L’eschatologie et l’apocalypse dans l’histoire : un bilan controversé
L’idée de fin des temps ne continue-t-elle pas de marquer, sans doute à notre insu, notre conception de l’histoire moderne ? L’évocation des catastrophes qui nous menacent évoque des visions messianiques ou des terreurs apocalyptiques. Est-ce une illusion de croire qu’on peut se défaire de ces catégories issues de notre histoire religieuse ?
Le sentiment et l’idée modernes de catastrophe irrémédiable et de tournant nécessaire de l’histoire – sous la forme d’une « rupture » ou de la révolution – sont-ils des héritages de représentations judéo-chrétiennes dans des conceptions politiques censées s’être émancipées de la religion ? Peut-on considérer que le « salut » ou la « fin des temps » restent des notions présentes, quoique de manière clandestine, dans nos représentations du futur ? En somme, avons-nous affaire à l’eschatologie et l’apocalypse sous la forme de concepts « sécularisés » ?
La thèse de la sécularisation est tout sauf simple. Admettons néanmoins une définition courante de cette notion : les anciennes images religieuses du monde, les concepts théologiques ou théologico-politiques, les comportements religieux ont été progressivement évacués des diverses sphères de la société moderne. Ils l’ont été invisiblement ou bruyamment (lors de la Révolution française par exemple), de façon involontaire (par les seuls mécanismes de la modernité) ou au contraire par un volontarisme exacerbé. Mais ils peuvent subsister sous la forme de représentations, de valeurs et d’idées, de modes de vie et de comportements – « sécularisés », précisément.
C’est une idée souvent défendue à propos des socialismes – du socialisme primitif (encore parfois explicitement chrétien) aux courants utopiques puis anarchistes et marxistes antireligieux. La tradition eschatologique et apocalyptique, juive et chrétienne, ne serait certes pas la seule source d’inspiration de cette ligne de pensée et d’action, mais une part de leurs conceptions viendrait des « convergences par affinités électives » entre les utopies révolutionnaires et cette tradition1. Des liens plus précis entre des conceptions apocalyptiques anciennes et les idées modernes de catastrophe seraient sans doute difficiles à démontrer. Par conséquent, les réflexions ci-dessous sur l’eschatologie et l’apocalypse, sur la constellation de termes où sont pris ces deux mots, sur quelques-unes de leurs conséquences historiques ainsi que sur quelques débats qu’elles ont suscités jusqu’au xxe siècle à propos de la « fin » relèvent avant tout du rappel historique et de quelques « raccords » suggestifs entre tradition et modernité2.
Dans la Bible, une tradition eschatologique…
Le mot « eschatologie » apparaît dans le vocabulaire théologique à partir du xviie siècle, mais il mettra encore beaucoup de temps, en particulier dans la théologie catholique, pour désigner les « choses » ou les « fins dernières » (en latin novissima), ainsi que la discipline qui en traite dans le cursus des études théologiques. Depuis la fin du xixe siècle et durant le xxe siècle, le mot, sa fonction et sa signification théoriques et pratiques ont pourtant joué un rôle considérable dans les débats théologiques (surtout protestants) et philosophiques, au point de susciter parfois des réactions de rejet en retour, de doute sur sa réalité ou sa consistance. L’« eschatologie » commence sa carrière avec le constat, certainement dû à l’examen historique et critique des Écritures et de leurs genres littéraires, que la Bible – Ancien et Nouveau Testament – comporte de nombreux passages spécifiques ayant trait à la fin de toutes choses, à une cessation du monde actuel, ou de la figure du monde actuel, et surtout à l’idée d’un renouvellement complet du monde, de l’apparition d’un monde absolument nouveau d’où seront supprimés le mal, la violence, l’oppression, la maladie, la mort. La littérature prophétique est particulièrement concernée par ces visions eschatologiques. Qu’il suffise ici de citer, à titre de rappel, quelques passages bien connus du prophète Isaïe.
Dans certains textes intervient clairement l’élément messianique :
La fin du livre de l’Apocalypse selon Jean réunit et tisse ensemble toutes ces métaphores :
Et je vis un ciel nouveau et une terre nouvelle : car le premier ciel et la première terre s’en étaient allés, et la mer n’est plus. Et je vis la Ville, la Ville sainte, la Jérusalem nouvelle qui descendait du ciel, d’auprès de Dieu… Et j’entendis, venant du trône, une voix forte qui disait : Voici le séjour de Dieu avec les hommes, et il séjournera avec eux, et eux seront ses peuples, et Dieu lui-même sera avec eux. Et il essuiera toute larme de leurs yeux, et la mort ne sera plus ; ni deuil, ni cri, ni douleur ne seront plus ; car les premières choses s’en sont allées. Et Celui est assis sur le trône dit : Voici que je fais toutes choses nouvelles6.
Les textes dit eschatologiques sont divers et ne constituent pas une forme littéraire homogène. Pour les distinguer des textes dits « apocalyptiques », censés constituer un genre littéraire dont le livre de l’Apocalypse, dernier livre de la Bible chrétienne et du Nouveau Testament, constituerait le modèle, certains estiment que les passages eschatologiques de la Bible signifient avant tout une rupture de continuité, un tournant de l’histoire, qui renverse l’histoire marquée par le négatif en histoire intrinsèquement positive : on est certes dans la « crise » (politique, sociale, peut-être climatique compte tenu de l’importance des ressources agricoles), mais les « signes apocalyptiques » annonciateurs d’une catastrophe annoncée ne feraient pas partie, en ce sens, de la définition de l’eschatologie comprise au sens étroit. Pour l’exprimer selon une image temporelle, l’eschatologie parlerait de l’au-delà, l’apocalypse de l’en deçà et de l’ici-bas. Néanmoins, dans les eschatologies bibliques n’est pas affirmé à strictement parler un monde au-delà, un autre monde, un monde céleste ou transcendant, mais un monde ici-bas, en rupture avec le monde connu et ses contingences et pourtant sur la même ligne « horizontale » que lui, un monde autre retourné à l’innocence de la Création, au paradis avant la chute et l’entrée dans le monde du Mal et de la Mort – en fait un monde hors de l’histoire, soustrait à la violence de l’histoire, en fin de compte.
