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Panthéon spectacle. Le cinéma français et la vogue des films biographiques

Le cinéma français et la vogue des films biographiques

Que dit le cinéma de notre humeur nationale ? Pourquoi autant de films consacrés à de grands personnages, souvent des artistes, ou à des oubliés de l’histoire ? Si c’est une manière de parler des héritages et de tenter parfois de surmonter des drames passés, les scénarios tentent aussi de conjurer un sentiment de déclin, au risque de participer à l’enfermement mémoriel hexagonal.

Genre mal aimé de la critique, le film biographique est revenu en 2007, à la faveur du triomphe de La môme d’Olivier Dahan (plus de six millions de spectateurs dans le monde), sur le devant de la scène du cinéma français. Le nombre de biopics qui, en l’espace de trois ans, ont vu le jour dans le cinéma français est impressionnant : Jean de la Fontaine, le défi de Daniel Vigne, Coco avant Chanel d’Anne Fontaine, Coco Chanel et Igor Stravinsky de Jan Kounen, Sagan de Diane Kurys, Mesrine de Jean-François Richet, Séraphine de Martin Provost, Louise Michel la rebelle de Solveig Anspach, Coluche, l’histoire d’un mec d’Antoine de Caunes, L’autre Dumas de Safy Nebbou, Gainsbourg (vie héroïque) de Joann Sfar, Nannerl, la sœur de Mozart de René Féret. Il est tentant de voir dans le renouveau du film biographique une nouvelle manifestation du culte de l’individu qui règne dans le monde occidental. L’abolition de la frontière entre la sphère privée et la sphère publique, la fascination pour les people, le culte de la célébrité qui a envahi les médias entrent pour beaucoup dans l’engouement actuel pour ce genre cinématographique. Au même titre que les pages « portrait » des quotidiens, le biopic est le reflet du procès de personnalisation en cours dans la société française.

Cependant, le fond du biopic, plus que le thème du succès, est la question de l’estime sociale. Parce qu’il cristallise tous les aspects du problème de la reconnaissance sociale, ce genre cinématographique se révèle précieux pour comprendre le rôle fondamental que joue la considération sociale dans l’épanouissement de soi. Qu’il s’agisse de la conquête de la gloire – qui a pour corollaire une profonde solitude – (Gainsbourg, Coluche, Sagan) ou, à l’inverse, de l’humiliation qu’engendre le déni de reconnaissance (Séraphine, L’autre Dumas, Nannerl), le biopic a pour mérite de montrer le double visage de la lutte pour la reconnaissance. La morale du genre est cependant plus nuancée que le simple éloge de l’individu. Pour preuve, elle distille l’idée que le secret du bonheur réside moins dans la recherche de la renommée que dans la possibilité d’être reconnu à sa juste valeur.

Le répertoire des grandes vies

Si la fascination pour les héros négatifs (Landru, Violette Nozière, Mesrine, Carlos) fait partie intégrante du biopic, il reste que la vocation première du film biographique est d’honorer les grands hommes. Le biopic, dont l’objet est de célébrer la mémoire des grandes figures du patrimoine national, constitue un panthéon cinématographique. Celui qui incarne la figure du grand homme aujourd’hui n’est ni un scientifique (Pasteur de Guitry) ni un acteur de l’histoire (Napoléon de Gance) mais un artiste. Jean de La Fontaine, Gainsbourg, Coluche ou Sagan : les scénarios célèbrent chez l’artiste les mêmes qualités : un être d’exception dont l’indépendance d’esprit, l’anticonformisme, l’insolence font souffler un vent de fantaisie sur une société percluse d’interdits, dont le mérite est de porter haut le flambeau de la liberté. La vertu essentielle du personnage est de rester fidèle à ses convictions. Rien ne l’empêche, pas même l’oppression du pouvoir (Jean de La Fontaine), pas même la réprobation morale dont il est la cible (Sagan) de vivre en accord avec sa nature profonde.

La raison d’être du biopic est d’exprimer la singularité d’une vie. Le genre se consacre donc particulièrement à célébrer la figure de l’artiste. Le culte de l’artiste qu’il développe est surtout un culte de l’authenticité. Les auteurs de biopics, lorsqu’ils retracent la vie d’un artiste – hormis Martin Provost dans Séraphine –, s’intéressent moins à son travail créatif qu’à la singularité de son mode de vie. L’image du génie artistique qui transparaît dans ces films est celle d’un être capable non plus de réinventer les règles de l’art mais de façonner sa vie comme une œuvre d’art. De sorte que le trait distinctif du grand homme ici, ce n’est plus sa capacité, à l’image de Pasteur dans le film de Guitry, à sacrifier son moi sur l’autel de la science, à renoncer à toute vie personnelle pour mieux assurer le triomphe du bien universel mais sa propension à proclamer son originalité, à marquer sa différence.

