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Dans le même numéro

Psychodrame chez les provos

Jean Sarkozy, digne fils de son paternel et déjà conseiller général Ump, est sorti presque sous les applaudissements de son procès en correctionnelle pour délit de fuite en scooter. Le parquet (encore lui !) a même demandé sa relaxe ! Il faut dire que le plaignant est arabe ! Ce n’est pas tout : il vient de déclarer vouloir se convertir au judaïsme avant d’épouser sa fiancée, juive, et héritière des fondateurs de Darty. Il fera du chemin dans la vie, ce petit !

Cette phrase est-elle antisémite ? Si on l’imagine volontiers tirée d’internet, on voit difficilement qu’elle puisse se trouver aujourd’hui ailleurs que dans un courrier de lecteur qui aurait échappé à la vigilance de la rédaction d’un journal ou d’un magazine. Tant il est vrai que l’allusion aux liens entre les juifs et l’argent semble claire derrière l’opportunisme dénoncé du fils du président de la République, et que personne dans les médias d’aujourd’hui ne laisserait passer une telle phrase. Pourtant, à cause d’elle, le vaisseau Charlie Hebdo, transformé en radeau de la méduse, a tangué une partie de l’été après que le directeur de ce magazine, Philippe Val, eut décidé de renvoyer Siné, un dessinateur vedette du journal. Car l’auteur du texte, c’est lui, Siné (Charlie Hebdo daté du 2 juillet).

Est-il nécessaire de revenir sur la biographie, amplement rappelée, d’un dessinateur « anar », incontrôlable parmi les incontrôlables, dans l’outrance perpétuelle, toujours aux limites du trash, « seul gauchiste d’extrême droite en France » (Pierre Desproges) ? Siné (79 ans) bouffe sans retenue depuis cinq décennies les politiques, les curés, les militaires, les chasseurs et autres « cons », tout ce qui sent de près ou de loin l’institution… De son côté, Charlie Hebdo, de tendance gauche libertaire (non affilié, bien sûr, à un parti), se présente avec un gros dessin criard sur la couverture et vit des provocations de ses textes et de ses caricatures. Les acheteurs savent ce qu’ils vont y trouver : du grinçant, en dessin et en texte, de la dérision virulente et sans tabou contre tout ce qui passe à portée, et ils achètent Charlie pour cela. Dans la formule actuelle, Siné disposait d’une colonne où, d’une écriture simili-manuelle appliquée, il dispensait sans retenue ses énormités hebdomadaires. En principe, pouvait-on croire, Siné et Charlie Hebdo étaient sur la même ligne. Mais à l’occasion de cet épisode estival qui a mis en émoi tout un monde intello à Paris et sur quelques plages renommées, on a appris, dans le « déballage » qui a suivi et qui a divisé la rédaction, qu’une franche antipathie régnait depuis longtemps entre le directeur Val et le dessinateur Siné, au point qu’il se pourrait bien que l’antisémitisme n’ait été qu’un prétexte « noble » du premier pour « virer » le second.

Pourtant, l’affaire va plus loin qu’un simple licenciement pour faute personnelle ou incompatibilité de tempérament. Car outre que Siné refusa le diktat de Val, on assista, sitôt connue la nouvelle de son éviction, à une levée de boucliers d’opposants réunissant toutes sortes de people du monde des arts et des lettres. Dans une déclaration, une dizaine de personnalités manifestèrent au contraire leur soutien à Val en dénonçant l’antisémitisme de Siné, mais la pétition de soutien à ce dernier aurait réuni près de neuf mille signataires, des partisans de Siné et plus encore des opposants farouches de Val – personnage devenu une coqueluche des médias ces dernières années, mais très contesté et avec de nombreux « ex-amis » si l’on en croit les articles vengeurs publiés à cette occasion sur lui dans la presse et sur des blogs. Siné, très combatif, contre-attaqua en portant plainte en diffamation contre Claude Askolovitch, journaliste au Nouvel Obs (parti depuis à Vsd), qui lui avait lancé l’accusation d’« antisémitisme », et en annonçant la naissance d’un journal concurrent.