Les « choses ultimes » promises pour le temps eschatologique concernent en particulier la paix et la justice, établies ou rétablies par Yahwé ou son Messie, qui règnent d’un règne sans partage ; d’autres promesses portent sur la réorientation du cosmos (des « cieux nouveaux et une terre nouvelle »), qui inclut la fin de la violence présente dans la nature comme création déchue, et la fin de la Mort (donc la vie individuelle immortelle). On notera que le rôle direct de Yahwé, donc d’une intervention extérieure, d’une hétéronomie, est fortement accentué dans tous ces textes : dans un régime de non-séparation du sacré et du profane, de la transcendance et de l’immanence, le salut vient du Dehors ; il ne saurait être forcé par l’homme, qui de toute façon est sans prise réelle sur le cosmos et impuissant quant au destin de l’individu. C’est justement le « forçage » humain qui est souvent présenté comme l’origine du châtiment, qu’il s’agisse de l’édification d’une tour allant jusqu’au Ciel ou d’empires humains surpuissants qui surestiment leurs capacités à soumettre la terre – la terre de Yahwé précisément, qui aime la justice et protège le faible. De ce point de vue, l’écroulement successif des empires du Proche-Orient, fauteurs de catastrophes et d’oppression, est un thème continu qui nourrit l’inspiration des auteurs eschatologiques. Il faut ajouter cependant que les annonces eschatologiques n’invitent nullement les justes et les autres à attendre passivement la fin : au contraire, les prophètes invitent et réinvitent à « se retourner », à « revenir » de l’idolâtrie, à restaurer le droit et la justice bafoués, à secourir la veuve et l’orphelin.
…et une tradition apocalyptique
La tonalité catastrophiste qui marque cependant aussi l’idée d’eschatologie viendrait de ce que la fin du monde et surtout l’instauration d’un nouveau monde ou la restauration du premier monde (de l’« âge d’or ») s’accompagnent, dans le contexte des textes bibliques dits eschatologiques, ou dans des livres et des passages autonomes, de visions de catastrophes censées annoncer la fin prochaine, l’abolition totale du « premier monde », ou d’événements tragiques et effrayants censés marquer au départ le tournant eschatologique. Les descriptions apocalyptiques mises dans la bouche même de Jésus7 ont joué un rôle essentiel dans la tradition apocalyptique qui s’est construite ensuite sur le long cours. Pour mémoire, les déclarations de Jésus s’inscrivent elles-mêmes et sont à interpréter dans le contexte culturel fortement apocalyptique dont témoignent les écrits juifs dits « intertestamentaires ». De cette littérature intertestamentaire, le judaïsme rabbinique va fortement se désolidariser après la catastrophe de 135 (écrasement de la révolte de Bar Kochba), de sorte qu’il n’a retenu de ces écrits, dans le canon de la Bible juive, que le livre de Daniel (composé vers le milieu du iie siècle av. J.-C.). La nouveauté de ce livre (d’un auteur inconnu, fait de pièces diverses écrites les unes en grec et les autres en araméen) tient à sa tournure presque entièrement apocalyptique, mais sa thématique (comme celle du « Jour de Yahwé », ou jour du jugement) n’est pas sans précédents chez les prophètes plus anciens (Amos, Michée, Jérémie, Ézéchiel…) et dans d’autres textes dispersés qui ne relèvent pas de la prophétie.
Comme on le sait, le mot grec apocalypsis signifie en général « révélation », « dévoilement » de choses cachées, et notamment d’événements encore à venir qui précèderont l’avènement du salut. Comme les apocalypses présentent cette période souvent sous un jour dramatique, menaçant, avec des images terribles qui à la fois interprètent la catastrophe comme imminente ou déjà présente, et sont confirmées par elle dans ce sens, le mot « apocalypse » dans sa signification courante aujourd’hui, de même que l’adjectif dérivé « apocalyptique », ne retiennent pratiquement plus que ce sens-là. Comme genre littéraire, les apocalypses se signalent par la présence, à des degrés d’évidence divers, de paroles et de visions, d’une pléthore d’images reçues en songe ou apportées et révélées directement par un intermédiaire céleste (en général un ange), qui emmène le visionnaire au ciel ou en d’autres lieux de la révélation apocalyptique8. Le contenu des images apocalyptiques n’est pas très différent en fin de compte des thématiques eschatologiques (elles s’appliquent au devenir individuel et collectif, ainsi qu’à celui du cosmos), sauf qu’il est affecté d’un signe négatif appuyé : on est dans le moment de la destruction et de la catastrophe.
En réalité, les tentatives de distinction entre eschatologie et apocalypse sont en partie artificielles et vouées à l’échec : les textes sont très entremêlés. D’où la conception assez répandue que l’eschatologie englobe une dimension apocalyptique, devenue un genre littéraire spécifique, reconnaissable par des traits pertinents, largement sinon universellement partagés. Une différence essentielle vient probablement, si l’on prend Daniel ou l’Apocalypse selon Jean comme modèles ou comme référence, de ce que les apocalypses semblent se référer directement, selon un langage codé symbolique déchiffrable par les contemporains, aux réalités politiques, sociales, économiques du temps. Elles décodent pour ainsi dire l’actualité pour des lecteurs frappés par le malheur et pris dans les tourmentes de l’époque, afin de leur apporter espérance et consolation en dévoilant le sens caché des événements en cours – en fait des événements déjà arrivés : car les prophéties apocalyptiques parlent de ce qui est déjà survenu et annoncent qu’en dépit des apparences contraires, le vainqueur final sera Dieu, qui broiera ses ennemis et sauvegardera les justes. La fascination et la tentation apocalyptiques naissent sans doute en grande partie de là : les énigmes de ses anges et de ses bêtes, de ses empires et de ses cavaliers, de ses nombres symboliques et chiffrés (les multiples de 7, le millenium…), de ses mesures et de ses comptages, de ses sceaux et de ses livres scellés, de ses personnages célestes… créent une puissante fantasmagorie9. Dans l’horreur d’une époque, il est tentant de faire usage de la tradition apocalyptique pour « voir » la fin dans les événements tragiques en cours, en se mettant bien entendu du côté des victimes dont le salut approche grâce à la victoire de Dieu. La lettre des textes apocalyptiques permet alors le déchiffrement direct de la réalité troublée.
