur de pissotière se mêle à la javel, les espaces amples et vides au grouillement incessant de la vie, le sur-éclairage de l’accueil et les couleurs vives des halls à l’obscurité menaçante des caves et des parkings, la tentation de la délation aux impératifs de la solidarité.
Le gardiennage, tout comme l’ébouage d’ailleurs, est devenu un métier convoité. Les prétendants sont issus d’horizons divers, anciens ouvriers, employés, étudiants, ayant perdu leur emploi ou sans espoir d’en trouver dans leur spécialité. Ils sont diplômés, car il faut avoir au moins bac + 2 pour postuler, suivre la formation, avoir l’espoir d’être sélectionné pour un stage en Hlm puis, peut-être, décrocher un poste pour 1 100 euros nets par mois et – est-ce là l’atout ? – un logement de fonction et la possibilité éventuelle de travailler en couple. Comme Christian, dont la femme travaille dans l’un des points d’accueil de la cité. Ou celle de Massar, secrétaire à la délégation des Hlm. Et si la femme d’Ahmed n’est pas employée par l’office, elle est aide-ménagère dans une association locale.
Fini les vieilles loges au pied des immeubles à la Simenon ? Professionnalisés, les gardiens doivent savoir se montrer « polyvalents ». Ils doivent non seulement s’occuper du ménage et de l’entretien, mais être formés à l’administratif et, surtout, à la médiation. La médiation, maître mot de ce métier rénové. Qu’y a-t-il derrière ce terme à la mode ? Des techniques de gestion des conflits (« responsabiliser » les gens, les aider à trouver des solutions à leurs problèmes, enseigner et traduire les règles de conduite) ? Des injonctions à savoir porter à la fois la calotte du confesseur et la casquette du policier ? Il faut produire de la paix, et pour cela, on mise sur la prévention : par la médiation, des gardiens présents, visibles, formés ; par des dispositifs inclus dans la rénovation spatiale (délimitation et privatisation des espaces, élimination des recoins et des zones d’ombre).
Mais c’est sur le terrain que les choses se passent. Les gardiens allient le contrôle et la tolérance, tissent des alliances, jonglent avec les règles de l’office, tantôt y prennent appui, tantôt les évitent pour faire tourner au mieux la cité tout en ménageant leurs propres postures morales, le regard qu’ils portent sur eux-mêmes. L’anonymat est impossible, le contrôle omniprésent, de la vigilance à l’attention portée à l’existence d’autrui (tel ce gardien qui chaque jour jette un œil aux volets des personnes âgées pour vérifier qu’ils sont bien ouverts et que tout va bien). Les limites de ce qui est acceptable et de ce qui ne l’est pas empruntent des chemins complexes où s’articulent les règles de l’institution, celles propres aux gardiens, le regard du voisinage et des collègues, le sujet et l’objet de l’acte, la peur peut-être aussi parfois. Car il y a des entorses acceptables et des obéissances condamnables. Peut-on dénoncer la petite Yasmine, renvoyée de chez ses parents, sans emploi, qui cumule les dossiers d’assistance mais passe ses nuits dans un cellier sans lumière ?
Interdire les squats et les intrus, éloigner les troubles publics : c’est la règle. Protéger les plus faibles, la règle morale qui s’y oppose. Entre les deux, c’est la compassion qui s’installe. Règle juridique et règle morale ne se recouvrent pas. Les gardiens naviguent entre elles.
Et « les jeunes », ces emblèmes médiatiques des cités Hlm ? Ils représentent presque la moitié de la population d’une ville qui compte 30 % de chômeurs. On devine ici et là des rodéos nocturnes, des vitres cassées (surtout ne pas vivre au rez-de-chaussée !), des tags à odeur de Sos, de la désolation pour ces enfants à l’avenir bouché. Entre « les jeunes » médiatisés et les jeunes que l’on côtoie, il existe une distance, même lorsque les uns et les autres se recoupent. Ce sont des enfants de la cité, avec des parents, une histoire. Alors les jeunes réunis dans le hall de l’immeuble, loi Sarkozy ou pas, « faut pas trop s’[en] occuper, c’est tout. On leur fout la paix » (p. 17). Est-ce donnant-donnant ? Un peu de paix contre un peu de paix pour éviter les tensions insurmontables ?
Le travail du gardien est une activité de ralliement, qui oblige chaque jour à recoudre les regards.
