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Photo : James Coleman via Unsplash
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Vers une « américanisation » du catholicisme français ?

novembre 2021

L’important recul du sentiment religieux, désormais concentré dans les grandes villes, a poussé le catholicisme français à se tourner vers des modèles communautaires et charismatiques importés des États-Unis. D’où un repli conservateur sur les valeurs de famille ou de fraternité, particulièrement sensible dans le débat public.

En novembre 1947, était publiée dans une revue à destination du clergé une carte de la pratique religieuse dans la France rurale, appelée « carte du chanoine Boulard », d’après le nom de son concepteur. Elle est devenue l’une des cartes les plus célèbres de l’histoire de France1. Elle distinguait trois niveaux de la pratique religieuse : les « paroisses chrétiennes » sur les terres de Bretagne, d’Alsace-Lorraine et du Massif central, les « paroisses indifférentes » dans les régions du Centre et du Midi et les « pays de mission », parfois très localisés, comme en Saintonge ou en Mâconnais. Elle prolongeait le choc qu’avait déjà produit en 1943 la publication du livre La France, pays de mission ?, qui mesurait l’étendue de la « déchristianisation » touchant cette nation alors considérée comme la « fille aînée de l’Église2 ». Les campagnes n’étaient pas plus préservées que les villes. Guillaume Cuchet a récemment repris ce dossier, en insistant sur le « tournant de 1965 » qui enregistrait une rupture profonde de la pratique sacramentelle dans le catholicisme français3. L’ampleur du processus, qui avait suscité un débat passionné entre spécialistes universitaires, responsables pastoraux et militants d’Action catholique, marquait la fin de cette « civilisation paroissiale » encadrant la majorité des Français de la naissance à la mort, et par conséquent celle d’un catholicisme tridentin, déployé depuis le xviie siècle.

À la recherche d’un modèle « communautaire »

Cette prise de conscience a conduit à rechercher de nouvelles manières de vivre une foi authentique et dépouillée, résolument missionnaire, selon un modèle communautaire4 différent des congrégations religieuses, parfois proche de l’utopie, à l’image des différentes « expériences » menées par les prêtres-ouvriers, l’assistante sociale Madeleine Delbrêl et ses Communautés selon l’Évangile ou le cistercien Bernard Besret à Boquen, allant parfois jusqu’à la rupture avec l’institution ecclésiale5. Dans le même temps, d’autres communautés dites « charismatiques » se fondent en France, selon le modèle du pentecôtisme américain. Elles se dotent pour la plupart du titre de « communauté » comme l’Emmanuel (1972), les Béatitudes et le Chemin neuf (1973) ou le Puits de Jacob (1977). Pour l’heure, la pratique religieuse s’effondre partout, y compris sur les terres de chrétienté bretonne qu’évoque avec nostalgie le journaliste Pierre-Yves Le Priol6. Les ordinations presbytérales sont au plus bas (une centaine par an) et les sorties du ministère s’intensifient en ces décennies post-68. Les paroisses sont en manque de pasteurs. Elles ne sont plus cette « fontaine du village à laquelle chacun peut venir s’abreuver », selon l’image qu’en a donnée le pape Jean XXIII, et que l’on cite régulièrement comme un idéal perdu et mythifié. Il a fallu les réorganiser dans les diocèses, les fabriquer à nouveau de toutes pièces par l’intermédiaire de cabinets d’expertise jusqu’à les extraire des territoires connus, avec des dénominations hors-sol, incomprises des fidèles. Il a fallu confier la charge curiale à des prêtres diocésains souvent âgés, puis à des « prêtres venus d’ailleurs » et, enfin, à une autre génération plus jeune, dite « Jean-Paul II », dont les références sont moins conciliaires et davantage néo-tridentines, selon les observations de la sociologue Céline Béraud7.