Mais comme le dit Paul Beauchamp, le paradoxe est que les écrits apocalyptiques n’ont pas à proprement parler de « poste » ou de lieu social, de « milieu de vie » dont ils seraient issus : il n’y a pas de « monde social » derrière l’apocalypse, elle est devenue en quelque sorte un pur genre littéraire « recyclable » d’époque en époque :
Ce moyen de communication s’ajuste à une société qui, du fait qu’elle perd son avenir, voit ses postes se brouiller […] Le livre est aussi un produit du silence. À proprement parler, l’apocalypse n’a pas de Sitz im Leben : en cela elle est subversive. Vers elle se porte un désir10.
Après ces rappels beaucoup trop succincts, je voudrais tirer quelques fils de l’« histoire de l’apocalypse » et des débats modernes autour de l’eschatologie.
La tradition eschatologique-apocalyptique dans l’histoire du christianisme
Pour repartir du dernier trait mis en avant – la fascination et la tentation de l’Apocalypse –, les rabbins ont largement, comme il a été dit, laissé de côté après la catastrophe de 135 les livres intertestamentaires de type apocalyptique (Livre d’Hénoch éthiopien, Apocalypse syriaque de Baruch, Quatrième livre d’Esdras, également le Testament des douze Patriarches, le Livre des Jubilés, etc.). Ces livres ont été transmis par des intermédiaires chrétiens. Dans la première période d’attente de la parousie (le retour du Christ), qu’on croyait proche, les éléments eschatologiques-apocalyptiques présents dans tout le Nouveau Testament ont certainement joué un rôle essentiel pour les premières générations chrétiennes, qui pouvaient y lire le « sens » de certains événements11. Ernst Käsemann a même déclaré que « l’apocalyptique (était) la mère de la théologie12 ». Au-delà de déclarations disséminées, Jésus lui-même se présente comme une figure eschatologique : le Royaume n’est seulement à venir, il est là : « Le temps est accompli, et le royaume de Dieu est proche de vous », telle est la toute première annonce selon l’évangile le plus « primitif13 », celui de Marc. Plus tard, la première communauté se développa dans l’attente imminente du retour du Christ : dans la Première lettre aux Thessaloniciens (écrite autour des années 50 ap. J.-C.), Paul l’attend encore « de son vivant14 ».
À partir du « retard de la parousie » et des réaménagements théologiques, intellectuels, institutionnels et pratiques qu’il signifia, l’histoire ultérieure du christianisme et de son « installation » pourrait sans doute être lue sous l’angle de la « gestion » de ce problème, c’est-à-dire, en particulier, de la tentative de minimiser la tension eschatologique et apocalyptique, de l’expliquer ou de l’écarter. Quant à l’« explication », la Cité de Dieu de saint Augustin fournira pour longtemps les clefs qui permettront aux chrétiens de comprendre pourquoi et comment l’Église doit non seulement cheminer dans l’histoire, mais partager ses vicissitudes et ses malheurs, et donc quels sont sa place et son sens dans l’histoire de la Cité terrestre15. Les évangiles eux-mêmes peuvent fournir à cet égard des appuis à cette thèse : après tout, une des paroles (logion) les plus explicites de l’Évangile est celle où Jésus déclare que « personne, ni les anges du ciel, ni le Fils, pas même le Père, ne connaît le jour ni l’heure de la fin16 ». D’autre part, la parabole de l’ivraie qui doit croître avec le blé jusqu’à la moisson dément l’idée qu’il faudrait prendre d’assaut, et donc établir par violence, le royaume des Cieux17. Un regard critique ou soupçonneux peut concevoir sans peine que l’Église, à partir de là jusqu’à nos jours, a canalisé diversement la pulsion eschatologique, pour l’écarter comme dangereuse ou l’accaparer à son profit. Mais Jean Flori a montré récemment combien les penseurs chrétiens ont exploité les thèmes apocalyptiques au cours du premier millénaire, et en particulier, face à l’islam, les prophéties sur l’« heure de la fin ». Il met bien en lumière la tension permanente entre histoire et eschatologie, malgré la tentative, d’Augustin notamment, pour imposer une interprétation spirituelle des prophéties chiffrées de l’Écriture18.
En tout cas, écartés du christianisme dominant, les représentations et les comportements apocalyptiques trouveront refuge, dans des périodes de crise ou à des moments cruciaux de l’histoire, chez les « fanatiques de l’Apocalypse19 », pour reprendre le titre du livre de Norman Cohn : les thèmes et les mots d’ordre apocalyptiques et catastrophistes, également le millénarisme, ne seront pas seulement repris en marge de l’Église, mais contre elle, parce qu’elle fait partie de l’empire du Mal, qu’elle a été investie par Satan ou les puissances qui coopèrent avec lui. La grande « prostituée de Babylone20 » n’est autre que l’Église catholique pour les réformateurs, jusqu’à Luther inclus… (mais dans le cas de Thomas Münzer et des anabaptistes21, la révolte est dirigée contre Luther). Aujourd’hui, cet héritage – la prédication assidue et assumée de la fin du monde, avec ses signes avant-coureurs lisibles dans la société présente – est repris par des groupes sectaires de tendance apocalyptique nés au xixe siècle (Témoins de Jéhovah, entre autres) et surtout dans la grande dérive fondamentaliste actuelle du christianisme, qui reprend largement à son compte les thèses prémillénaristes22.
