Do not follow this hidden link or you will be blocked from this website !

Christ pantocrator, mosaïque de la basilique Saint-Apollinaire-le-Neuf à Ravenne.
Christ pantocrator, mosaïque de la basilique Saint-Apollinaire-le-Neuf à Ravenne.
Dans le même numéro

Le christianisme, témoin de quelle transcendance ?

novembre 2019

Les combats de l’Église catholique sont devenus illisibles par l’écart croissant entre sa doctrine, qui confond unité et unanimité, et les réalités sociales. Il lui faut retrouver l’esprit de controverse propre à sa matrice hébraïque.

Dans sa livraison de novembre 2018, Esprit s’interrogeait sur l’avenir du christianisme en Europe[1]. Au terme de la lecture des diverses contributions, il apparaît que sa disparition ne peut être actée définitivement. En s’accordant avec le juste et provocant constat de Michaël Fœssel sur l’absence de Dieu dans les « bondieuseries » – c’est-à-dire non seulement dans les discours et les pratiques pieuses, mais aussi dans le contretype négatif que leur oppose souvent la critique des religions –, on s’interroge néanmoins : quelle est cette transcendance, à laquelle ce dossier semble appeler en creux, dont le christianisme serait encore porteur ou témoin ?

Julia Kristeva soulignait en 2007 qu’un « incroyable besoin de croire » se manifeste toujours dans la société. N’est-il pas l’écho de cette quête de transcendance qu’évoquent plusieurs contributeurs du dossier d’Esprit ? Comment se fait-il que ce besoin impérieux ne trouve pas dans le christianisme matière à se fixer, sinon désormais pour une petite minorité de nos contemporains – souvent à travers des formes et des expressions discutables, voire irrecevables pour ceux qui ne fréquentent pas ou plus les églises ou les temples –, tandis que pour d’autres, il cherche, parfois désespérément, où s’inscrire et comment s’exprimer ?

Affaiblissement et radicalisation

Dans un long entretien accordé à Télérama en novembre dernier[2], la sociologue Danièle Hervieu-Léger explique la crise par les choix de l’Église catholique au xixe siècle. Confrontée à la modernité et en particulier à la revendication d’autonomie des citoyens, l’Église, dit-elle, s’est constituée en forteresse assiégée, rigide, arc-boutée sur le contrôle des corps – et d’abord celui des femmes – et de la sexualité, en proclamant la cellule familiale « cellule d’Église ». Or le modèle familial patriarcal qui prévalait au xixe siècle et sur lequel a été fondée la stratégie ecclésiale n’a pas résisté aux mutations de la société qui se sont produites au siècle suivant. L’écart croissant entre la doctrine ecclésiale et les réalités familiales et sexuelles a rendu « illisibles » les combats de l’Église qui y « a perdu une part substantielle de son crédit ». Dans le même temps, la position du prêtre dans la société s’est effondrée. Son prestige, sa crédibilité et sa situation sociale se sont fragilisés. C’est sur ce terreau qu’interviennent les affaires de pédophilie impliquant des clercs. La conspiration du silence qui les a entourées a débouché sur « un cataclysme ».

À cette analyse implacable, brièvement résumée ici, on peut ajouter que les représentations portées par les Églises ont été profondément bousculées par la diffusion des sciences sociales et la diversité de leurs analyses critiques du religieux. Pour des fidèles dont la formation se résume le plus souvent au catéchisme délivré dans les paroisses, rendre compte de la foi de manière articulée, avec les catégories de la raison contemporaine, est devenu une tâche hors de portée. Les institutions chrétiennes n’ont pas su relever le défi de la transmission.