Ainsi, des évêques font appel à une communauté Saint-Jean qui regroupe trois congrégations dont celle des Frères, fondée en 1975 à Fribourg, en Suisse, installée en France dans les années 1980 et dissidente envers l’ordre dominicain. Elle connaît une forte expansion, jusqu’à 550 frères vers l’an 2000, qui suscite de nombreuses vocations dans les milieux catholiques traditionnels de la noblesse et de la bourgeoisie. Des paroisses leur sont confiées pour retrouver un second souffle. Le moine dans la ville redevient même une option sérieusement envisagée, avec des fraternités monastiques dissidentes à Aix-en-Provence et à Lyon8. Ces « communautés nouvelles » sont censées incarner les « nouveaux visages du catholicisme français9 ». Plusieurs d’entre elles s’embourbent dans un fonctionnement qui s’appuie sur des abus de pouvoir, voire des abus sexuels largement dénoncés dans les années 2000. La communauté Saint-Jean est prise dans cet étau jusqu’au discrédit de son fondateur10. La récente publication du rapport Sauvé (Ciase) interpelle sur « le nombre d’auteurs d’agressions sexuelles au sein des communautés nouvelles11 ». Commises pour l’essentiel à partir des années 1980, ces violences sexuelles, perpétrées au sein de l’Église, confirment « la fragilité de ces institutions ». Ici, les Frères de Saint-Jean présentent de loin le nombre le plus important d’abuseurs sexuels. Les autres communautés, comme celles de l’Arche, des Béatitudes et les Foyers de Charité, ne sont pas en reste. Le nombre d’abuseurs sexuels issus de ces communautés dépasse vers l’an 2000 celui du clergé régulier, mais reste toutefois en deçà de celui du clergé séculier.

Les « petits gris » doivent donc céder leur place prééminente à deux autres communautés : Saint-Martin et l’Emmanuel. La première, fondée à Gênes en 1976, s’implante en France dans le diocèse de Toulon en 1983, puis installe sa maison-mère dans celui de Blois en 1993. Revendiquant un classicisme tridentin, et notamment le port de la soutane, elle connaît un réel succès, avec un nombre croissant de prêtres et de séminaristes présents aujourd’hui dans une vingtaine de diocèses. La seconde a accru son influence dans la formation des prêtres et la prise en charge de paroisses, une quarantaine à ce jour. Celle-ci fait résolument le choix d’une visibilité accrue via les réseaux sociaux et les nouvelles technologies afin d’attirer un public plus jeune. Forts d’une formation d’ingénieur, d’administrateur ou de commercial, certains prêtres de l’Emmanuel n’hésitent guère à faire le voyage au pays du management et des megachurches pour s’inspirer de leurs méthodes missionnaires. Ainsi, une dizaine d’entre eux font le déplacement en 2018 chez le pasteur baptiste évangélique américain Rick Warren, à Saddleback Church près de Los Angeles. Ils avaient été précédés en 2014 par l’évêque de Fréjus-Toulon, Mgr Rey, ardent promoteur de la « nouvelle évangélisation », membre lui aussi de l’Emmanuel, et une dizaine d’années auparavant par le père David Gréa, qui a tiré de son voyage l’inspiration pour mettre sur pied, à l’église Sainte-Blandine de Lyon, un nouveau type de paroisse, soutenu par un groupe musical de pop-louange. L’expérience a fait l’objet d’une analyse fine par l’anthropologue Valérie Aubourg12. Il en ressort la description de paroisses devenues « affinitaires », débordant d’une multitude d’« activités » en tout genre à la manière d’un office du tourisme, gérées comme des entreprises où règnent la gouvernance, le management et la culture du rendement, dirigées par un chef de communauté faisant office de patron.

Entre gentrification et métropolisation

Ce processus a d’autant plus d’importance que le catholicisme français est devenu pour l’essentiel un catholicisme urbain13. Celui des campagnes et des territoires a été largement délaissé en raison du manque de prêtres et de la recomposition de l’espace paroissial14. L’expertise historienne et sociologique ne fut jamais convoquée. Cette restructuration a été confiée, à grands frais, à des cabinets privés de management et de ressources humaines sur le modèle américain. L’épiscopat a eu grand peine à y nommer des curés, et les candidats retenus n’avaient souvent aucun lien avec les populations rurales : des prêtres d’un « autre âge », viscéralement attachés à la liturgie tridentine et à l’esprit de la Contre-Réforme, ou des prêtres « venus d’ailleurs », pour la plupart de Pologne, du Vietnam et surtout d’Afrique centrale. Bien que francophones, leur intégration demeure problématique car elle masque une immigration mal préparée. L’érosion de la pratique religieuse dans les campagnes françaises s’est donc poursuivie et intensifiée depuis les révélations de la « carte Boulard » de 1947 jusqu’à la fermeture progressive et parfois définitive des églises de villages. Les fidèles ont été déplacés contre leur gré vers les bourgs et les villes moyennes, sur le modèle français de la recomposition des territoires qui a conduit à la désertification rurale, donc à la disparition du prêtre et du châtelain en passant par le médecin. Les catholiques de la France « périphérique », si peu nombreux soient-ils, vivent eux aussi, éloignés les uns des autres, en communautés souvent fermées dont les réseaux sont plus affinitaires que locaux. Ceux de la France des banlieues constituent une population bigarrée, largement recomposée par les « Africains en paroisse15  ».