L’islamisme radical comporte aussi cette dimension, qui justifie sans doute pour l’essentiel, dans des groupes comme Al-Qaida, à la fois les attentats-suicides contre les ennemis de Dieu et le salut des terroristes. Voici, à titre d’exemple, un texte d’un des principaux théoriciens d’Al-Qaida, Abdallah Azzam. Dans Rejoins la caravane !23, un de ses écrits qui a joué un grand rôle pour le recrutement de ce groupe, il pose la question : pourquoi un musulman digne de ce nom doit-il rejoindre le jihad (la guerre sainte) ? Il énumère de multiples raisons qui justifient ce combat, dont (raison n° 3), la « crainte de l’enfer ». Faisant allusion à la pusillanimité des musulmans face aux pouvoirs qui les oppriment, il écrit :
Ces millions de gens ne vivent-ils pas avilis, écrasés et affaiblis, et lorsque les anges les rappelleront, ne seront-ils pas pris au dépourvu ? Qu’auront-ils à répondre lorsque les anges leur demanderont :
– En quel état étiez-vous ?
– Nous étions faibles sur la terre (Coran 4/97).
Mais la faiblesse n’est pas une excuse pour Dieu, c’est un crime pour lequel on risque l’enfer […] Le jihad et l’exil en vue du jihad constituent un aspect fondamental de cette religion, car une religion dépourvue de jihad ne peut s’établir sur aucune terre, et sa cime ne peut tenir sur son tronc. L’authenticité du jihad, partie intégrante de cette religion qui pèse de tout son poids dans les balances du Seigneur des mondes, n’est pas une circonstance fortuite de la période à laquelle le Coran fut révélé, c’est une nécessité qui accompagne la caravane que dirige cette religion […] Si le jihad était un phénomène passager, le prophète (que la bénédiction et le salut soient sur lui) n’aurait pas dit à tout musulman, et ce jusqu’au jour du Jugement : Celui qui meurt sans avoir combattu ni avoir préparé son âme au combat, meurt sur une branche de l’hypocrisie.
On est clairement dans un contexte de jugement dernier, et d’ailleurs la question des anges fait penser aux questions du jugement dernier dans l’évangile (Matthieu 2524).
Il serait cependant erroné de croire que l’eschatologie et l’apocalypse sont réservés aux dissidents radicaux. Certes, les autorités et les magistères sont souvent intervenus contre les « chiliasmes » (millénarismes) dissidents avec une grande violence, en s’appuyant du reste sur le bras séculier du pouvoir politique, directement menacé par les désordres créés par ces « fanatiques ». Mais comme le suggère Paul Beauchamp, c’est la situation perçue comme tragique qui crée et recrée sans cesse le genre littéraire. Ou encore, selon Ernst Bloch, l’utopie (on pourrait dire l’eschatologie apocalyptique) constituerait le « supplément de culture » dans les grandes religions – supplément susceptible de récupération, mais aussi de renaissance permanente. Pour l’Église catholique, un tel moment de renaissance apocalyptique a eu lieu avec la Révolution française : dans les condamnations portées par l’Église, au xixe siècle, contre le monde moderne en train de se construire et de s’affirmer, on pourrait reconnaître sans peine le ton apocalyptique. Qu’on en juge par ces imprécations du pape Grégoire XI dans l’Encyclique Mirari Vos de 1832, dirigée contre Lamennais et ses compagnons « libéraux » défenseurs, tout simplement, des libertés modernes : le pape ne voit dans l’« insolence de ces factieux » que de l’« indifférentisme »,
cette opinion perverse répandue partout par la fourbe des méchants […] Qu’ils tremblent donc ceux qui s’imaginent que toute religion conduit de toutes façons au port de la béatitude ; qu’ils pensent, sur le témoignage du Sauveur lui-même, qu’ils « sont contre le Christ dès lors qu’ils ne sont pas avec le Christ » […] De la source putréfiée de l’indifférentisme découle cette maxime absurde et erronée, ou plutôt à ce délire : qu’on doit procurer et garantir à chacun la liberté de conscience. On prépare la voie à cette erreur, la plus pernicieuse de toutes, par la liberté d’opinion, pleine et sans borne, qui, pour la ruine de l’Église et de l’État, va se répandant au loin25…
Il rejoint ainsi les théoriciens de la contre-révolution (de Maistre, Bonald, ou l’Espagnol Donoso Cortes), qui sont eux aussi à l’occasion des théoriciens de l’apocalypse moderne. À notre époque, c’est le monde moderne qui fait l’objet d’interpellations apocalyptiques quand Jean-Paul II parle d’une « civilisation de mort » à propos des sociétés où l’Ivg est devenu légal, il s’inscrit bien dans cette ligne.
Mais plus prosaïquement, on pourrait évoquer le rôle joué par une image comme l’enfer (ainsi que celle du Jugement dernier) dans l’histoire chrétienne. H. Arendt, notamment, a souligné cet aspect souvent méconnu aujourd’hui26, alors qu’il est encore bien attesté par les chrétiens nés dans la première moitié du xxe siècle. Après un long développement sur la naissance progressive de l’enfer (faiblement présent dans le Nouveau Testament, il serait dû avant tout à une influence platonicienne sur les représentations de l’au-delà), Arendt note que cette influence – une perversion de la « bonne nouvelle » des Évangiles – fut déterminante pour renforcer l’autorité religieuse. Et elle conclut :
Le fait est que la conséquence la plus importante de la sécularisation de l’époque moderne est peut-être bien l’élimination de la vie publique, avec la religion, du seul élément politique de la religion traditionnelle, la peur de l’enfer. Nous à qui il fut donné de voir comment, durant l’ère de Hitler et de Staline, une espèce de crime entièrement nouvelle et sans précédent, qui ne rencontra presque aucune protestation dans les pays concernés, envahit le domaine de la politique, serions les derniers à sous-estimer son influence « persuasive » sur le fonctionnement de la conscience.
Dans la foulée, elle rappelle aussi que
à l’époque même des Lumières, les hommes de la révolution française non moins que les pères fondateurs d’Amérique voulurent faire de la peur d’un « Dieu vengeur » et donc de la foi dans un « état futur » une partie intégrante du nouveau corps politique.