Après avoir marqué des réticences par rapport à la transposition dans le catholicisme des recettes émotionnelles pratiquées dans le renouveau évangélique protestant, les évêques ont souvent cru y trouver une planche de salut. Une place croissante a été accordée à une représentation de Dieu qui balance entre la superstition et l’idée d’une toute-puissance qui domine le monde, au plan et à la volonté desquels il faudrait se remettre. D’où, pour prendre un exemple récent, l’insistance, dans les sermons et prises de parole au sujet des affaires de pédophilie, sur la prière, le jeûne et le pardon, en amont de la nécessité, pourtant impérieuse, de faire valoir le droit et la réparation du mal commis. D’où aussi la lenteur à s’interroger sur les causes profondes – non seulement morales, mais aussi spirituelles, pour ne pas dire théologiques et ecclésiologiques – de ce qui ne peut pas être simplement regardé comme un ensemble de dérapages individuels.

Pour tenter de remobiliser les forces, certains ont proposé de revenir à la «  Tradition  ». Mais elle est généralement réduite à une forme de dix-neuvièmisme religieux, à travers le réinvestissement des rites. L’épiscopat a opté pour la réaffirmation des valeurs dites chrétiennes (l’amour, la solidarité, l’éducation, la famille…), l’Église s’autoproclamant experte en humanité. Mais le christianisme n’a pas l’apanage des valeurs et celles-ci n’échappent pas à la nécessité d’être discutées et critiquées, voire refondées, à moins de considérer qu’elles tombent du ciel ou qu’elles sont l’expression de la loi naturelle, ce qui serait une manière d’affirmer qu’elles sont indiscutables.

Enfin, l’Église a été prise de vitesse par la communication de masse : la radio et la télévision, puis Internet et les réseaux sociaux. Y compris sur le terrain de l’offre spirituelle : celle-ci abonde de multiples manières, chrétiennes ou non, dont le pire n’est pas absent. L’expression, sinon le contenu lui-même, de la proposition chrétienne faite par les Églises, et d’abord par le catholicisme, s’est donc singulièrement affaiblie et appauvrie.

Comme souvent, l’affaiblissement du contenu suscite des formes de radicalisation. D’un côté est apparu un autoritarisme moral et politique qui entend dicter sa loi à la société en matière éthique et familiale. De l’autre, se fait entendre une sorte de martyrologie, invoquant notamment le sort dramatique des moines de Tibhirine, qui fait des chrétiens des témoins d’un « amour à mort » qui s’avanceraient en victimes consentantes et offertes pour sauver un monde en proie au mal, incarné par la violence revendiquée par Daech, Al-Qaida et autre Boko Haram. Ce qui est une manière d’entrer dans la logique d’une religion sacrificielle.

Ces glissements successifs ont fortement contribué à isoler le christianisme dans la société. Les tentatives de lui redonner du lustre par l’affirmation des racines chrétiennes de l’Europe ont fait long feu. D’une part, cette invocation est trop visiblement une manière de réagir au retour d’une partie non négligeable des populations d’origine musulmane à une pratique religieuse visible et affirmée, et à l’instrumentalisation qu’en font des groupes totalitaires et/ou terroristes qui obéissent avant tout à un agenda politique. D’autre part, si l’histoire de l’Europe a été bien évidemment marquée par le christianisme, comme de multiples œuvres en témoignent dans les domaines les plus variés, celui-ci n’a pas le monopole de l’empreinte culturelle.

Ainsi, l’idée que le christianisme serait simplement victime des assauts de la modernité puis de la postmodernité, si elle convient à ceux qui prêchent le rassemblement dans une Église assiégée, est fausse. Non seulement, comme l’ont montré, chacun à leur manière, Marcel Gauchet et Jean-Luc Nancy, il est pour une bonne part la cause de l’avènement de cette modernité et de cette postmodernité, mais sa responsabilité est pleinement engagée dans son propre déclin.

Unité ou unanimité?

Il faut revenir en amont pour comprendre pourquoi le christianisme se montre aujourd’hui presque incapable de porter en Europe la parole dont il est né. Une première étape de cette remontée dans le temps pourrait être celle de la Renaissance et de la naissance de l’imprimerie. Luther, qui sera excommunié en 1521, aura fait un large usage de cette invention pour diffuser ses idées, en mettant en circulation un texte qui n’était alors qu’entre les mains des clercs et des religieux lettrés. La Bible devient alors accessible aux lettrés et, du même coup, s’ouvre un débat sur son interprétation. L’unification dogmatique dont Constantin avait posé les bases en imposant au ive siècle la tenue du concile de Nicée se trouve donc mise à mal ou du moins en danger.