Ce sera donc à la justice (dans un procès délocalisé à Lyon) de se prononcer sur la question de fond : les propos de Siné sont-ils antisémites ? En attendant, le mercredi 10 septembre 2008, le même jour de la semaine que Charlie Hebdo et selon une formule très ressemblante, est sorti le premier numéro de Siné Hebdo1

De l’exception dans une culture de l’indifférence

Une tempête dans un verre d’eau très parisien ? Certainement, et pourtant cette affaire a servi de révélateur de différends, de confusions et de non-dits autour de la liberté d’expression illimitée contre tout, la politique et la religion en particulier – le seul interdit restant, certains l’ont à nouveau appris à cette occasion à leurs dépens, l’antisémitisme. À propos de ce dernier (ou de la judéophobie), elle a mis en lumière, d’abord, la discorde sur l’appréciation même du délit. Propos antisémites ou non ? Dans une intervention, comme toujours, alourdie par sa pose avantageuse et déjà par son titre boursouflé2, Bernard-Henri Lévy a volé au secours de son ami Val en défendant trois idées : le voltairien Val et Charlie Hebdo critiquent des religions (« des curés, des rabbins et des imams »), jamais des Juifs ni des Arabes ; il y a des mots ou des liens entre mots (les juifs et les puissances d’argent) qu’il est interdit d’employer parce qu’ils forment des chaînes signifiantes qui ont abouti à ce qu’on sait ; enfin, aucun antisémitisme n’est excusable, sous prétexte, par exemple, de lutter contre les puissants et capitalistes. La question de savoir si Siné est personnellement antisémite ou non n’a aucune importance. « Ce qui compte, ce sont les mots. »

Cette ligne de défense, qui s’appuie sur la clarté abstraite des principes (« Les vraies Lumières ? Les Lumières de notre temps ? Critiquer les dogmes, pas les personnes »), fut et reste en effet celle de Val et de l’équipe de Charlie Hebdo, qui critique au nom de la liberté absolue d’expression, de façon quasi permanente et avec virulence, l’islam et le christianisme (pas ou très peu le judaïsme) sans attaquer prétendument les « croyants » comme tels ; c’est un argument beaucoup employé par les contempteurs récents des religions (y compris, crois-je me souvenir, par Robert Redeker quand il fustigea l’islam dans le Figaro). Val, bon apôtre en l’occurrence, a même justifié la publication des caricatures danoises de Mahomet comme une opération en faveur de l’islam authentique et vrai, face à l’« islamisme » intégriste qui fait du tort à l’image de l’islam véritable. Les musulmans n’auraient donc pas seulement dû renoncer à critiquer la publication des caricatures et à se défendre en justice : ils auraient bien fait de se réjouir.

Cette position est pourtant loin de refléter la réalité de l’islam ; dans ce que Bhl et d’autres soutiennent, ils oublient ou veulent écarter « ce dont l’islam est le nom » (pour paraphraser le titre de Bhl), à savoir qu’il est la religion de l’immense majorité des Arabes dans le monde. Il serait extrêmement souhaitable, certes, que les musulmans de par le monde distinguent nettement entre leur appartenance à la religion musulmane et leur identité arabe. L’ennui, c’est que ce n’est pas le cas : ces deux identités n’en font qu’une dans la conscience de l’immense majorité des arabo-musulmans dans le monde, illettrés, semi et mal lettrés et même (c’est bien le problème) lettrés3. Et bien entendu, les régimes arabes peu démocratiques instrumentalisent à tout va, quand c’est nécessaire ou utile pour eux, cette identité. Arrivera peut-être une époque où, grâce aux progrès de l’instruction et d’une éducation laïque, à la française bien sûr, la distinction et la séparation entre religion et origine ethnique, entre convictions personnelles et régions d’islam sera claire par la plupart des Arabes musulmans et réciproquement, mais on n’en est pas là. On en est même très loin. La conclusion n’est pas qu’il faut limiter la liberté de critique, mais au moins admettre avec lucidité qu’elle peut faire mal, et aussi que pour l’exercer certains sont incommensurablement plus puissants que d’autres, et que les moyens – psychologiques et intellectuels – pour la supporter sont très inégalement répartis…