On est ici dans l’usage politique d’une menace eschatologique27. La catastrophe annoncée, c’est l’enfer. On pourrait évoquer, dans un contexte similaire – les guerres de religion –, l’usage de la venue de l’Antéchrist, le « faux Christ », le « singe de Dieu », pour stigmatiser l’adversaire28. Mais, pour tempérer quelque peu le jugement de Hannah Arendt sur la « réactivité » ou l’action que suscitent ces représentations, il faut rappeler qu’elles peuvent aussi stimuler la résignation, l’idée que cette vie n’est de toute façon que souffrance et épreuves, en attendant le règne millénaire du Christ.
L’eschatologie dans la théologie
Si nous en venons, pour finir, à l’eschatologie dans la théologie moderne, c’est pour constater que dans un premier temps, au xixe siècle, le courant de l’exégèse protestante dite libérale a, tout en admettant la présence d’une forte imprégnation eschatologique dans les deux Testaments, tout fait pour réduire les images et la mythologie qu’elle suscite. Comme pour les miracles considérés comme irrationnels et contraires à la nouvelle vision scientifique (déterministe) de la nature, la théologie protestante a tenté d’en faire un élément de l’ici-bas, de donner à la prédication du Royaume déjà présent prêché par Jésus une tournure morale, à étouffer donc l’inquiétante étrangeté des catégories eschatologiques-apocalyptiques (à la fin du xixe siècle, pour Albrecht Ritschl, grande figure de la théologie protestante libérale en Allemagne, le Royaume de Dieu dont il est question dans les évangiles est avant tout orienté « vers l’organisation morale de l’humanité pour l’agir commandé par l’amour29 »).
À partir de Karl Barth30, l’eschatologie est redevenue une catégorie de grande importance, sinon centrale, dans la théologie protestante. Mais chez le chantre de la démythologisation, Rudolf Bultmann, elle s’identifiera pratiquement à l’urgence de la décision « existentiale » de l’homme placé devant la question de Jésus. Autrement dit, elle concerne la pure subjectivité. On comprend que pour les théologiens « post-bultmanniens », y compris ses propres élèves, la question ait toujours été de redonner une épaisseur socio-politique puis cosmique au « Royaume ». Ce furent les années de la théologie politique engagée des années 1960. En particulier, pour la théologie de la libération, ce fut le sentiment de l’urgence eschatologique créée par les pauvres et les opprimés, tandis que le théologien catholique Johann Baptist Metz insistait plutôt sur l’urgence pour la théologie à entrer dans la « vision des vaincus » de l’histoire, et à sortir, dans le « souvenir dangereux de la passion du Christ », d’une théologie bourgeoise et confortable, conçue pour rassurer et consoler les vainqueurs et les dominants. Mais le théologien qui s’est le plus attelé aux conséquences de l’eschatologie pour la foi chrétienne est sans conteste Jürgen Moltmann : auteur d’une Théologie de l’espérance remarquée dès les années 1960, il a en particulier tenté d’intégrer depuis une vingtaine d’années dans sa théologie la dimension cosmique, donc la recréation ou le renouvellement de la Création face à la catastrophe écologique qui frappe déjà le monde présent31.
Outre l’insistance sur le rapport foi/histoire (l’histoire comme apocalypse finalement), la dimension eschatologique retrouvée a aussi joué dans le sens d’une critique théologique interne, en particulier d’un théisme « dominateur » ou venant à l’appui de la domination, d’un Dieu souverain du monde, tout-puissant et immobile, non affecté par les événements de l’histoire. La théologie de Moltmann (comme celle de Barth et de beaucoup d’autres théologiens de la seconde moitié du xxe siècle) est intrinsèquement une « christologie ». On a insisté alors sur la faiblesse de Dieu, ou sur le devenir de Dieu impliqué dans l’histoire des hommes, ou sur le sens d’un « Dieu crucifié » pour comprendre l’identité de Dieu. Que signifie la passion du Christ pour l’« être » de Dieu et l’action du chrétien ?
Mais dans les plus récentes années, un livre comme celui de Jonas, le Concept de Dieu après Auschwitz32 (comme il y a longtemps le livre d’Elie Wiesel, la Nuit33) a aussi fait une forte impression. La Shoah n’a cependant joué qu’assez tardivement un rôle dans la théologie (en particulier dans la théologie catholique : ce n’est pas un thème de Vatican II, par exemple). Néanmoins, en 2000, Moltmann a pu écrire :
Le monde chrétien a sombré de manière effrayante en même temps que l’ère chrétienne : en deux guerres mondiales, il s’est détruit lui-même. Les peuples se libérèrent des empires coloniaux. Auschwitz a effacé le rêve judéo-chrétien de l’assimilation des juifs dans le monde chrétien. Avec Hiroshima, l’humanité a perdu son innocence atomique et avec Tchernobyl son innocence écologique […] La pensée écologique actuelle est commandée de façon consciente ou inconsciente par des visions messianiques du xixe siècle et par les terreurs apocalyptiques du xxe siècle34.
On est ici dans ce que l’eschatologie a suscité. On pourrait aussi évoquer ce qu’elle est censée limiter : la « réserve eschatologique » est l’idée que tout salut (de la Création), tout accomplissement (du monde) ne pourra jamais venir que d’un Dehors, d’une extériorité, d’un « Dieu à venir » ou qui vient déjà à l’homme35.