Le film biographique, depuis sa résurgence à la fin des années 1980, se transforme en opérant un repli sur la vie privée. Très symptomatique à cet égard est la démarche de Robert Guédiguian qui, dans Le promeneur du Champ-de-Mars, aborde la figure de François Mitterrand non pas sous l’angle de l’exercice du pouvoir mais à travers le prisme d’une réflexion sur la mort. Celui-ci apparaît, dans le portrait qu’en donne Guédiguian, non pas comme un chef d’État absorbé dans des questions de gouvernement mais comme un vieil homme rongé par la maladie en proie à des interrogations existentielles. Comme l’indique Monsieur N, le titre du film qu’Antoine de Caunes a consacré à l’exil de Napoléon à Saint-Hélène, le Grand Homme est désormais réduit à sa dimension privée. Drôle de lecture que celle que propose de Caunes suivant laquelle Napoléon était à Saint-Hélène un être en quête d’authenticité. Voilà un homme qui, comme Richard II dans la pièce de Shakespeare, accueille sa déchéance comme une bénédiction. C’est que, dépouillé des oripeaux du pouvoir, délesté du rôle que lui assignait l’histoire, il a enfin le loisir de devenir lui-même, de découvrir celui qu’il n’avait jamais osé être. À cet homme déchu du pouvoir, tombé du piédestal de l’histoire, l’amour que lui voue une jeune anglaise donne un nouveau sens à la vie. Mais le plus cruel est qu’il comprend, au moment où elle quitte l’île, qu’il n’avait fait que substituer le mirage de l’amour au leurre de l’histoire. Que celui qui a le plus pesé sur l’histoire de son temps soit présenté comme un individu n’aspirant qu’à retrouver l’anonymat afin de refaire sa vie en Amérique, voilà un paradoxe qui en dit long sur le désir de sortir de l’histoire qui traverse actuellement l’Europe.

Une profonde défiance à l’endroit de l’histoire se manifeste plus généralement dans ce genre du film biographique. Cela est particulièrement éclatant dans Sade, où tout le travail de Benoît Jacquot a consisté à associer le sadisme non à l’univers du divin marquis mais à l’histoire en marche sous la Révolution : en regard de l’hécatombe révolutionnaire apportant chaque jour son lot de cadavres dans les charniers qui jouxtent l’asile de Picpus où est interné l’auteur des Cent vingt jours de Sodome, il est vrai que ses mises en scène érotiques lors desquelles il initie deux jeunes gens au plaisir sexuel paraissent une occupation bien inoffensive, et finalement assez saine dans une période où la peur de l’autre était à son comble. Sous la caméra de Benoît Jacquot, la perversion a changé de camp. Par le désir sexuel qui l’anime, Sade apparaît comme un des rares, en une époque où la pulsion de mort faisait rage, à avoir pris le parti de la vie.

Un des axiomes de ce genre profondément individualiste est l’idée que tout mode d’engagement collectif, toute forme d’assujettissement au groupe, est préjudiciable à l’épanouissement personnel. Dans l’univers du biopic où toute entité transcendante a disparu, où l’individu est roi, le principal ennemi de l’artiste n’est autre que lui-même. Subjugué par le miroir aux alouettes de la célébrité, son drame est de succomber aux délices de l’idolâtrie de soi-même. Ainsi de Coluche et de Gainsbourg dont les biopics mettent en exergue la période où leur destin bascule, où, aveuglés par leur ego, ils perdent le fil de leur existence : si le premier, en maintenant sa candidature aux élections présidentielles, se fourvoie dans un rôle qui n’est pas le sien, s’illusionne sur lui-même en se prenant pour un Grand Homme politique, le second, en proie à l’ivresse d’une gloire tardive, s’abîme dans la contemplation morbide de son double, dont le spectre hante sa conscience. En somme : le narcissisme est le revers de la médaille de la gloire. La reconnaissance qu’apporte la célébrité est ici inversement proportionnelle aux désillusions qui jalonnent la vie privée. La gloire est le deuil du bonheur : voilà l’antienne du film biographique. Il va sans dire que cette critique très moralisatrice de la célébrité, selon laquelle le prix à payer de la renommée est la faillite de sa vie privée, porte la marque de la condamnation chrétienne de la gloire comme excès de vanité.