Or cette sortie de la parole biblique hors du champ du commentaire autorisé et certifié par le magistère, son échappée au-delà des frontières d’une théologie verrouillée par l’institution, a des effets contaminants. Elle se répand comme une traînée de poudre. Les lecteurs de la parole acquièrent une autonomie par rapport au clergé qui perd de ce fait une partie de son contrôle sur la société, mais aussi de son influence sur les pouvoirs politiques. Ces enjeux prennent rapidement un tour conflictuel, mettant la chrétienté européenne à feu et à sang. Il ne s’écoule que 70 ans entre l’invention de Gutenberg et le début de la première des guerres de religion, en 1524. Les violences dureront jusqu’en 1710, date à laquelle la révolte des camisards aura été définitivement matée en France. Devant les ravages qu’elle constate, mais aussi parce qu’elle voit son magistère menacé par la libre interprétation, l’Église catholique n’interdit pas la lecture de la Bible, mais fait en sorte d’en reprendre le contrôle : elle interdit, en 1564, de posséder ou de vendre, sauf autorisation expresse, une bible en langue vernaculaire et adopte la Vulgate, la traduction latine de saint Jérôme, pour la proclamation liturgique.

Jusqu’à Vatican II, dans les églises catholiques, la parole de Dieu sera entendue en latin et le peuple n’y aura donc accès qu’à travers les sermons et les commentaires en langue vulgaire[3]. Le contenu de la foi sera désormais transmis à travers le catéchisme, c’est-à-dire un enseignement didactique qui ne se prête pas à l’interprétation, le fidèle devant adhérer à une série d’affirmations dogmatiques. C’est ce contenu et sa fixité – à l’inverse de la tradition d’interprétation dans laquelle est né le christianisme – qui n’ont pas résisté au choc de la modernité.

La mise au pas de l’interprétation était déjà en germe dans la lutte contre les hérésies. Elle avait pris une forme organisée au xiiie siècle avec l’institution canonique de l’Inquisition, dont le personnel a été principalement recruté parmi les deux ordres prêcheurs qui venaient de naître, les Dominicains et les Franciscains. Deux ordres qui avaient pourtant, chacun à leur manière, renouvelé le rapport à la parole de Dieu. Rappelons que François d’Assise invitait à une réception de l’Évangile «  sine glossa  », à un retour au texte même. Mais si Rome avait admiré la liberté du Poverello, elle s’était vite employée à limiter les effets de ce retour vers la source : les frères mineurs furent soigneusement cadrés de sorte que leur évangélisme ne suscite pas de poussée révolutionnaire ou libertaire.

Chaque fois que la question de l’autonomie des fidèles – sous-jacente à la liberté de l’interprétation – s’est posée, l’Église a pris le parti de s’y opposer. On l’a vu, après le concile de Trente, avec la Révolution française, et plus tard avec la crise moderniste. Et on peut aussi décoder à travers ce prisme l’opposition du Vatican à la pilule, par l’encyclique Humanae Vitae, puis à la procréation assistée. La même opposition sous-tend le refus du magistère catholique de laisser à chaque personne le choix plein et entier de la manière de terminer sa vie. Même au moment de mourir, il faut, selon lui, affirmer que la liberté de l’être humain s’arrête devant le supposé vouloir de son Créateur.

Pourquoi les chrétiens ont-ils perdu l’art de la controverse, alors que les juifs en ont fait leur force?