À certains égards, Charlie Hebdo s’est trouvé pris à son propre jeu, celui, précisément, de la liberté de critique définie comme « illimitée ». Logiquement, il devient alors incompréhensible ou incompatible de garder une exception ; en tout cas il ne faut pas s’étonner qu’un jour ou l’autre elle explose dans des sociétés démocratiques pluralisées à l’extrême et soumises à la concurrence des libertés absolues. Jusqu’à présent Charlie Hebdo avait joué gagnant. Avec l’affaire Siné elle lui est revenue en boomerang. Quand Bhl invoque un « pacte fondateur » qui serait, pour Charlie Hebdo, le refus catégorique de toute forme d’antisémitisme ou de racisme4, tout le monde applaudit sur le principe, mais encore ? Pour le lecteur habitué, qui achète Charlie Hebdo parce que c’est Charlie Hebdo, la dérision, et la corrosion qu’elle répand sur tout sans exception, y compris dans l’âme du lecteur, ne saurait souffrir d’exception ; la distinction entre ce qu’il est permis de railler et ce qui serait tabou n’a littéralement aucun sens pour lui – encore moins depuis l’affaire des caricatures : Charlie s’est targué d’être le champion toutes catégories de la liberté d’expression5… Dans la Phénoménologie de l’Esprit, Hegel a très bien montré (à propos des Lumières) comment l’esprit de critique absolue corrode tout, y compris lui-même. Dans le puits sans fond de la critique universelle de tout, c’est de s’abstenir d’une critique qui paraît impensable. Disons-le : c’est une censure, ou ressenti comme tel. Comment expliquer autrement la fureur des partisans de Siné, qui ne sont pas tous suspects, loin de là, de judéophobie ? Pour le dire franchement, je n’avais pas acheté ce numéro de début juillet, mais je doute fort que le passage sur Jean Sarkozy et l’allusion à sa fiancée juive m’eusse fait bondir, tout simplement parce que la page de Siné avec ses outrances de toutes sortes décourageait d’avance toute réaction de ce genre. Mais de ces outrances, Val, Askolovitch et d’autres ne semblent pas s’être aperçus depuis plus de quinze ans6.

Enfin, cette affaire montre assez bien les limites de la loi Gayssot. C’est cette loi qu’en fin de compte les partisans de Val comme Bhl invoquent (M. Gayssot a d’ailleurs signé le texte des personnalités « anti-Siné ») et elle reviendra sans doute sur le devant de la scène au moment du procès. Mais au fond, il se pourrait que cette loi s’applique bien surtout contre les propos antisémites et judéophobiques clairs et évidents, ceux qui ne sont pas sujets à interprétation. Sans compter qu’elle n’endigue pas tous les propos explicites et surtout les actes d’antisémitisme masqués, on voit bien qu’elle ne peut départager, alors que le consensus de base contre l’antisémitisme n’est pas du tout mis en question, les interprétations divergentes et les positions opposées sur ce qui est antisémite ou non, et que le recours autoritaire qu’on en fait finit par exaspérer (elle semble censurer toute critique envers les juifs ou envers Israël), nonobstant le « devoir de mémoire » rappelé à tout bout de champ. En d’autres termes, elle devient contre-productive.

Quand la culture de la dérision se mord la queue

À vrai dire, lecteur assidu de Charlie pendant quelques mois, je ne peux pas considérer ce journal comme le modèle de vertu et de rigueur critique dont son directeur voudrait, dans les innombrables médias qui l’invitent, se faire passer pour le chevalier blanc. Pas seulement parce que, de numéro en numéro, ou presque, l’islam et le christianisme sont « alignés » sans nuances par une prose souvent haineuse et grossière, qui déborde de loin « les curés et les imams » de Bhl. Mais quelle importance ? Ce n’est pas un problème, puisque ce n’est que Charlie Hebdo, dans une société de dérision où règne aussi la concurrence des dérisions (voir les Guignols de l’info, Groland et d’autres), qui les rend toutes insignifiantes. Et, de toute façon, toute interdiction de cette critique soulèverait un tollé. Critique sans risque donc, contrairement au courage revendiqué qui roule des mécaniques sur les plateaux. Caroline Fourest, avec Fiammetta Venner, tient quant à elle la rubrique de la dénonciation de l’islamisme, du fondamentalisme, de l’intégrisme catholique et même du catholicisme tout court. Elle illustre ce faisant surtout le médiocre travail qu’on voit aussi en tant d’« observatoires » autodésignés, qui consiste surtout à rassembler hors contexte des faits et des dits émiettés pour les stigmatiser selon des grilles de lecture simples, mais efficaces auprès du public.

Que sous la direction – contestée – de Val (depuis 1992), le journal mène divers combats « de gauche » ne me gêne guère (et d’ailleurs ne gêne personne, et surtout pas la droite), mais chez Val, Cavanna et d’autres (par exemple le bon docteur Pelloux, très célèbre représentant des urgentistes qui réveilla nos consciences assoupies dans la chaleur de l’été 2003), la démagogie sociale prétentieuse n’est jamais loin. De plus, la main gauche n’ignore jamais chez eux ce que fait la main droite, et nul lecteur n’est censé ignorer le bien qu’ils font, de la pièce donnée à un Sdf (Cavanna) à une manifestation pour les sans-logis où Val essaie en vain de contacter avec son portable la ministre du Logement… Cette « générosité » exhibée n’a d’égale que la négation et la dénonciation sans fin de l’action des autres – et surtout de l’horrible « charité » chrétienne. Sur ce point, Val et Cavanna sont intarissables et ne craignent aucune contrevérité7. La folie énergumène et vraiment libertaire de Siné, qui n’est d’aucun camp ou contre tous, avait une autre allure, ou une autre « gueule », que les prétentions éthiques et sociales risibles du Charlie Hebdo actuel.