Mais la figure du « grand homme » apparaît aussi au féminin. Dans Séraphine, un film dans lequel Martin Provost exhume la destinée tragique de Séraphine de Senlis, un peintre naïf qui connut, grâce au critique allemand Wilhelm Uhde, une brève reconnaissance à l’orée des années 1930 avant de tomber dans l’oubli. À ceux qui pourraient s’étonner qu’un personnage aussi humble que ce peintre autodidacte, aussi modeste que cette domestique reléguée au plus bas de l’échelle sociale, puisse entrer dans le panthéon en images, on peut objecter que Séraphine, qui, dans un isolement et un dénuement total, travailla à son œuvre avec un acharnement et une obstination hors du commun, sans jamais se détourner de sa tâche, cristallise au contraire toutes les qualités du Grand Homme telles que les définit Mona Ozouf. Selon elle, celui-ci, à la différence du « héros qui est l’homme de l’instant salvateur […] est celui du temps cumulatif, où s’empilent les résultats d’une longue patience et d’une énergie quotidienne1 ».

De tous les films qui procèdent de la fascination pour la figure romantique de l’artiste maudit, celui dont Séraphine est le plus proche, c’est le chef-d’œuvre de Pialat, Van Gogh. La similitude du destin de ces deux peintres est frappante : toute leur vie, ils se sont heurtés dans leur travail à un mur d’incompréhension. Ces deux individus sont totalement déconsidérés sur le plan social, leur personnalité borderline s’effondre lorsque se dérobe leur protecteur, lorsqu’ils se sentent trahis par la seule personne qui les rattachait encore à la société. L’artiste n’est pas ici, comme Coluche ou Gainsbourg, une victime consentante de la malédiction de la gloire mais un sacrifié de la société. De la même manière que Pialat, Provost suggère que l’absence de reconnaissance dont Séraphine a doublement souffert en tant que femme et en tant qu’artiste la condamnait à disparaître de la scène sociale. À force de vivre dans une profonde solitude, sa chute dans la folie était inévitable. À son désir d’exprimer sa personnalité à travers sa peinture, la société oppose une fin de non-recevoir. Sa reconnaissance posthume rend encore plus amères l’humiliation et le mépris dans lesquels elle vécut. Si cette conception tragique de l’authenticité participe de l’idée romantique qui tient l’art et la société pour deux entités antinomiques, elle est également l’expression d’une angoisse bien contemporaine, celle de se voir privé de considération sociale, de subir la blessure narcissique de ne pas exister aux yeux d’autrui. Comme pour tous les films dont la démarche mémorielle consiste à rendre hommage à un artiste maudit, le besoin de reconnaissance est le sujet de Séraphine. Loin d’être une exception, Séraphine est au diapason du cinéma français dont un des thèmes de prédilection est l’aspiration à la dignité. Séraphine est exemplaire de cette tendance du cinéma français consistant à traiter le thème de l’exclusion sous l’angle non pas économique mais moral. Si, depuis la faillite du marxisme, la violence sociale a changé de visage dans le cinéma français, si elle revêt plus souvent la forme de la lutte pour la reconnaissance que celle de la lutte des classes, ce n’est pas qu’elle soit moins tragique pour ceux qui en sont victimes. En témoignent des personnages de films aussi différents que Séraphine, La fille du Rer ou Podium dont les pathologies sont la rançon de la lutte pour la reconnaissance. Qu’elle soit sociale ou affective, la misère apparaît tout aussi destructrice.

Les éclipsés de l’histoire

Du besoin de reconnaissance, il est également question dans L’autre Dumas de Safy Nabbou. Selon l’auteur, Auguste Maquet, le nègre de Dumas, souffrit de ce que sa contribution, pourtant décisive, à l’œuvre du maître du roman de cape et d’épée, restât sous le boisseau. On peut faire une lecture hégélienne du scénario. Non seulement parce que le ressort de l’action est la lutte pour la reconnaissance mais en outre parce que le comportement d’Auguste Maquet qui se rebelle contre la domination qu’exerce Alexandre Dumas puis, s’apercevant qu’il n’a pas l’étoffe, finit par retomber sous sa coupe, est en tous points conforme à la figure hégélienne de l’esclave. À entendre la lecture du testament d’Auguste Maquet sur laquelle s’achève le film dans lequel il réclame que soit reconnue « la part immense qu’il a prise » aux romans qui ont fait la gloire et la richesse d’Alexandre Dumas, on comprend combien il tenait à cœur à l’auteur de réhabiliter la figure méconnue d’Auguste Maquet, de lui redonner toute sa place dans l’histoire littéraire. Nombreux sont ainsi les films biographiques dont l’ambition est de placer sous les feux de la rampe des personnages ayant vécu dans l’ombre de grande personnalité, d’honorer la mémoire des obscurs oubliés par la postérité. Ainsi de Nannerl, un film de René Féret consacré à la sœur de Mozart sacrifiée sur l’autel de la gloire de son frère. Ou de Vincere qui évoque la destinée tragique de la maîtresse de Benito Mussolini, Ida Dalser, qui, après avoir sacrifié toute sa fortune pour financer la carrière politique de son amant, fut reniée par le Duce et internée jusqu’à la fin de ses jours dans un asile psychiatrique.