Il faut porter le regard encore en amont pour comprendre le verrouillage de l’interprétation. Si Constantin, évoqué plus haut, impose l’unification dogmatique, c’est parce que les Églises chrétiennes vont alors de déchirure en déchirure, faute de supporter la controverse entre elles et en leur sein. Pour l’empereur, qui a vu dans l’universalisme du christianisme, comme Paul Veyne l’a montré, le moyen d’unifier le monde, ces querelles intestines sont une menace contre son projet qu’il comprend comme sa vocation en se faisant baptiser[4]. Or la controverse est consubstantielle à la parole qui porte le christianisme, elle s’enracine dans la tradition biblique et la rédaction même des évangiles en atteste. Elle naît d’une parole – un récit transmis – qui installe la question de la transcendance, tout en affirmant l’innommabilité de celle-ci et la nécessité d’affronter son retrait, son silence, voire son absence. Mettant en scène la nécessité d’être interprété, le texte biblique appelle sans cesse le renouvellement de cette interprétation et la confrontation des diverses manières de l’entendre.

Pourquoi les chrétiens ont-ils perdu l’art de la controverse, alors que les juifs en ont fait leur force ? Sans doute en raison d’une confusion entre unité et unanimité. La première non seulement tolère, mais comprend comme une richesse la diversité et voit dans la contradiction une dynamique. Elle est en quelque sorte l’image de ce Dieu «  un[5]  » et créateur que le livre de la Genèse désigne, dès son premier verset, par un nom au pluriel: Élohim (littéralement «  les dieux  »). La seconde souffre de la diversité, et sa tendance à vouloir se défaire de la contradiction pousse à la violence – l’histoire en a montré maints exemples.

En passant de «  Que tous soient un  », énoncé par Jésus dans l’évangile de Jean, à l’idéal d’une « multitude » censée n’avoir « qu’un cœur et qu’une âme », décrit dans le livre des Actes des Apôtres (4, 32), quelque chose commence à se perdre, tandis qu’on se rapproche de la situation du début du récit de la tour de Babel : « Toute la terre n’avait qu’une seule langue et une parole unique » – un écrasement de la diversité contre lequel Dieu réagit. Le besoin qu’ont eu assez vite les communautés chrétiennes de se distinguer du judaïsme, puis l’antijudaïsme qui en a résulté, déjà perceptible dans les évangiles et manifeste chez les Pères de l’Église[6], ont sans doute pesé dans ce sens, comme les influences grecques, et en particulier la conception platonicienne de la Vérité. La tradition juive, pour sa part, affirmera avec constance que « la Torah est entre les mains des hommes » – et donc objet de débats entre eux. Elle restera arrimée à la contestation de toutes les formes d’idolâtrie et donc aussi d’absolutisme idéologique.

L’idéal unanimiste chrétien se heurte à l’autonomie du sujet. Si Dieu existe, s’il est l’être parfait, tout amour et tout-puissant qu’affirme le catéchisme, peut-il y avoir un espace pour la liberté de l’être humain ? Cette liberté ne peut-elle s’exprimer positivement que par l’adhésion et la soumission à sa volonté, à son plan, tandis que tout autre choix ne peut être que négatif, puisqu’il se trouve hors de la perfection ? L’islam pour sa part a répondu clairement : le fidèle est celui qui se soumet. Augustin, en s’écartant de la tradition juive de la lecture biblique pour inventer le péché originel, a tenté de trouver une issue qui fournit en quelque sorte des circonstances atténuantes à celui qui s’écarte du choix positif : sa faiblesse n’est pas le fait de sa volonté, mais la conséquence d’un héritage malheureux dont la grâce divine a le pouvoir de le libérer. Mais si dans le Christ, l’histoire est achevée, si désormais, elle s’écrit à partir de la fin, y a-t-il vraiment place pour la liberté humaine ? L’être humain, créé à l’image et à la ressemblance de Dieu, selon le premier chapitre de la Genèse, est-il vraiment celui à qui incombe la responsabilité du devenir de la création, ou n’est-il là que pour meubler l’intervalle entre l’alpha et l’oméga, entre le début et la fin qui n’appartiennent qu’à Dieu ?

L’idéal unanimiste chrétien se heurte à l’autonomie du sujet.