Gardiens, agent(e)s d’accueil et techniciens sont pris dans les relations de voisinage et représentent l’office. Des luttes souvent silencieuses, parfois violentes, émergent autour de ces règles qui veulent délimiter le qui-paie-quoi et les territoires du chez soi, du à soi, et de l’entre soi. Départager ce qui relève du propriétaire et ce qui incombe au locataire, « éduquer » les habitants, leur enseigner à prendre soin de l’espace loué et des espaces communs. La frontière est ténue. La parabole de la parabole offerte par l’auteur : les immeubles sont entièrement neufs, le gardien les fait visiter et insiste sur les règles, mais il sait que certaines guerres sont perdues d’avance. Les paraboles personnelles, véhicule du pays laissé, de sa culture, symboles d’histoires familiales et personnelles qui, malgré l’interdiction vainement répétée, pousseront comme des champignons sur les balcons flambant neufs.
Sous la plume de Jean-François Laé, la cité vit à son rythme. Loin des clichés, elle perd son anonymat, respire, avec ses travailleurs, hommes et femmes, qui la quittent par vagues dès l’aube, suivis des collégiens et des étudiants ; ses chômeurs qui attendent le dos au mur que les journées passent, les femmes poussant des landaus qui rejoignent la queue déjà longue de La Poste ou le fruitier ambulant. Une cité nullement figée, tissée de petites misères et de solidarités, de rage et d’humanité. Par l’œil du chercheur, on se laisse emporter, on suit et sent les phénomènes observés, les commerces qui empestent l’abandon en attendant les miracles de la Rénovation, la cigarette partagée sous les quelques rayons d’un timide soleil de janvier, ses étonnements, ses incompréhensions. Les gardiens et autres employés des Hlm quittent leur obscure fonction institutionnelle, plus effacée que présente à nos esprits, pour devenir des hommes et des femmes – des Christian Levy, Ahmed Kerta, Massard Cissé, Jacques Laval ou Aïcha Londe – avec une histoire, des raisons d’être et de faire, travaillant chaque jour à la reproduction de ce monde complexe, parfois avec fierté, parfois avec malaise, mais non sans bienveillance.
Natacha Borgeaud-Garciandía
Dinaw Mengestu, Tous nos noms, Paris, Albin Michel, 2015, 315 p., 21, 50 €
Dans ce troisième roman, Dinaw Mengestu, né en 1978 à Addis Abeba et arrivé aux États-Unis avec ses parents à l’âge de deux ans, revient sur la condition d’immigré et sa vision de l’Amérique. En donnant la parole alternativement à Isaac, venu d’un pays d’Afrique pour étudier à Laurel avec un visa d’un an, et Helen, l’assistante sociale chargée de faciliter son séjour dans cette bourgade du Midwest, il fait résonner avec force deux rêves, celui du socialisme panafricain et celui de l’amour triomphant.
Les thèmes de la révolution, de la guerre, de l’exil, de la pauvreté, de la transmission, de la mixité, de la confusion identitaire étaient déjà présents dans ses livres précédents, les Belles Choses que porte le ciel4 et Ce qu’on peut lire dans l’air5. L’originalité de ce roman est de conjuguer guerre en terre africaine et aventures américaines, avec un décalage chronologique et géographique qui s’estompe tant les sentiments et les situations se répondent. Le tableau par l’Éthiopien Isaac des mouvements qui agitent l’Ouganda dans les années 1970, à travers son amitié pour un étudiant rencontré sur le campus de l’université de Kampala, pauvre comme lui, mais politiquement engagé, fait écho au récit par Helen de sa perception accrue de ses propres préjugés et des réactions racistes de ses concitoyens, grâce à la place prise par Isaac dans la monotonie de sa vie programmée.
Raconté dans toutes ses turbulences, de la fin du colonialisme à l’établissement de dictatures en passant par l’apparition de mouvements révolutionnaires sporadiques et la diffusion des idées socialistes, le paysage africain irradie le roman. Dinaw Mengestu ne se contente pas de rapporter sur un ton neutre les effets pervers de la colonisation, de s’attacher à l’image des chefs, à la fabrication de faux héros, de décrypter le mécanisme des manifestations, le rôle des provocateurs. Il ne se satisfait pas de montrer la misère qui sévit tant dans les bidonvilles où s’entassent sous une chaleur écrasante les étudiants sans le sou, les réfugiés, les chômeurs que dans les campagnes souvent désertées par les hommes valides.