Le mérite de Marco Bellochio dans Vincere est d’avoir donné à la maîtresse de Mussolini, personnage tissé dans la même étoffe que celui d’Adèle H, une dimension politique, c’est-à-dire d’avoir montré que l’aveuglement qu’engendre la passion amoureuse chez cette femme qui, à mesure que s’éloigne l’objet de son désir, s’enferme dans une quête obsessionnelle mortifère, a partie liée avec la fascination qu’ont exercée sur l’Italie le fascisme et la pulsion de mort qui l’animait. Avec Bertolucci, Bellochio partage cette idée que le désir sexuel et la passion politique sont l’avers et le revers de la même médaille pulsionnelle. Et avec Pasolini, il partage cette conviction qu’il n’est pas de meilleur outil politique que les mythes. Celui qu’évoque cette femme, emmurée vivante pour avoir osé défier le régime fasciste, sacrifiée sur l’autel de la raison d’État, est bien entendu le mythe d’Antigone. Coupable du crime de lèse-majesté, elle est bannie du monde des vivants et enfermée dans les cachots du régime fasciste, prélude de la fosse commune où elle sera ensevelie en 1937. Quand elle s’exclame « Mais si je meurs, qui se souviendra de nous ? », elle sent se refermer sur elle l’autre mâchoire du complot ourdi par l’État fasciste : elle sait que, des traces de son existence, il ne restera rien. Pas même le souvenir dans la mémoire de ses contemporains.

Ces films de Bellochio, de Nabbou et Féret posent la même question : que vaut une vie qui ne laisse aucune postérité ? Le biopic entre en résonance avec la hantise de l’oubli qui, à mesure que reflue la religion chrétienne, que disparaît la croyance que quelqu’un se souviendra de nous, envahit les sociétés sécularisées. D’où la fascination grandissante pour la gloire qui seule est, comme chez les Grecs anciens, garante d’immortalité. Les films qui relèvent de ce genre paraissent, comme tout un pan du cinéma, investis d’une sorte de mission : offrir une sépulture à tous ceux qui sont tombés dans le gouffre de l’oubli, donner à leur vie une postérité et une signification.

Conjurer le déclin national

Le biopic revêt donc un double aspect : s’il est parfaitement représentatif de l’hyperindividualisme contemporain, il plonge également ses racines dans la tradition du film biographique qui, comme en attestent les films à la gloire de Napoléon (Gance), de Pasteur (Guitry) ou de Beaumarchais (Molinaro), n’a eu de cesse de célébrer le génie français. S’il se démarque du film biographique classique par le regard critique qu’il porte sur les célébrités qu’il met en relief, le biopic contemporain demeure, au regard de l’identité des personnalités portées à l’écran, un genre nationaliste. Force est de reconnaître que le désir de renouer avec la grandeur de la culture française qui affleure ici obéit à un ressort réactionnaire. On trouve la trace de ce désir de faire vibrer la fibre nationaliste du spectateur dans La môme d’Olivier Dahan. Que l’auteur ait choisi, pour raconter la vie légendaire d’Édith Piaf, de se focaliser sur l’épisode américain de sa carrière n’est pas fortuit. Il va de soi que, dans une époque en proie à la hantise du déclin, il y a quelque chose d’extrêmement réconfortant à assister au triomphe d’une chanteuse française dans un pays où le show business est le meilleur du monde, d’extrêmement réjouissant à voir une nouvelle fois consacrée l’universalité de la culture française. L’ironie est que l’action de La môme se déroule au moment même où la France perdait son leadership culturel au profit de l’Amérique, où sa dépendance économique à l’égard des États-Unis était à son comble. Le plus fort est que Marion Cotillard, avec le succès commercial du film outre-Atlantique et l’oscar qu’elle a obtenu à Hollywood, a connu le même destin que celui d’Édith Piaf : une nouvelle fois, l’Amérique s’est entichée d’une artiste française, a été séduite par ce mélange d’humilité et d’authenticité qui caractérise l’actrice et la chanteuse, et dont la réussite inspire un sentiment de fierté patriotique. On peut à bon droit se demander si ce désir de mettre l’accent sur la consécration internationale d’un artiste français n’est pas une manière de conjurer un complexe d’infériorité à l’endroit de la première puissance culturelle mondiale.