Au fond, la diversité des lignes d’interprétation de la tradition eschatologique-apocalyptique n’est pas une surprise. C’est plutôt la richesse de la tradition monothéiste qui est frappante si, de l’idée de catastrophe, on remonte le cours de sa généalogie religieuse. On aboutit finalement à un constat paradoxal : depuis les Lumières, la raison critique moderne a impitoyablement rejeté les mythes, les images, les représentations, les récits terribles de la fin, de la catastrophe apocalyptique et des peines destinées aux méchants. Elle les a critiqués comme irrationnels, indignes de l’idée qu’on peut se faire d’un Dieu et indignes d’un homme responsable de son monde, capable de perfectionner le monde humain et peut-être capable de perfection lui-même. Pour la raison éclairée, le Mal et la conscience du Mal tiennent plus de l’ignorance que de l’exigence morale ; avoir peur de la catastrophe qu’est la mort individuelle ou collective ou cosmique est malséant. Ce type d’argument et de littérature est désormais réservé aux prédicateurs fondamentalistes et aux sectes apocalyptiques36. Un moderne parle de responsabilité pour le futur : l’argument de la peur n’est ni digne ni sérieux. Et de ce point de vue, il faut bien le dire, la grande nouveauté choquante du Principe responsabilité de Hans Jonas est celle-là : introduire dans la littérature philosophique, par analogie avec le sentiment de respect chez Kant, le sentiment de peur comme aiguillon de l’action. Voilà qui est inacceptable pour l’esprit critique moderne, et plus encore libéral – car il n’y a pas moins eschatologique que le libéralisme37 : le dépassement de la peur de la fin et du jugement ne sont-ils pas sa grande victoire culturelle ? Pour cette raison, même quand la réflexion théologique du xxe siècle comprend l’importance de l’eschatologie, elle maintient le rejet de ses images et en fait surtout un principe critique contre une théologie trop rationnelle, trop libérale, éventuellement « bourgeoise ».
Posons alors la question : ces spéculations commandées peu ou prou par ou contre une philosophie de l’histoire peuvent-elles avoir une efficacité quelconque à une époque sécularisée ? Et ne sont-elles pas elles-mêmes les derniers avatars de la sécularisation, ne hâtent-elles pas, plutôt que la venue du Royaume, la marche en avant de la sécularisation ? Dans Histoire et Salut. Les présupposés théologiques de la philosophie de l’histoire, Karl Löwith pose en tout cas la question : est-ce que le messianisme juif et l’eschatologie chrétienne n’ont pas simultanément suscité les « énergies d’activité créative qui ont transformé l’Occident chrétien en une civilisation à l’échelle du monde », mais aussi débarrassé l’histoire de tout souci eschatologique ou théologique, notamment grâce aux triomphes de la science et de la raison ? La raison ne pouvant accepter l’idée d’un eschaton, d’une « fin dernière », nous relativisons, selon Löwith, les catastrophes : « Elles ne nous semblent ni définitives ni absolues, mais temporaires et relatives38. »
C’était avant les catastrophes écologiques. Les réflexions de Löwith sont-elles rendues caduques par elles ou faut-il soutenir, comme Jean-Pierre Dupuy, un « catastrophisme éclairé » (prenant d’ailleurs appui sur les « deux Jonas », le « petit prophète » biblique Jonas avalé par la baleine alors qu’il est envoyé contre son gré à Ninive-la-Grande, et Hans Jonas, l’auteur du Principe responsabilité39) ? À moins qu’on préfère à l’idée de catastrophisme, même éclairé, la suggestion d’Adorno « pour conclure » Minima Moralia :
La seule philosophie dont on puisse encore assumer la responsabilité face à la désespérance serait la tentative de considérer toutes les choses telles qu’elles se présenteraient du point de vue de la rédemption […] Comparée à l’exigence à laquelle elle doit faire face, la question concernant la réalité ou l’irréalité de la rédemption devient presque indifférente40.
- 1.
Un rappel synthétique et clair de ces interprétations dans Michaël Löwy, « Eschatologies et utopies révolutionnaires modernes », Encyclopédie des religions, 2, Paris, Bayard, 1997, p. 2099-2108. Voir aussi son livre, Rédemption et utopie. Le judaïsme libertaire en Europe centrale, Paris, Puf, 1988. Le principal théoricien – contesté plus tard – de ces filiations est Ernst Bloch (voir l’Athéisme dans le christianisme. La religion de l’exode et du royaume, Paris, Gallimard, 1978), et sa célèbre « application » au cas du révolté contre Luther, Thomas Münzer (Thomas Münzer, théologien de la révolution, Paris, Uge, 1964).
- 2.
Je m’intéresse ici à l’eschatologie et à l’apocalypse de la tradition juive et chrétienne, en évoquant aussi l’islam. Cela ne veut pas dire que des conceptions similaires n’existent pas ailleurs dans le Proche-Orient ancien, et aussi en Grèce, voir Claude Kappler et al., Apocalypses et voyages dans l’au-delà, Paris, Le Cerf, 1987.
- 3.
Isaïe 65, 17-25 (citation d’après la traduction d’Émile Osty, Paris, Le Seuil). Dans la tradition protestante, Isaïe est appelé Esaïe.
- 4.
Isaïe 25, 6-8. On notera dans les deux textes le mélange, dans le même verset parfois, d’universalité (tous les peuples) et de particularité (la montagne de Jérusalem, mon peuple).
- 5.
Isaïe 11, 1-9. Voir aussi, dans Isaïe 9, 5, la naissance du Messie : « Un enfant nous est né, un fils nous a été donné. L’empire repose sur son épaule, et on lui donne pour nom : “Conseiller-merveilleux, Dieu-Héros, Père-à-jamais, Prince-de-la-Paix”. »
- 6.
Apocalypse 21, 1-5.
- 7.
Voir l’Évangile selon Matthieu, chap. 24 (avec les annonces de la grande affliction et des catastrophes cosmiques) et 25 (avec la célèbre parabole du Jugement dernier), ainsi que les parallèles chez Marc et Luc. Il faut y ajouter plusieurs textes très importants de Paul (en particulier les deux lettres aux Thessaloniciens) et le livre de l’Apocalypse, bien entendu.
- 8.
Mais les formes littéraires sont nombreuses et diverses : dans le livre de Daniel, Nabuchodonosor a des songes que le prophète Daniel interprète, et Daniel lui-même a des visions en songe.
- 9.
Voir l’inventaire de ce « matériel imaginaire » dans Henri Desroches, Dieux d’hommes. Dictionnaire des messianismes et millénarisme de l’ère chrétienne, La Haye, Mouton, 1969, p. 22.