Il sait plonger au cœur des affects, entre idéalisme, naïveté et goût du pouvoir, montrant l’espoir porté par cette révolte contre la soumission et le dénuement, sans craindre non plus d’en dévoiler la bassesse ou la cruauté. Il décrit des paysans démunis qui massacrent des réfugiés hagards, souvent blessés, revient sur cette masse innombrable de morts qu’Isaac a été contraint de mettre en terre, ou montre Joseph, l’instigateur d’une rébellion, faisant exécuter des anciens chefs de village alors qu’il vient personnellement de les libérer. Il excelle à questionner indirectement la légitimité du recours à la violence, le sens des alliances, le rôle du hasard dans la poursuite d’un idéal et son basculement vers la corruption et la terreur.
En miroir à cette profusion de sang et de noirceur, Dinaw Mengestu réussit à garder toute sa force au témoignage d’Helen sans rendre anodin son travail aux Services du secours luthérien, dérisoires ses inquiétudes de jeune femme célibataire vivant encore avec sa mère dans la maison de son enfance ou douteuses les raisons de son attachement à Isaac. Modelée par son éducation, son héritage familial, elle prend soudain conscience de son racisme – elle reconnaît être étonnée par le physique d’Isaac car elle a toujours pensé que les hommes africains étaient petits et malingres – et de celui de son environnement – elle fait la longue liste de tous les endroits où elle voudrait pouvoir se montrer avec Isaac. Loin de privilégier l’un des protagonistes ou de suggérer une échelle de valeurs entre les combats menés, Dinaw Mengestu s’appuie sur la mise en scène de certaines séquences pour révéler la correspondance entre les expériences vécues. Bill’s Diner, le restaurant de Laurel où Helen laisse le propriétaire affirmer son racisme en faisant servir le déjeuner d’Isaac sur une assiette en carton avec des couverts en plastique rappelle le Flamingo, ce café de Kampala où Isaac assiste passivement au passage à tabac de son ami et s’enfuit en l’abandonnant inanimé sur le sol.
Le langage des corps – Helen et Isaac ont une relation sexuelle intense en guise de communication –, le sens des apparences – selon l’ami d’Isaac, l’état des chaussures, poussiéreuses ou cirées, permet de distinguer sur le campus de Kampala les vrais révolutionnaires qui viennent à pied des militants imposteurs qui circulent en voiture –, le jeu sur les surnoms – Isaac nomme Adam tous les morts qu’il enterre –, la géographie précise des lieux – les routes qui mènent les rebelles d’un village à l’autre, le trajet d’Helen jusqu’à son travail ou l’appartement d’Isaac –, tous ces éléments disséminés sont une autre manière de décliner la solitude, l’errance, la perte d’identité, l’impossibilité de dire.
Dinaw Mengestu sait dépasser la part d’étrangeté de chacun des héros pour suggérer une proximité dont ils n’ont pas toujours conscience, tant la peur d’affronter leurs blessures masque leur besoin commun d’un tiers pour oser s’affirmer. Une même fragilité, faite de dépendance et de souffrance enfouie, les unit. La présence d’Helen permet à Isaac de faire sienne la force du lien qui l’attache à celui qui lui a donné son identité, Isaac Mabira, et lui a ainsi permis de venir aux États-Unis. La relation avec Isaac incite Helen à imaginer pouvoir quitter la maison de son enfance, son travail, peut-être même sa petite ville, au-delà du voyage entrepris avec Isaac jusqu’à Chicago.
Même si je partais, je continuerai sûrement à me considérer comme Helen, Helen de Laurel.
En arrivant à Kampala, je n’étais plus personne ; c’était exactement ce que je voulais.
Graves et mélancoliques, les deux héros racontent avec honnêteté ce monde qui les a façonnés sans savoir si leur rencontre leur permettra de se libérer.