Face aux campagnes asséchées et désertées, aux territoires périphériques et de banlieue sans réelle identité, la vitalité du catholicisme français ne repose plus que sur les grandes villes. Les paroisses de centre-ville, elles aussi restructurées selon une logique managériale, accueillent selon les affinités liturgiques ou pastorales des populations caractéristiques du processus anglo-saxon de gentrification des métropoles : les anciennes familles qui ont pu résister à la pression immobilière, les jeunes couples avec enfants nouvellement installés, les étudiants de quartier vivant souvent en foyers, les touristes de passage et quelques immigrés en situation de précarité. Cette métropolisation du catholicisme français, qui est aussi une version inattendue de son américanisation, induit des conséquences en matière de repli identitaire et de recomposition politique autour des valeurs conservatrices, notamment sur les questions éthiques. Ce qui est aujourd’hui considéré comme une « droitisation du catholicisme » résulterait en partie de ce phénomène d’ampleur qu’est la métropolisation des sociétés occidentales, particulièrement prononcée en France, qui est devenue « une société américaine comme les autres16 », ce qui provoque la fracturation sociale et l’ignorance des classes populaires17. Les visages actuels du catholicisme français et francophone en porteraient lourdement les stigmates18.

À ces évolutions de tendance lourde, encore peu étudiées par les historiens français, s’agrègent des associations d’origine anglo-saxonne dont l’objectif est de créer du lien19. L’association Alpha, par exemple, s’appuie sur le cadre convivial du repas pour attirer le plus grand nombre et promouvoir des échanges sur le sens de la vie. Lancés en 1990 par un pasteur anglican de Londres, les parcours Alpha se sont répandus en France dans les années 2000 grâce au charisme de leurs responsables successifs, Marc de Leyritz et Éléonore Billot de Lochner, tous deux rompus aux techniques managériales et entrepreneuriales. Florence de Leyritz, l’épouse de Marc de Leyritz, s’emploie quant à elle à promouvoir ces méthodes et celles du coaching auprès des prêtres dans le cadre de sessions « Des pasteurs selon mon cœur » consacrées au leadership missionnaire et à « l’art de gouverner ». Grâce au succès des parcours Alpha, qui touchent presque un millier de paroisses urbaines en France, le couple de Leyritz a été invité en 2012 en tant qu’auditeur au Synode sur la nouvelle évangélisation à Rome.

Dans le même temps se crée, en 2005, l’association Talenthéo lancée par Olivier Pelleau, consultant « en stratégie et management » à la tête d’un cabinet spécialisé dans « le développement du leadership personnel et collectif des dirigeants ». Avec son équipe de « coachs chrétiens », il propose de former à la gouvernance « les prêtres en responsabilité ». Rencontrant un certain succès auprès d’un catholicisme bourgeois et citadin, fasciné par les nouvelles méthodes américaines d’évangélisation, Talenthéo reçoit le soutien de Rome et de la Conférence des évêques de France. L’épouse d’Olivier Pelleau, Béatrice, elle aussi coach professionnel, développe depuis 2013 les sessions « Cœur de femme », qu’elle a connues au cours de retraites aux États-Unis. Dans le sillage d’un livre à succès, Captivating (2005), écrit par le couple américain John et Stasi Eldredge, il s’agit de promouvoir un développement personnel et « de reconnaître les multiples facettes de sa féminité sous le regard de Dieu ». Depuis 2015, des sessions entre femmes se déroulent en région parisienne, certaines étant réservées « aux jeunes femmes étudiantes et jeunes pro de 20 à 27 ans, souhaitant réveiller les grands désirs de leur cœur, restaurer leur féminité et grandir dans une relation personnelle avec Dieu ». Il est aussi question de « féminité authentique20 ».