Mais le biopic présente une autre vertu politique. Outre qu’il constitue un antidote à la hantise du déclin, il donne de la collectivité nationale une représentation expurgée du spectre du communautarisme. Par l’image consensuelle qu’ils proposent de la communauté nationale, les auteurs se démarquent des représentants des mémoires juive (Lanzmann, Finkiel), arabe (Bouchareb, Faucon), arménienne (Guédigian), tzigane (Gatlif), qui militent pour que soient reconnus les persécutions et l’ostracisme dont ont été victimes les membres de minorité de la part de l’État français et, ce faisant, s’opposent à la concurrence mémorielle qui se propage dans le cinéma français. Dans l’univers du biopic, tout élément de discorde nationale est soigneusement éludé. Que Joann Sfar ait choisi dans son film sur Gainsbourg de relater l’épisode de sa version reggae de La Marseillaise, sans évoquer les réactions d’hostilité qu’elle suscita, est tout à fait significatif. Coluche, Gainsbourg, Chanel, Piaf ou Sagan, ces célébrités retenues pour toucher le public le plus large possible ont pour trait commun d’être des artistes qui, en dépit des polémiques que suscita leur mode de vie, font aujourd’hui partie du patrimoine national. Si, par leur liberté de mœurs, ils étaient en avance sur leur époque, la postérité leur a désormais donné raison. Le paradoxe est que l’identification aux artistes célébrés tient pour beaucoup aux scandales qu’ils provoquèrent : plus la réprobation morale dont ils furent l’objet est regardée comme anachronique, plus ces personnalités font aujourd’hui l’unanimité, plus elles apparaissent comme un emblème de l’identité nationale. La seule biographie consacrée à une figure très controversée est celle de Carlos, un étranger qui a porté atteinte aux intérêts nationaux : ce n’est pas l’effet du hasard. En ce qu’il éveille un sentiment d’appartenance nationale, le biopic est un genre patrimonial. Du succès qu’il rencontre, faut-il conclure que l’identité culturelle dont il est le chantre est devenue le socle de l’identité nationale ?

Pour rétif qu’il soit à l’hagiographie, le biopic ne cultive pas moins la piété. Entre toujours dans l’évocation de la vie d’un artiste une part d’admiration. À quoi ressemble l’individu idéal dont le portrait se dessine en filigrane dans les films biographiques ? À un artiste affranchi de toute attache communautaire, dont la singularité est reconnue par tous, et dont le talent assure une gloire posthume. Liberté, authenticité, immortalité : telle est la devise qu’on peut inscrire sur le fronton du genre. Si l’artiste est une figure paradigmatique de la morale de l’authenticité, quel est dans le cinéma français son double négatif ? Pas la figure hégélienne de l’esclave, délaissée par la plupart des cinéastes français, mais celle de l’imposteur.

À la vision de Un héros très discret, de l’Emploi du temps ou de À l’origine, on comprend que Jacques Audiard, Laurent Cantet et Xavier Giannoli ont en commun le désir de mettre en lumière le mystère que représentent ces individus qui, faute de découvrir leur véritable moi, adoptent une identité fictive, dussent-ils se trahir eux-mêmes. Quoi de plus scandaleux, dans une société où l’authenticité est valorisée, que leur incapacité à répondre à l’impératif d’être soi-même ? Le troublant chez ces êtres totalement opaques à eux-mêmes est que le masque que constitue leur identité d’emprunt ne dissimule rien d’autre qu’un vide abyssal. Ces films communient dans la même fascination pour le néant. Le saint, au même titre que l’artiste, est une figure emblématique de l’éthique de l’authenticité. Pour diamétralement opposés qu’ils paraissent, le succès du genre biographique ou d’un film comme Des hommes et des dieux de Xavier Beauvois témoigne du même besoin d’authenticité. Quoi d’étonnant à ce que, en une époque marquée par la perte de repères, la fidélité à ses convictions soit l’idéal moral le plus communément partagé ?

  • 1.

    Mona Ozouf, « Le panthéon », dans Pierre Nora (sous la dir. de), les Lieux de mémoire. 1, Paris, Gallimard, coll. « Quarto », 1997, p. 158.

Jean-François Pigoullié

Critique de cinéma, il est notamment l'auteur de Le rêve américain à l'épreuve du film noir (Michel Houdiard, 2011).

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