Sylvie Bressler
Brèves
Patrick Weil, Le Sens de la République, Paris, Grasset, 2015, 178 p., 17 €
Alors que de nombreux ouvrages, de qualité inégale, prétendent éclairer à chaud le traumatisme de janvier, ces entretiens de l’historien Patrick Weil avec le journaliste Nicolas Truong répondent intelligemment au trouble et à la confusion créés par la violence terroriste. Patrick Weil, en effet, ne prétend pas construire une interprétation ad hoc des événements. Il synthétise les éléments de ses recherches qui éclairent les interrogations provoquées par l’irruption brutale du djihadisme à Paris : sur l’immigration, le droit de la nationalité ou les discriminations. Sur chacun de ces sujets, il refuse les fausses oppositions (par exemple reconnaissance/intégration), montre les variations du droit et dissipe ainsi l’illusion d’une immuable doctrine française dont la défense imaginaire nourrit nombre de positions dogmatiques. Il réfléchit aussi en historien sur ce que la connaissance du passé peut apporter dans les débats sur l’identité nationale ou la laïcité. Il s’étonne en particulier qu’on fasse si peu le lien entre le passé et le présent que des demandes de reconnaissance des préjudices du passé (comme l’esclavage) soient dénigrés au nom du refus du « communautarisme ». Dans l’ensemble, sa réflexion fait ressortir les éléments qui caractérisent une singularité française, qu’il refuse cependant de caricaturer en « modèle républicain ». Ce qui lui permet aussi de faire preuve d’un optimisme prudent mais solide sur notre capacité à répondre de manière raisonnable aux risques de discorde nationale, en tirant le meilleur de notre tradition, en particulier notre attachement à l’égalité devant la loi.
M.-O. P.
Nicole Lapierre, Sauve qui peut la vie, Paris, Le Seuil, coll. « La librairie du xxie siècle », 2015, 336 p., 17 €
Nous rendions compte il y a peu dans ces colonnes du dernier livre d’Ivan Jablonka, L’histoire est une littérature contemporaine (Paris, Le Seuil, 2014), dans lequel l’historien encourageait les chercheurs à ne pas craindre de travailler sur des sujets qui leur sont proches, voire qui les touchent personnellement. C’est très exactement ce que pratique Nicole Lapierre depuis longtemps maintenant, associant, de près ou de loin, sa propre biographie à ses travaux de chercheuse (on peut penser au Silence de la mémoire. À la recherche des juifs de Plock, 1989, à Changer de nom, 1995 ou encore à Pensons ailleurs, 2004), dans une écriture élégante et fluide, qualité devenue trop rare aujourd’hui dans le monde académique. Ici, c’est le personnel qui s’affirme davantage, une histoire de famille, entre la Pologne et la France. Une histoire de suicides aussi, de la mère et de la sœur de l’auteure. Pourtant, Sauve qui peut la vie n’est pas un livre désespéré, ni même un livre sur le désespoir. Au contraire, il met en valeur la débrouillardise, l’héroïsme discret de ces individus, de ces populations que l’histoire déplace et qui sont sommées de prendre racine tout en courant toujours le risque d’être renvoyées à leur statut d’étranger, de ne jamais être à leur place. D’une immigration à l’autre, Nicole Lapierre n’hésite pas à nous confronter, depuis ses souvenirs et ses recherches sur les immigrés européens du xxe siècle, au sort de ceux d’aujourd’hui, non pas pour « abraser les différences » mais pour reconnaître des expériences communes, et éviter, peut-être, la répétition de semblables erreurs.
A. B.
Roger Chartier, La Main de l’auteur et l’esprit de l’imprimeur, Paris, Gallimard, coll. « Folio histoire », 416 p., 7, 50 €
Dans ce recueil d’articles, Roger Chartier analyse les passages du texte, les processus d’édition, de traduction, d’impression. En somme, des illustrations du « lien noué entre la matérialité du livre imprimé et le concept d’œuvre » (p. 31). Le titre inverse habilement les représentations communes. Ce n’est plus l’auteur qui pense et l’imprimeur qui fait. Car jusqu’au xviiie siècle, c’est celui qui imprime, bien plus que celui qui crée, qui a pouvoir sur le livre. La « main » de l’auteur, qui assure l’authenticité du texte, ne s’impose qu’à partir de 1750 ; avant cela, les manuscrits autographes sont rares. Sauf en ce qui concerne les écrits de théâtre. Mais là aussi, les transitions sont nombreuses, qui forment et déforment le texte : que se passe-t-il entre l’écriture et la scène ? Entre la scène et le livre ? Qu’en est-il des conventions de transcription, de ponctuation, qui évoluent dans le temps ? Ces différents textes nous entraînent dans le monde de Roger Chartier, celui de la matérialité du texte, de ses évolutions, tout en n’oubliant jamais le plaisir des mots, à travers les auteurs qui lui sont chers (Cervantès et Shakespeare, bien sûr, mais aussi Quevedo, Las Casas ou Marlowe). Mais ils nous ramènent également au nôtre, aux manières de lire et à leur transformation, à une écriture « polyphonique et palimpseste, ouverte et malléable, infinie et mouvante, [qui] bouscule les catégories qui, depuis le xviiie siècle, sont le fondement de la propriété littéraire et des habitudes de lecture » (p. 42). Pour éviter de sombrer dans les lamentations apocalyptiques, il n’est donc pas inutile de se remémorer des pratiques antérieures à ce xviiie qui vit la main de l’auteur graver sa paternité dans le marbre de l’œuvre.