Plus discrète est la Prière des mères, fondée en 1995 par deux grands-mères anglaises, qui se définit comme une communauté de consolation exaltant l’idéal de la maternité. La communauté est soucieuse de promouvoir une action uniquement spirituelle auprès des mères de famille réunies en petits groupes, se portant mutuellement dans la prière et gardant secrètes les peines et les angoisses de chacune. Si elle n’est pas sans rappeler les méthodes du Rosaire vivant de Pauline Jaricot, ou celles de l’Apostolat de la prière au xixe siècle, cette « Oraison des mamans » recrute dans les mêmes cercles des paroisses affinitaires liées à un catholicisme bourgeois, ce que confirme là encore l’enquête menée par Valérie Aubourg21.

La plupart de ces initiatives se déploient grâce aux nouvelles technologies et aux réseaux sociaux, adoptés par les générations connectées d’un catholicisme bourgeois et « gentrifié ». Elles fabriquent des « communautés », qui se donnent à voir mais s’ignorent mutuellement. Le lien ecclésial fondé sur la sacramentalité ne semble pas constituer le ciment tant espéré par les responsables pastoraux. La fragmentation du catholicisme français en est la résultante, à l’image d’ailleurs de la société française22. L’importance prise par ce catholicisme revisité, issu des processus de gentrification et de métropolisation, serait susceptible de réactiver les analyses pertinentes d’Émile Poulat et de Serge Bonnet en termes de classes sociales, de catholicisme bourgeois ou populaire23. Quoi qu’il en soit, ces deux processus concomitants ne se développent pas sans générer des réactions conséquentes dans le champ du catholicisme français. Une traduction immédiate s’est exprimée dans le paysage politique.

Vers l’hégémonie d’un conservatisme catholique

L’expression politique de cette évolution communautaire d’une partie du catholicisme français, qui use et abuse des substantifs de « famille », de « fraternité », de « communauté », qui se montre particulièrement active et visible dans sa mobilisation, semble verser dans le modèle du conservatisme américain. En effet, les récents travaux de Yann Raison du Cleuziou ont mis au jour cette importante fracturation du catholicisme français, bien loin du clivage entre intransigeants et libéraux des siècles passés, mais désormais éclaté en plusieurs catégories de sensibilités devenues irréconciliables24. Parmi celles qualifiées d’« observantes » ou de « charismatiques », les combats et les méthodes des conservateurs américains (en particulier ceux de la droite catholique américaine étudiée par Blandine Chélini-Pont25) inspirent à plus d’un titre dans le champ de la bioéthique, de la préservation d’un certain modèle familial et de la promotion de l’écologie intégrale. Si l’Europe a été une source d’inspiration intellectuelle et théologique pour le catholicisme américain, à travers des penseurs français du néo-thomisme comme Étienne Gilson et Jacques Maritain26, un processus inverse semble s’opérer des États-Unis vers l’Europe, particulièrement en direction de la France. Depuis les années 2000 ont été importés des courants de pensée d’origine anglo-saxonne comme l’éthique communautarienne et la théologie politique de la Radical Orthodoxy, dont certains vont jusqu’à ne plus considérer le christianisme dans sa version universelle mais comme une manière de vivre sa foi en « communauté chrétienne ». À l’image du dernier essai de la philosophe Chantal Millon-Delsol sur Le Crépuscule de l’universel27(2020), l’écho de ces mouvements se retrouve jusque dans les œuvres des plumes philosophiques françaises qui rayonnent dans le champ d’un catholicisme dit « observant » et « charismatique », et qui bénéficient d’un accueil bienveillant dans la presse revendiquant un nouveau conservatisme à la française. Nombreux sont alors les observateurs à constater une « droitisation » du catholicisme, sans pour autant que celle-ci ait un réel impact électoral28.