- 10.
Paul Beauchamp, l’Un et l’autre Testament, essai de lecture, Paris, Le Seuil, coll. « Parole de Dieu », 1976.
- 11.
Entre autres, la prise de Jérusalem en 70 et la destruction du Second Temple ont conforté juifs et chrétiens « apocalyptiques » dans l’idée que le peuple juif était puni pour ses fautes dans le passé et le présent. À noter cependant que dans le Nouveau Testament et la théologie chrétienne, ces événements ont laissé peu de traces (selon François Vouga, les Premiers pas du christianisme. Les écrits, les acteurs, les débats, Paris, Genève, Labor et Fides, 1997, p. 144-149). Il semble que comme Flavius Josèphe, l’historien juif, beaucoup de contemporains s’en sont tenus à une lecture politique des événements.
- 12.
Voir Ernst Käsemann, Essais exégétiques, Genève, Labor et Fides, 1972, p. 193. E. Käsemann est un des exégètes les plus importants – et les plus suggestifs – de la génération « post-Bultmann ». Mais aujourd’hui encore, on peut lire beaucoup d’introductions et de présentations générales de la Bible où les thèmes de l’eschatologie et de l’apocalypse sont secondaires voire absents. Cependant, Käsemann rééquilibre lui-même son assertion en rappelant que la prédication eschatologique n’a pas empêché le récit, une narration de l’histoire de Jésus qui n’a rien d’apocalyptique et inclut aussi les éléments de la Loi et de la Sagesse. On trouve un point récent sur la question dans Daniel Marguerat, Enrico Norelli, Jean-Michel Poffet, Jésus de Nazareth. Nouvelles approches d’une énigme, Genève, Labor et Fides, 1998.
- 13.
Marc 1, 15.
- 14.
1 Thessaloniciens 4, 13-18.
- 15.
Voir Jean-Claude Eslin, Dieu et le pouvoir. Théologie et politique en Occident, Paris, Le Seuil, 1999. Aussi son introduction à la Cité de Dieu, Paris, Le Seuil, coll. « Points-Sagesse », 3 vol., 19.
- 16.
Évangile selon Marc, 13, 32. Cette parole, qui dénie au « Fils lui-même » la connaissance du moment de la fin, est en général considérée pour cette raison comme « authentique ».
- 17.
Matthieu 13, 24-30.
- 18.
Voir Jean Flori, l’Islam et la fin des temps. L’interprétation prophétique des invasions musulmanes dans la chrétienté médiévale, Paris, Le Seuil, 2007. Le titre de ce livre, qui couvre tout le premier millénaire et même au-delà, est trop modeste. Voir aussi son Guerre sainte, jihad, croisade. Violence et religion dans le christianisme et l’islam, Paris, Le Seuil, coll. « Points-Histoire », 2002.
- 19.
Trad. fr. Paris, Julliard, 1962 et Paris, Payot, 1983.
- 20.
Apocalypse 14, 9, reprise de Jérémie 25, 15.
- 21.
Le livre d’Ernst Bloch, Thomas Münzer, théologien de la révolution, est fortement marqué par les présupposés de Bloch, et typique d’une critique moderne qui préfère les rebelles et les marginaux à l’Église institutionnalisée et embourgeoisée, qui a oublié son aiguillon menaçant, l’eschatologie et l’apocalypse. Cela dit, dans les livres d’auteurs comme Raoul Vaneigem et Michel Onfray, la part de la vérité historique sur ces thèmes est en général inversement proportionnelle à la lourdeur de la charge idéologique.
- 22.
Voir Esprit, « Effervescences religieuses dans le monde », mars-avril 2007. Le « millénarisme » est né de la spéculation sur le chapitre 20 de l’Apocalypse, qui parle des 1 000 ans où « le dragon, l’antique serpent, qui est le Diable et Satan, sera enchaîné » (verset 2), et des 1 000 ans où les martyrs « décapités à cause du témoignage de Jésus » régneront avec le Christ (versets 4 et 6). Selon l’interprétation prémillénariste, qui est celle des fondamentalistes actuels et qui est de type messianique, la fin du monde sera précédée par le retour subit du Christ, qui régnera pendant 1 000 ans pour un règne de paix et de justice, avant que le monde finisse définitivement par l’anéantissement des adversaires de Dieu et l’exaltation des justes. Mais ce retour du Christ sera précédé par les catastrophes cosmiques mentionnées dans les Évangiles et dans le livre de l’Apocalypse. Pour les postmillénaristes, le millénium est déjà en cours, et il s’agit de concourir à la construction du royaume en train de s’édifier et de s’accomplir : une vision plutôt optimiste des choses, opposée au pessimisme fondamentaliste. Dans son livre Millénium (Paris, Le Seuil, 1998), le paléontologue Stephen J. Gould voyait l’origine du millénarisme plutôt dans la phrase : « Mille ans sont comme un jour » (pour le Seigneur), qu’on trouve dans la deuxième lettre de Pierre (chap. 3, v. 8) – et qui est une citation du psaume 90, 4.
- 23.
Al-Qaida dans le texte, prés. par Gilles Kepel et d’autres, Paris, Puf, 2005, p. 152 sq. (citation p. 163).
- 24.
Dans le récent Dictionnaire du Coran, on ne peut manquer d’être frappé par l’importance du jugement, du châtiment et de la menace de l’enfer dans le texte coranique (voir les articles « Enfer » et « Eschatologie », par Khashayar Azmoudeh) ; il serait intéressant de voir si et comment cette thématique est rééquilibrée dans le Coran lui-même et dans la tradition. D’une manière générale, dans l’évolution de l’islam, il serait important de connaître le rôle actuel de ces représentations menaçantes : la crainte de l’enfer, compris de façon très réaliste, serait particulièrement répandue chez les jeunes musulmans croyants (conversation avec Rachid Benzine), et seuls les esprits forts irresponsables pourraient en sourire.
- 25.