A. B.
David Martens et Christophe Meurée, Secrets d’écrivains. Enquêtes sur les entretiens littéraires, Bruxelles, Les Impressions nouvelles, 2014, 288 p., 22 €
Un livre d’entretiens sur les entretiens. Cette enquête littéraire entend interroger la relation entre les écrivains et leurs interlocuteurs. Ainsi, Emmanuel Carrère ou Bernard Pivot sont soumis à un questionnaire de base à partir duquel ils définissent leur rapport à cette pratique sociale. Si tous les auteurs ne sont pas égaux devant les entretiens, tous ceux qui sont en quête de reconnaissance doivent aujourd’hui s’y plier. En cela, la sociologie de la littérature paraît apte à décrypter le discours de cette pratique. Les quinze entretiens de l’ouvrage permettent de dégager des pistes de réflexion sur les enjeux d’une rencontre réussie et sur les postures presque inévitables qui parasitent cet art de la conversation. Le livre tente également de donner ses lettres de noblesse à l’entretien littéraire comme un genre à part entière avec ses codes, ses écueils et ses classiques. Finalement, le meilleur entretien est peut-être celui où l’écrivain parvient à conserver ses secrets.
P. P.
Roland Barthes, Album Barthes. Inédits, correspondance et varia, Édition établie et présentée par Éric Marty. Paris, Le Seuil, coll. « Fiction et Cie », 2015, 381 p., 29 €
Comment rendre compte de la genèse d’une œuvre ? Cette publication apporte des éléments de réponse. La célébration du centenaire de sa naissance offre le prétexte idéal pour exhumer des manuscrits de lettres, des textes mineurs et autres fragments inédits. Cet ensemble hétéroclite permet de découvrir l’atelier d’écriture de Roland Barthes, de se confronter à ses questionnements et à ses hésitations. S’il est vain d’espérer pénétrer dans la conscience de l’écrivain à travers ces varia, cet album ouvre des pistes et rassemble les traces d’une existence. Le lecteur sera ravi de découvrir les premiers émois de Barthes au sanatorium jusqu’à ses dernières lettres, marquées par la mort de sa mère. Le parti pris de classer les documents en fonction de leur destinataire permet une meilleure lisibilité de ce corpus très dense. Sans jamais uniformiser son existence, ce recueil de textes établi par Éric Marty propose au contraire de la saisir dans toute sa complexité.
P. P.
Christian Malaurie, L’Ordinaire des images. Puissances et pouvoirs de l’image de peu, Paris, l’Harmattan, 2015, 260 p., 26 €
Alors que notre environnement visuel est saturé, penser l’image ordinaire, c’est s’attacher à ce qui dans notre expérience du visible ne relève ni de l’abondance immaîtrisable (internet) ni de la valeur marchande sans limite (celle des œuvres d’art contemporaines qui sont devenues objet d’investissements spéculatifs). L’image est ici envisagée dans trois configurations précises. Tout d’abord, le dispositif de la scène de théâtre, qui joue des illusions, pose d’emblée la question de l’usage des images par le pouvoir. Revenir sur la naissance de la scénographie est donc une manière de nous interroger aujourd’hui sur la possibilité d’un rapport démocratique au regard collectif. C’est ensuite l’espace urbain qui est le lieu singulier de jeux visuels ou d’une conquête personnelle du voir, à travers la monumentalité ou, au contraire, le déplacement, la promenade, voire la dérive urbaine. Enfin, l’image tient un rôle spécifique dans l’histoire de notre subjectivité : elle s’associe à notre histoire intime, imaginaire et corporelle. À ce titre, elle n’est pas seulement un objet de notre environnement mais une part de nous-même. Très inspiré par Louis Marin et Michel de Certeau, qui interviennent significativement dans les deux derniers chapitres du livre, cet ouvrage synthétise une longue réflexion personnelle et ouvre de multiples pistes pour apprendre à voir les images autrement.