Ces volets, communautariste, « gentrificateur » et conservateur, qui traversent aujourd’hui la nébuleuse catholique de France, résultent d’une histoire plus globale, voire mondiale, qui s’exprime via un mouvement profond d’« américanisation » du monde décrit par Ludovic Tournès29. Il faudrait y ajouter l’attrait contemporain pour tout ce qui relève du bien-être et du développement personnel en tant que méthodes spirituelles, tel que l’analyse le théologien Jean-Marie Gueulette, l’interprétant lui aussi comme l’effet d’une américanisation de la spiritualité30. Le phénomène n’est certes pas nouveau. Le rayonnement des États-Unis pénétrait la société française dès le xixe siècle avec son modèle démocratique et son expansion culturelle31. Aujourd’hui, celle-ci interprète ses maux au prisme des fractures qui divisent la société américaine. Communautarisme et conservatisme, entre autres, éblouissent les tenants des cercles « observants » et « charismatiques ». Une telle transformation du catholicisme français n’a guère son équivalent en Italie ou en Espagne, pays de tradition catholique attachés aux racines du christianisme méditerranéen, ni même par ailleurs en Allemagne. Elle présente un risque majeur d’« exculturation32 », autrement dit de réduction de la foi au rang de produit marketing venu d’ailleurs, que l’on consomme à sa guise et dont l’héritage (celui, architectural, des cathédrales et des églises de villages par exemple) ne s’inscrirait plus que dans la préservation d’un patrimoine national33. L’utopie communautaire qui en résulte et sa traduction dans l’univers du conservatisme n’ont en rien enrayé l’importance du détachement à l’égard des pratiques sacramentelles, que le chanoine Boulard avait entrepris de mesurer et de comprendre. L’assistance dominicale à la messe ne concernerait plus qu’environ 1 à 2 % des Français, selon une enquête Bayard-Ipsos de 2016 (1, 8 %). Ce processus met en lumière l’achèvement du cycle, long de quatre siècles, qui a marqué le catholicisme tridentin34, se traduisant par « la décomposition des chrétientés35 » et laissant aujourd’hui la place à un christianisme davantage « évangelicalisé » et « trans-confessionnalisé », comme l’observe le sociologue Jean-Paul Willaime36. Il doit aussi faire face à une révolution anthropologique inédite et observable en Occident depuis la « crise religieuse des années 1960 », en particulier sur les grands actes de la vie comme la naissance, l’union (ou le mariage) et la mort37.

En France comme ailleurs en Europe, la vitalité de la foi catholique n’est cependant pas morte, tant s’en faut. Elle change simplement de visage pour aborder un autre cycle. Elle emprunte parfois le visage d’une américanisation, qui n’est pas mauvaise en soi et ne se résume pas à une communautarisation des sociétés ou, plus singulièrement, à l’emploi des nouvelles technologies et des pratiques de management. Cette foi catholique est aussi retravaillée de l’intérieur avec l’arrivée de populations d’origine souvent africaine ou créole, et d’un clergé « venu d’ailleurs » dont les dévotions et les rites viennent se projeter sur un christianisme longuement façonné par l’histoire de l’Occident. Le catholicisme français serait donc traversé à la fois par des emprunts à l’espace nord-américain mais aussi, plus discrètement, par des apports venus du continent africain. Il serait ainsi le lieu d’un intense brassage transnational, qu’observent aujourd’hui les sciences sociales du religieux. Certains s’en réjouiront comme d’un retour à l’identité catholique initiale, celle qui se fonde sur l’universalité (katholikos) de son message et de son ecclésiologie du « peuple de Dieu ». D’autres, à l’inverse, craindront la disparition de « la religion de nos pères » et de « la messe de toujours », que le pape François vient de réglementer dans son motu proprio Traditionis custodes. Entre les deux, il y a celles et ceux qui ne se retrouveront plus dans un catholicisme en marge de la société française, à la fois minoritaire et déterritorialisé. Ils ne participeront pas plus à une américanisation du catholicisme qu’à son africanisation ou à sa transnationalisation. Ils s’en éloigneront pour la plupart sur la pointe des pieds. Car ces déplacements de perspective, cherchant ailleurs des pratiques pastorales et missionnaires difficilement exportables, traduisent pour l’essentiel une incapacité à renouer avec un catholicisme englobant toutes les étapes de la vie. Rejoindre les fidèles là où ils sont, sur leurs territoires et dans leurs villages, en empruntant leurs manières de vivre et sans leur imposer une morale clé en main, voilà qui reste probablement la meilleure option pour pérenniser un catholicisme de culture comme de conviction.