Dans le dernier numéro, « numéro spécial pape », le directeur philosophe de comptoir se fait théologien de zinc pour « prouver » que « le pape n’existe pas ». Texte assommant de bêtise, d’un « humour » de plomb. On dira non sans raison : pas de quoi s’émouvoir. Aucune importance. En effet, sans l’« affaire Siné » tout cela ne mériterait pas une ligne. Mais il est bien possible que cette affaire, avec ses résonances diverses, montre les limites mêmes de la tradition anar et libertaire, dans une « culture de la dérision » où tout s’enfonce dans la « com », le simulacre, l’indifférenciation.

  • 1.

    L’affaire ayant, comme toujours, ressorti les poubelles de l’histoire, il a été rappelé qu’au début des années 1980, Siné avait tenu des propos antisémites très crus, lors d’une soirée très arrosée, sur une radio libre – propos pour lesquels il avait été condamné pour « provocation à la discrimination, à la haine et à la violence raciales » (1985).

  • 2.

    Le titre : « De quoi Siné est-il le nom ? » (Le Monde du 21 juillet 2008), renvoie au livre d’Alain Badiou, De quoi Sarkozy est-il le nom ?, et fait allusion à l’accusation d’antisémitisme dont Badiou est l’objet depuis ses réflexions sur « le nom “juif” ». Badiou a répondu de manière cinglante au « chef de file des intellectuels médiatiques » (Bhl) dans Le Monde du 24 juillet.

  • 3.

    Il y a une ou des minorités d’Arabes juifs et d’Arabes chrétiens, d’ailleurs en situation périlleuse dans les pays de tradition musulmane majoritaire, mais en termes d’image ou de cliché, l’opinion confirme l’idée que musulman = arabe, et réciproquement.

  • 4.

    Bhl l’affirme, mais ne cite aucune source écrite à ce sujet.

  • 5.

    L’épisode de cette publication, dont les échos ont été cultivés avec soin et entretenus par des médias globalement très favorables, s’est terminé en mars 2007 par un procès gagné contre des responsables d’associations musulmanes. Un film sur le procès, montré d’abord à Cannes, est sorti sur les écrans français en septembre 2008… Les caricatures du prophète, d’une insigne médiocrité esthétique par ailleurs (mais convenons que ce n’était pas le problème), avaient été réalisées par des dessinateurs proches de la droite islamophobe au Danemark. Il s’agissait, en les publiant en France, de montrer que la liberté de publier ne saurait se laisser intimider par quiconque et que nulle censure ne pouvait avoir lieu sur la base d’un principe supérieur. Pour les actionnaires de Charlie Hebdo (Val et Cabu en particulier), une affaire particulièrement juteuse puisque, le numéro avec les caricatures s’étant vendu à 500 000 exemplaires, chacun a bénéficié d’une plus-value de 300 000 euros. Au procès ont défilé en faveur du journal des témoins célèbres, sans compter le ban et l’arrière-ban des caricaturistes dont on sait la puissance sociale. Il n’y a rien à redire là-dessus – chacun témoigne s’il croit devoir le faire – mais un musulman, même partisan de Charlie Hebdo, pouvait légitimement rester perplexe à propos de ce consensus entre gens de bonne compagnie à propos de la critique de l’islam, et ceux qui avait intenté le procès ont pu méditer sur leur faiblesse politico-médiatique.

  • 6.

    Val, directeur de la rédaction, n’a pas lu le texte contesté avant de le publier – c’est lui-même qui l’a dit –, et il ne s’en est ému qu’après la dénonciation par Claude Askolovitch.

  • 7.

    Après la mort de l’abbé Pierre, Val signa un éditorial incroyablement virulent contre lui, sous prétexte que l’action de l’abbé relevait purement de la charité et ne débouchait pas sur le politique. Ce qui, dans ce cas, est une contrevérité absolue, quoi qu’on pense par ailleurs de la personnalité de l’abbé Pierre.

Jean-Louis Schlegel

Philosophe, éditeur, sociologue des religions et traducteur, Jean-Louis Schlegel est particulièrement intéressé par les recompositions du religieux, et singulièrement de l'Eglise catholique, dans la société contemporaine. Cet intérêt concerne tous les niveaux d’intelligibilité : évolution des pratiques, de la culture, des institutions, des pouvoirs et des « puissances », du rôle et de la place du…

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