M.-O. P.
En écho
MOUNIER ET PÉGUY – La revue de l’Association des amis d’Emmanuel Mounier présente dans sa nouvelle livraison (Cahiers Mounier, 2015, 10 €) une série de documents qui accompagnent la réédition (aux éditions du Félin) du livre de Mounier sur Péguy (la Pensée de Charles Péguy). Bernard Comte introduit en outre un rapport présenté par Mounier sur le régime des prisons, rédigé au cours de son emprisonnement en 1942, à la demande de l’aumônier des prisons de Lyon pour attirer l’attention des autorités sur la condition carcérale et proposer des réformes. Par ailleurs, un article de l’historien Jean-Louis Loubet del Bayle permet de remonter « Aux origines du personnalisme » (contact : Aaem, 11, rue des Trois-Forget, 29000 Quimper).
ÉCOLOGIE ET RELIGION – Les spiritualités peuvent-elles nous aider à faire face à la crise écologique, à combattre le changement climatique ? C’est la question que pose le nouveau numéro de la revue Projet (« Les spiritualités au secours de la planète ? », n° 347, août 2015, 13 €, www.revue-projet.com). Place de l’homme par rapport à la nature, lien au temps, nécessité de la conversion : « À l’heure où certains font des croyances des ferments de division, il est heureux de trouver l’occasion d’une parole commune », écrivent Marie Drique et Jean Merckaert dans leur propos introductif. Avec les interventions de Dominique Bourg, Catherine Larrère, Bertrand Hériard Dubreuil et bien d’autres. Signalons également dans le même numéro un article sur les Moocs (« Mooc : quel rôle pour le prof ? », de Dominique Boullier).
CATASTROPHE – Communément, la catastrophe fascine. Dirigé par Yoann Moreau, le numéro 96 de la revue Communications traite de la catastrophe sous différentes perspectives. Un entretien de François Laplantine défend que la catastrophe n’est pas un fait social, puisqu’elle défait le social. De l’ordre du subir, elle n’en reste pas moins susceptible d’être contée et racontée, comme elle l’est dans la littérature. Michaël Ferrier note qu’il est parfois difficile de se représenter certaines catastrophes dont les conséquences, comme la radioactivité, relèvent de prime abord de l’invisible. L’art se révèle alors être une réponse à une « fuite des représentations ». Sandrine Revet montre combien le décompte des catastrophes n’est pas neutre politiquement. La place du singulier dans la connaissance est analysée par Nicolas Bouleau. En outre, Dominique Bourg s’interroge sur l’usage de plusieurs termes (crise, risques, pollutions) avant de réfléchir au bon usage du terme catastrophe.
QUI EST VIOLENT ? – Le numéro d’été de la revue Vacarme (juillet-septembre 2015, 12 €, www.vacarme.org) est consacré à la violence. Le texte d’ouverture, collectif, comme c’est l’habitude de la revue, et intitulé « Sortir de l’effroi, prendre des forces », brosse un panorama très large des violences contemporaines, celles que l’on dénonce (violences physiques, que l’on renvoie à la barbarie, et hors de nos frontières) et celles que l’on refuse de voir (violences symboliques, liées à l’ordre économique notamment). On nous permettra de regretter l’hétérogénéité du dossier, sur un thème vaste qui aurait peut-être gagné à être abordé de façon plus ciblée. Ce qui n’ôte rien à la qualité des articles en eux-mêmes, par exemple celui de Carolina Cerda-Guzman sur la torture aux États-Unis.
MOUVEMENTS SOCIAUX – Une époque de désenchantement politique ? Le numéro d’été de la revue américaine Dissent (“American Movements”, achat et consultation sur www.dissentmagazine.org) nous invite à refuser ce leitmotiv contemporain, en s’intéressant aux mouvements citoyens vivaces qui animent les États-Unis depuis quelques années et permettent aux citoyens de se rendre compte, comme l’écrit David Marcus dans son éditorial, que la politique se pratique au jour le jour, et pas simplement au moment des élections. Du mouvement Black Lives Matter, contre les violences policières, aux revendications pour l’augmentation du salaire minimum, en passant par les manifestations contre le gaz de schiste et la fracturation hydraulique, ces « insurrections pacifistes », pour employer le terme de Michael Kazin, redonnent du souffle à la démocratie américaine, bien loin du petit théâtre des candidatures à la primaire présidentielle.