Pour tenter de répondre à ces questions abyssales, dont la réponse est indécidable dans les termes où elles sont généralement posées, le christianisme a construit un édifice métaphysique impressionnant, déployant, pour définir la transcendance, une théologie spéculative principalement appuyée sur les écrits de Paul[7] et de sa postérité. Tout est bouclé par l’horizon final de la rédemption et, ainsi que l’a rappelé Benoît XVI dans un texte publié par l’édition allemande de la revue Communio en août 2018, les Écritures juives se lisent comme la simple préfiguration ou préparation de l’accomplissement réalisé par Jésus-Christ. Dans cette perspective, la théologie chrétienne puise des citations dans l’Ancien Testament, afin de fournir à son argumentation des justifications bibliques, mais, ce faisant, elle ignore souvent la dynamique propre au texte, portée par le renouvellement permanent de son interprétation par les générations successives qui le lisent. On comprend que cette vision dogmatique d’une histoire déjà accomplie, supposée répondre de tout et à tout, portée par une tension unanimiste, puisse nourrir chez ceux qui s’en affirment les dépositaires et les gardiens un sentiment de toute-puissance, avec tous les excès que l’on observe aujourd’hui, depuis la minoration des femmes dans l’Église jusqu’aux abus sexuels ou de conscience dont les victimes ont été jusqu’à tout récemment passées par pertes et profits.

Transcendance et responsabilité

Or il est une tout autre manière de rencontrer la transcendance à partir de la lecture du texte biblique, une manière infiniment plus poétique, plus créatrice, qui laisse au lecteur une plus grande liberté, une plus grande responsabilité, et qui en fait une expérience anthropologique aux antipodes d’une adhésion à un dogme. Une manière qui dévoile à l’incroyant qu’il a bien raison de se tenir à distance du dieu auquel il refuse de croire, parce que le texte lui-même ne cesse d’en déconstruire la figure. Une manière qui laisse en permanence la question ouverte, parce que c’est dans la question qu’opère la transcendance.

Cela s’observe même dans les évangiles. Ainsi, les récits de la Résurrection mettent en scène la renaissance d’une parole étouffée par le tragique de l’histoire : le ressuscité ne se manifeste que dans la reviviscence d’une parole qui s’échange et se porte au-delà de celui qui la reçoit. Il n’apparaît que lorsque la parole fait son œuvre au sens où le prophète Isaïe l’a affirmé : « Ainsi est ma parole qui sort de ma bouche, elle ne revient pas vers moi à vide sans qu’elle ait fait ce que je désire et qu’elle ait fait réussir ce pour quoi je l’ai envoyée » (Is 55, 11). Mais pour que le travail de la parole soit fait, pour qu’elle soit vivante, celle-ci doit être parlée et ouverte à l’interprétation plurielle et disputée. Il s’agit donc non pas d’un salut qui lève toutes les hypothèques du présent et du futur, mais d’un questionnement capable d’ouvrir de nouveau l’avenir là où il avait été clos. Cette parole est aussi celle dont le premier récit de la Création, dans le livre de la Genèse, raconte qu’elle met le monde au monde, dans un mouvement qui est bien davantage celui de la maîtrise de soi (le monde ne naît pas d’une explosion d’énergie ni d’un grand coup de vent, mais d’un dire contenu, pesé et admiratif), de la délégation (la terre elle-même est un personnage acteur de la création, par exemple), et finalement du retrait du créateur[8], que celui de la toute-puissance.

D’où sort le christianisme, si ce n’est de l’interprétation jamais close d’un texte qui a recueilli et condensé pendant plusieurs siècles l’expérience mémorielle et poétique d’un peuple qui s’est interrogé sur les conditions de sa liberté, sur sa relation à soi et aux autres à travers les générations, sur son rapport à la transcendance toujours menacée d’être rabattue sur l’idolâtrie, et sur l’exercice de ses responsabilités quant à la transmission de la vie ? Dans les évangiles, le personnage de Jésus est constamment en débat avec ses interlocuteurs sur la manière de comprendre la Torah. Quant à l’inscription dans le temps de ce Dieu insaisissable, elle se pose immédiatement à rebours de notre manière contemporaine de penser, dans le monde occidental du moins, puisque le système verbal de l’hébreu biblique ne connaît pas le passé, le présent et le futur, au sens linéaire où nous entendons ces catégories. Le récit biblique ne se présente pas comme le produit d’une science historique positive, mais comme la mémoire – souvent fictionnée – d’événements qui permettent de mettre en œuvre un questionnement qu’il adresse à son lecteur, en impliquant ce dernier dans ce qu’il raconte, par le jeu même de l’interprétation, jamais univoque, de ce qu’il lit ou entend. En ce sens, la parole biblique se donne comme toujours contemporaine de son lecteur.