Texte dans Pie IX. Quanta cura et Syllabus, documents réunis par Jean-Robert Armogathe, Paris, J.-J. Pauvert, 1967.
- 26.
Voir « Qu’est-ce que l’autorité ? », dans H. Arendt, la Crise de la culture, Paris, Gallimard, coll. « Idées », 1972, p. 121-185 (cit. p. 174-175). Jean-Claude Eslin a commenté ce passage dans Revista Portuguesa di Filosofia, 2002/2, « L’Au-delà dans la vie de la cité. Le rôle politique des peines de l’enfer d’après Hannah Arendt ».
- 27.
Mais à côté de l’usage politique de l’enfer, du jugement, etc., l’Église a aussi mis en place de multiples moyens pour adoucir et tempérer la peur et donner un sentiment de sécurité, voir Jean Delumeau, Rassurer et protéger, Paris, Fayard, 1989.
- 28.
Voir Jean-Robert Armogathe, l’Antéchrist à l’âge classique. Exégèse et politique, Paris, Mille et une nuits, coll. « Summulae », 2005. Pour le Moyen Âge, un livre récent a mis en lumière le rôle de la pensée apocalyptique dans la naissance des sciences de la nature, voir Johannes Fried, les Fruits de l’Apocalypse. Origines de la pensée scientifique moderne au Moyen Âge, Paris, Maison des sciences de l’homme, 2004.
- 29.
Olivier Riaudel, « L’influence d’une étude du Jésus de l’histoire sur la théologie : l’exemple de Johannes Weiss », dans Revue des sciences philosophiques et théologiques, 2005/3, p. 505, note 9. Weiss est celui qui a, en 1892, rappelé le sens eschatologique-apocalyptique de la prédication sur le royaume. Mais comme son… beau-père, Albrecht Ritschl, il pensait que le christianisme ne pouvait plus rien faire de cette idée, qu’il fallait donc l’interpréter pour les modernes. C’est Albert Schweitzer, l’homme de Lambaréné, qui, en 1906, dans son livre intitulé Histoire de la recherche sur la vie de Jésus (non traduite de l’allemand), rendit problématique cette interprétation moderne : son « eschatologie conséquente » met en lumière la « déseschatologisation » de l’histoire chrétienne après que la parousie – le retour du Christ – n’a pas eu lieu. Sur le rôle de l’eschatologie dans la théologie à la fin du xixe et au xxe siècle, l’un des meilleurs livres reste celui de Heinz Zahrnt, Aux prises avec Dieu. La théologie protestante au xxe siècle, Paris, Le Cerf, 1969.
- 30.
Sa célèbre Épître aux Romains est de 1919. Voir mon article sur Barth et la théologie libérale dans Esprit, mars-avril 2007, « L’introuvable libéralisme religieux », p. 27-42.
- 31.
Johann Baptist Metz, la Foi dans l’histoire et dans la société, Paris, Le Cerf, 1979. Jürgen Moltmann : Théologie de l’espérance, Paris, Le Cerf-Mame, 1970 ; le Dieu crucifié, Paris, Le Cerf-Mame, 1978 ; Dieu dans la Création, Paris, Le Cerf, 1988 ; la Venue de Dieu. Eschatologie chrétienne, Paris, Le Cerf, 2000. Moltmann, Metz et d’autres se réfèrent beaucoup à des auteurs juifs du xxe siècle, qui ont intégré peu ou prou les aspects messianiques et eschatologiques de la tradition juive dans leur pensée : Franz Rosenzweig, Gershom Scholem, Walter Benjamin, l’École de Francfort – surtout Horkheimer et Adorno –, Hans Jonas, Jacob Taubes… Sur la pensée messianique juive, voir Stéphane Moses, l’Ange de l’histoire. Rosenzweig, Benjamin, Scholem, Paris, Le Seuil, 1992 ; Pierre Bouretz, Témoins du futur. Philosophie et messianisme, Paris, Gallimard, 2003, 1 249 p.
- 32.
Hans Jonas, le Concept de Dieu après Auschwitz, Paris, Rivages, coll. « Poche », 1994. Et bien entendu, id., le Principe responsabilité, Paris, Le Cerf, 1983, puis Paris, Flammarion, coll. « Champs », 1998.
- 33.
Elie Wiesel, la Nuit, Paris, Minuit, 1958.
- 34.
J. Moltmann, la Venue de Dieu…, op. cit., p. 21-22.
- 35.
L’interprétation de Carl Schmitt, à partir d’un ou deux versets difficiles de saint Paul (2 Thessaloniciens 2, 6-7), sur « ce qui retient » (to katekhon) l’Antéchrist d’apparaître, à savoir l’ordre institué grâce à l’Empire romain, paraît pour le moins risquée, et aussi mystérieuse finalement que le verset paulinien. Voir sur ce point Théodore Paléologue, Sous l’œil du Grand Inquisiteur. Carl Schmitt et l’héritage de la théologie politique, Paris, Le Cerf, 2004.
- 36.
Il faudrait examiner l’ampleur du phénomène des images apocalyptiques dans toute une littérature populaire, dans la BD, au cinéma. Aux États-Unis, un cycle de romans recyclant la fin du monde selon l’Apocalypse de Jean s’est vendu par millions d’exemplaires.
- 37.
Voir la stimulante réflexion de Jean-Claude Michéa sur le libéralisme éthique, qui évacue aussi désormais de ses critères juridiques le respect kantien (Jean-Claude Michéa, l’Empire du moindre mal. Essai sur la civilisation libérale, Paris, Climats, 2007).
- 38.
Karl Löwith, Histoire et Salut. Les présupposés théologiques de la philosophie de l’histoire, Paris, Gallimard, 2002, p. 250 sq., ainsi que la présentation de Jean-François Kervégan.
- 39.
Jean-Pierre Dupuy, Pour un catastrophisme éclairé. Quand l’impossible est certain, Paris, Le Seuil, coll. « Points-Essais », chap. 10.
- 40.
Theodor W. Adorno, Minima Moralia, Paris, Payot, 1980, p. 230.