  • 1. Voir Guillaume Cuchet, « La carte du chanoine Boulard », L’Histoire no 443, 2018, p. 2-7.
  • 2. Henri Godin et Yvan Daniel, La France, pays de mission ?, Lyon, Éditions de l’Abeille, 1943.
  • 3. Guillaume Cuchet, Comment notre monde a cessé d’être chrétien. Anatomie d’un effondrement. Paris, Seuil, 2018.
  • 4. Sur le concept de « communauté » en religion et son usage en histoire du judaïsme ancien et du christianisme antique, voir Lionel Obadia et Anne-Laure Zwilling (sous la dir. de), Minorité et communauté en religion, Strasbourg, Presses universitaires de Strasbourg, 2016. Voir également Marie-Françoise Baslez, Comment notre monde est devenu chrétien, Paris, CLD Éditions, 2008.
  • 5. Voir Madeleine Delbrêl, Communautés selon l’Évangile, Paris, Seuil, 1973. Voir aussi Béatrice Lebel, Boquen. Entre utopie et révolution (1965-1976), Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2015.
  • 6. Pierre-Yves Le Priol, La Foi de mes pères. Ce qui restera de la chrétienté bretonne, Paris, Salvator, 2018.
  • 7. Voir Céline Béraud, « Prêtres de la génération Jean-Paul II : recomposition de l’idéal sacerdotal et accomplissement de soi », Archives de sciences sociales des religions, no 133, 2006, p. 45-66.
  • 8. Voir Jean-Miguel Garrigues, Par des sentiers resserrés. Itinéraire d’un religieux en des temps incertains, Paris, Presses de la Renaissance, 2007.
  • 9. Olivier Landron, Les Communautés nouvelles. Nouveaux visages du catholicisme français, Paris, Éditions du Cerf, 2004.
  • 10. Voir Étienne Fouilloux, « Philippe Marie-Dominique », dans Dictionnaire biographique des frères prêcheurs [en ligne], notice biographique, 2019. Voir aussi Céline Hoyeau, « Enquête sur les frères Philippe : des années d’abus en toute impunité », La Croix, 22 février 2021.
  • 11. Rapport de la Commission indépendante sur les abus sexuels dans l’Église (Ciase), Paris, EPHE-PSL, 2021. Ce document soulève aujourd’hui une émotion considérable en France et à Rome. L’ampleur des abus révélés et le choc des témoignages recueillis par ce rapport donnent la mesure du drame qui a traversé l’Église de France depuis les années 1950. Plus de 300 000 personnes ont été ainsi abusées sexuellement. Commis en majorité dans les décennies 1960-1970 par des prêtres diocésains, ces abus sexuels l’ont aussi été au sein des congrégations masculines, « spécifiquement orientés vers l’enseignement ».
  • 12. Voir Valérie Aubourg, Réveil catholique. Emprunts évangéliques au sein du catholicisme, Genève, Labor et Fides, 2020. Voir également V. Aubourg, « Catholicisme XXL. Exemple d’une paroisse lyonnaise s’inspirant des megachurches évangéliques », dans V. Aubourg, Deirdre Meintel et Olivier Servais (sous la dir. de), Ethnographies du catholicisme contemporain, Paris, Karthala, 2021, p. 183-195.
  • 13. Voir Anne Bonzon, Philippe Guignet, Marc Venard (sous la dir. de), La Paroisse urbaine du Moyen-Âge à nos jours, Paris, Éditions du Cerf, 2014.
  • 14. Voir Vincent Herbinet, Les Espaces du catholicisme français contemporain. Territoires et identités communautaires en tension, Rennes, Presses universitares de Rennes, 2021. La nécessité de redessiner le territoire paroissial résulte de l’obligation canonique de confier la charge curiale à « quelqu’un […] constitué dans l’ordre sacré du presbytérat » (canon 521, § 1). La Conférence des évêques de France semble prendre la mesure de l’abandon des territoires de la France « périphérique » : voir Documents épiscopat, no 4, « Territoires et paroisses, enjeux pour l’Église et la société », 2020.
  • 15. Voir Brigitte Bleuzen, « “Africains” en paroisses de banlieues », Archives de sciences sociales des religions, no 143, 2008, p. 215-234. Voir aussi V. Aubourg, Dieu merci. Expressions catholiques africaines et créoles, Lyon, Libel, 2021.