Dès lors, la transcendance s’expérimente d’abord et essentiellement comme un agir – un verbe – présent dans et par le récit lui-même, et dévoilé dans et par l’acte d’interpréter le texte : la parole biblique «  agit  » ainsi le lecteur. La transcendance se manifeste dans le surgissement du questionnement éthique que provoque le récit, à partir de ce qu’il dévoile du mouvement infini à la fois de la vie et de l’interprétation (dont il faut dire qu’elle est simultanément celle du texte et celle de la vie même) à travers les générations successives.

La transcendance se manifeste dans le surgissement du questionnement éthique que provoque le récit.

Ainsi considérée, la transcendance habite le sujet lui-même. L’être humain découvre qu’il s’en trouve à la fois dépositaire et responsable. Non pas responsable devant un être divin qui serait extérieur à lui et au-delà du monde, mais d’abord responsable – c’est-à-dire devant en répondre et donc la parler – face à sa génération et à celles qui suivent, auxquelles il doit transmettre l’appel à la vie – mais sans pouvoir prétendre avoir la main sur elle. La vie échappe toujours au transmetteur, elle est plus grande que lui… L’«  au-delà  » n’est donc pas un espace hors du monde, mais la transcendance de la vie elle-même, présente hic et nunc, son caractère infini dans sa nature «  visiblement  » finie.

Dans ce mouvement de la parole biblique et de son interprétation se trouvent quelques-uns des ferments et des fondements de notre civilisation. Non pas comme des dogmes auxquels il faudrait souscrire, qui impliqueraient des réponses toutes faites, mais comme des manières de maintenir de l’infini, de l’écart, de l’ouverture dans des systèmes de pensées et de représentations qui tendent inexorablement à la fermeture, au développement d’une forme de puissance asservissante voire totalitaire. C’est même en raison de ce caractère proprement dérangeant que périodiquement l’on tente de se «  délivrer  » des empêcheurs de penser en rond que sont au premier chef les héritiers de cette parole, les juifs, mais aussi, de proche en proche, tous ceux qui se tiennent sur les rives de l’intranquillité fondamentale d’une transcendance qui convoque l’autonomie du sujet dans sa responsabilité.

Si le christianisme est né de la matrice hébraïque pour en répandre bien au-delà le message et devenir, selon l’expression malicieuse de l’historienne Diana Pinto, « l’international marketing group du judaïsme », il faut tendre très loin l’oreille pour entendre chez lui aujourd’hui un écho de cette dynamique de la parole biblique. Assurément, la rupture avec la tradition interprétative juive l’a privé d’un contrepoids face à une pulsion unanimiste couplée à une visée universaliste (« Allez, de toutes les nations faites mes disciples », dit Jésus à la fin de l’évangile de Matthieu). Lentement, mais inexorablement, coupé de sa source, il a perdu la sève qui l’avait fait surgir, tandis qu’il se laissait gagner par des visions proprement païennes de la transcendance, à travers la figure d’un Christ guérisseur, thaumaturge, et d’une idée de la volonté ou du plan de Dieu écrit et accompli par avance.