REVENU INCONDITIONNEL – Faut-il défendre l’idée d’un revenu de base ? La revue L’Économie politique (n° 67, juillet 2015, 10 €) pose le débat de manière contradictoire (« Bonne ou mauvaise utopie ? »). Faut-il prendre acte de l’obsolescence des formes actuelles de la protection sociale ? Ou faut-il craindre un traitement qui achèverait de déconnecter le revenu du travail ? Au centre de l’interrogation, le revirement, sur ce sujet, d’André Gorz, d’abord hostile puis favorable à un revenu universel. Dans le reste du numéro, Gilles Raveaud rend hommage à Bernard Maris et Amartya Sen s’alarme des conséquences de l’austérité (www.leconomiepolitique.fr).
BURUNDI – La Revue nouvelle (nouvelle formule) présente dans son n° 5 (2015) trois articles sur la dérive actuelle du Burundi (Jean-Claude Willame, Emmanuel Klimis, Marie-Soleil Frère). Dans le dossier consacré aux écologistes en Belgique, un texte d’Ulrich Beck cherche à surmonter les tensions entre environnement et modernité (www.revuenouvelle.be).
Avis
Erratum. La rédaction de la revue présente ses excuses à Nadia Marzouki, auteure du « Repère » du numéro de juillet, intitulé « L’islam au jour le jour » qui portait sur le livre de Nilüfer Göle, Musulmans au quotidien. Une enquête européenne sur les controverses autour de l’islam (Paris, La Découverte, 2015). La signature de Nadia Marzouki a malencontreusement été coupée suite à une erreur de mise en page. Cette erreur a été corrigée dans la version Epub, mais n’a pu malheureusement l’être dans la version papier.
Changement d’équipe. Au mois de septembre, Alice Béja quittera ses fonctions de rédactrice en chef de la revue Esprit pour devenir maîtresse de conférences à Sciences Po Lille. Jonathan Chalier (contributeur de la revue, auteur notamment d’un article sur les autistes dans notre numéro de mars-avril, « Aux bords de la folie ») lui succédera, comme secrétaire de rédaction. Alice Béja entre au comité de rédaction et continuera ainsi d’accompagner la revue.
Dans les mois à venir, nous parlerons des discours de haine en démocratie : faut-il les interdire, les pénaliser, ou prôner une liberté d’expression absolue ? Dans le sillage de l’après-Charlie, juristes et philosophes s’interrogent sur différentes traditions nationales et sur les principes qui sous-tendent les lois françaises sur la liberté d’expression. Nous aborderons par la suite la question de la « rumeur » et du statut de la vérité dans le débat public, avant de nous intéresser aux enjeux environnementaux à la veille de la conférence de Paris.
Sur notre site (rubrique « Actualités »), retrouvez des bouquets thématiques d’articles (sur Jürgen Habermas, Germaine Tillion, le génocide arménien), des textes en accès libre (sur des films, séries, expositions) ainsi que les vidéos de nos débats à la Gaîté lyrique.
- 1.
Jean-Christophe Attias, les Juifs et la Bible, Paris, Fayard, 2012 ; voir Esprit, juin 2012, p. 143.
- 2.
Initialement publié dans Esprit, en décembre 2013.
- 3.
Rappelons néanmoins que si la plupart des mouvements sociaux des années 1960 aux États-Unis furent non violents, rarement la violence politique aura été aussi présente que pendant cette décennie, où furent assassinés John Fitzgerald Kennedy, Malcolm X, Martin Luther King et Robert Kennedy (sans oublier bien sûr les Noirs – et les militants blancs – lynchés et torturés dans le Sud pendant le mouvement des droits civiques, ni le harcèlement par le Fbi dont furent victimes un certain nombre de dirigeants, dont Martin Luther King).
- 4.
Dinaw Mengestu, les Belles Choses que porte le ciel, Paris, Albin Michel, 2007.
- 5.
Id., Ce qu’on peut lire dans l’air, Paris, Albin Michel, 2012.