  • 16. Christophe Guilluy, Le Crépuscule de la France d’en haut, Paris, Flammarion, 2014.
  • 17. Voir Pierre Vermeren, L’Impasse de la métropolisation, Paris, Gallimard, 2021.
  • 18. Voir V. Aubourg, D. Meintel, O. Servais (sous la dir. de), Ethnographies du catholicisme contemporain, op. cit.
  • 19. Voir V. Aubourg, « Appropriations évangéliques dans le catholicisme », Études, no 6, juin 2021, p. 69-79.
  • 20. Cette « féminité authentique » laisse poindre « l’alter-féminisme » de Thérèse Hargot qui promeut les « méthodes naturelles de régulation des naissances » et qui recrute dans les milieux conservateurs d’un féminisme identitaire. Voir Thérèse Hargot, Une jeunesse sexuellement libérée (ou presque), Paris, Albin Michel, 2016.
  • 21. Voir V. Aubourg, « L’Oraison des mamans : un nouvel entre-soi religieux », Ethnologie française, vol. 46, no 2, 2016, p. 323-334.
  • 22. Voir Nicolas de Bremond d’Ars, Catholicisme, zones de fractures, Montrouge, Bayard, 2010. Voir aussi Jérôme Fourquet, L’Archipel français. Naissance d’une nation multiple et divisée, Paris, Seuil, 2019.
  • 23. Voir Émile Poulat, Église contre bourgeoisie. Introduction au devenir du catholicisme actuel, Paris, Casterman, 1977, et Serge Bonnet, Défense du catholicisme populaire, Paris, Éditions du Cerf, 2016.
  • 24. Yann Raison du Cleuziou, Qui sont les cathos aujourd’hui ? Sociologie d’un monde divisé, Paris, Desclée de Brouwer, 2014.
  • 25. Blandine Chelini-Pont, « Catholiques et politique aux États-Unis », Études, février 2021, no 2, p. 7-18.
  • 26. Florian Michel, La Pensée catholique en Amérique du Nord. Réseaux intellectuels et échanges culturels entre l’Europe, le Canada et les États-Unis, Paris, Desclée de Brouwer, 2010. Voir aussi Florian Michel, Étienne Gilson. Une biographie intellectuelle et politique, Paris, Vrin, 2018.
  • 27. Chantal Millon-Delsol, Le Crépuscule de l’universel, Paris, Éditions du Cerf, 2020.
  • 28. Voir Yann Raison du Cleuziou, Une contre-révolution catholique. Aux origines de La Manif pour tous, Paris, Seuil, 2019. Voir aussi Jérôme Fourquet, À la droite de Dieu, Paris, Éditions du Cerf, 2018, et Denis Pelletier, Les Catholiques en France de 1789 à nos jours, Paris, Albin Michel, 2019, p. 304 et suiv.
  • 29. Voir Ludovic Tournès, Américanisation. Une histoire mondiale (xviiie-xxie siècle), Paris, Fayard, 2020.
  • 30. Voir Jean-Marie Gueulette, La spiritualité est américaine, Paris, Éditions du Cerf, 2021.
  • 31. Voir René Rémond, Les États-Unis devant l’opinion française (1815-1852), Paris, Armand Colin, 1962. Voir aussi Olivier Zunz, Le Siècle américain. Essai sur l’essor d’une grande puissance, Paris, Fayard, 2000.
  • 32. Danièle Hervieu-Léger, Catholicisme, la fin d’un monde, Montrouge, Bayard, 2003.
  • 33. Voir D. Pelletier, Les Catholiques en France de 1789 à nos jours, op. cit. p. 282-285.
  • 34. Voir Bruno Dumons, « Le temps du catholicisme tridentin s’achèverait-il ? Réflexions sur la “fin d’un monde” », Revue historique, no 697, janvier 2021, p. 207-222.
  • 35. Yvon Tranvouez (sous la dir. de), La Décomposition des chrétientés occidentales (1950-2010), Brest, CRBC, 2013.
  • 36. Jean-Paul Willaime, « Du religieux autrement », Esprit, novembre 2018, p. 43-53.
  • 37. Voir Guillaume Cuchet, Le catholicisme a-t-il encore de l’avenir en France ?, Paris, Seuil, 2021. Voir également Hugh McLeod, Le Déclin de la chrétienté en Occident. Autour de la crise religieuse des années 1960, Genève, Labor et Fides, 2021.

Bruno Dumons

Historien, directeur de recherches au CNRS (LARHRA-Lyon), Bruno Dumons a récemment dirigé Femmes et catholicisme en Europe (Peter Lang, 2020).

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