De quelle transcendance le christianisme veut-il donc parler aujourd’hui ? S’il demeure, à l’avenir, incapable de renouer avec la dynamique de la parole biblique, il n’est pas sûr que son effacement institutionnel progressif pourra être enrayé ni qu’il faudra le regretter. L’art, la littérature et l’histoire de la spiritualité resteront assurément les témoins d’une présence vive qui l’a hanté et dont il a rayonné, mais dont il aura été incapable de prolonger en lui la présence faute de s’en être vraiment nourri. Se pourrait-il qu’il ne reste, au bout du compte, que les juifs pour signifier en ce monde une transcendance qui ne s’accommode d’aucune idole, d’aucun déisme, ni pour reprendre le mot de Michaël Fœssel, d’aucune «  bondieuserie  » ? Rien n’est sans doute plus nécessaire dans un monde où les humains n’ont d’autre issue qu’apprendre à vivre dans la remise en question des certitudes, des habitudes et représentations d’hier, pour tenter de découvrir les voies possibles d’un avenir autre que la catastrophe.

 

[1] - « Une Europe sans christianisme ?  », Esprit, novembre 2018.

[2] - Télérama du 14 novembre 2018.

[3] - Cela ne sera évidemment pas le cas dans les églises protestantes. Pour autant, la dynamique interprétative sera biaisée par les partis pris des traductions en circulation, héritières notamment des lourds préjugés transportés par la tradition d’antijudaïsme présente dans le christianisme dès les premiers siècles. Par ailleurs, jusqu’à aujourd’hui, les traductions chrétiennes courantes sont marquées par des choix théologiques qui s’imposent à la lettre du texte, alors que le texte devrait être en lui-même une question pour la théologie.

[4] - On trouve, dans l’islam, un processus comparable : au ixe siècle, le calife Jafar al-Mutawakkil a mis fin au choix de ses prédécesseurs de soutenir les mutazilites qui défendaient le libre arbitre et rejetaient tout dogmatisme ; c’est avec lui que s’est installée définitivement la primauté de la sunna. Après une période où l’islam et la raison dialoguaient, la tradition du Coran Incréé s’est imposée, instaurant une véritable clôture dogmatique. Il est significatif que le même calife impose aux dhimmis le port de signes et de vêtements distinctifs (en 850).

[5] - Traduction littérale de Dt 6, 4 : « Écoute Israël, YHWH, notre Élohim [est] un ».

[6] - Cf. Dominique Cerbeleau, «  Les Pères de l’Église et les Juifs  », Sens, revue publiée par l’Amitié judéo-chrétienne de France, n° 416, janvier-février 2018.

[7] - Paul, qui se présente comme disciple de Gamaliel et déploie un incontestable art «  rabbinique  » pour argumenter, se singularise au regard du courant pharisien, dont il se revendique pourtant, par l’absence d’interlocuteur/contradicteur (ce que ne sont assurément pas Pierre ni Jacques face à lui), alors que la tradition juive insiste sur la dimension dialogale en présentant les maîtres par couple ou par groupe, comme Hillel et Shamaï, entre lesquels la controverse reste ouverte. Avec Paul, il n’y a plus de controverse possible sinon sur quelques points qu’il considère d’ordre secondaire.

[8] - Ce retrait est signifié par le fait que « le septième jour Élohim se repose de toute son œuvre qu’il crée pour faire » (Gn 2,  3). Toute une partie de la tradition juive interprète le «  pour faire  » comme l’expression que Dieu se retire pour laisser faire l’humain, mais aussi la création tout entière qui a été présentée comme actrice de son développement.

Jean-François Bouthors

Éditeur, journaliste et écrivain, il est l’auteur de plusieurs livres, dont La Nuit de Judas (l’Atelier, 2008), Paul le Juif (Parole et Silence, 2011), Délivrez-nous de "Dieu". De qui donc nous parle la Bible ? (Médiaspaul, 2014), Comment Poutine change le monde (François Bourin, 2016), Nous, Français (L’Observatoire, 2018) et, avec Jean-Luc Nancy, Démocratie ! Hic et nunc (François Bourin, 2019).…

Dans le même numéro

Vivre en province

Suite à la crise des Gilets jaunes, ce dossier, coordonné par Jean-Louis Schlegel et Jacques-Yves Bellay, décrit une France en archipel de bassins de vie : certains fragiles et relégués, d’autres attractifs et dynamiques. À lire aussi dans ce numéro : la révolution tunisienne, la tragédie du Venezuela et l’esprit du christianisme.