
Une nouvelle subjectivité féminine en Iran
Si le mouvement « Femme, vie, liberté » s’articule autour d’un rejet de l’État théocratique par une jeunesse largement sécularisée, il est également le terrain d’expression d’une subjectivité d’un genre nouveau, où revendication de la joie de vivre et de la liberté remplace l’idéologie lugubre et mortifère du sacrifice au nom du martyre véhiculée par le régime.
En Iran, l’adversaire principal des manifestations est le régime théocratique, qui prive la société de ses libertés fondamentales1. Le mouvement qui s’est développé depuis septembre 2022 présente des caractéristiques qui le distinguent du « Mouvement vert » de 2009 et de ceux de 2015-2019. Il se distingue du premier en ce qu’il rejette sans ambiguïté le pouvoir : le slogan « Mort au dictateur » (Marg bar diktator) est l’un des plus courants. Il se distingue des seconds en ce qu’il propose des objectifs clairs sur un régime politique de remplacement fondé sur le slogan « Femme, vie, liberté », mais il partage avec eux l’absence de direction et d’organisation, ce qui indique son extrême fragilité. Le régime islamique, en coupant Internet et en arrêtant massivement les manifestants (environ vingt mille arrestations jusqu’à fin janvier 2023), tente de l’étouffer.
Les causes objectives de ce mouvement peuvent être sommairement énumérées : la fermeture du système politique et l’élimination des réformistes (la présidence de Mohammad Khatami de 1997 à 2005 a été l’apogée du réformisme qui, depuis lors, a été progressivement éliminé de la scène politique) ; l’accroissement de la pauvreté ; l’isolement de l’Iran sur la scène internationale ; le retrait des États-Unis du président Trump de l’accord sur le nucléaire en 2018, ainsi que l’application de clauses restrictives sur la vente de pétrole ; l’effondrement du rial iranien, un taux d’inflation très élevé (plus de 50 % depuis plusieurs années) et le chômage croissant des jeunes ; l’effondrement économique des classes moyennes face à la richesse indécente de l’élite dirigeante…
La joie de vivre
La dimension subjective du mouvement se trouve dans une jeunesse qui n’accepte plus de se soumettre au gouvernement théocratique par peur de la répression. Dans le déni de légitimité à la République islamique, une dimension se détache, fondée sur la sécularisation de la société : l’importance de la vie dans ce monde, avec ses joies et sa liberté, ce que nous appelons la joie de vivre. La volonté de vivre et le refus d’un faux sacrifice au nom du martyre au service d’un régime désormais dépourvu de légitimité, voilà pourquoi on peut qualifier ce mouvement, dans sa dimension culturelle, de mouvement pour la joie de vivre et contre une théocratie chiite rabat-joie.
La notion de joie de vivre est incluse dans le slogan principal du mouvement : « Femme, vie, liberté ». Sa dimension existentielle se trouve dans le troisième mot du slogan : « liberté ». Elle comprend, d’une part, la liberté individuelle, l’aspiration à vivre sa vie en dehors de toute restriction religieuse ou gouvernementale, principalement incarnée par les femmes, et, d’autre part, la liberté politique, à savoir la revendication d’un régime démocratique. D’où le second slogan principal du mouvement : « À bas le dictateur ».
La demande de joie de vivre est plus visible chez les femmes, dans la mesure où elles sont les plus touchées par la répression, selon la vision traditionnelle qui les désigne comme les vecteurs de la tentation et du vice. Le régime islamique, en quête de légitimité symbolique, a utilisé ces préjugés en les renforçant à travers ses forces répressives, telles que les brigades des mœurs. Le message est clair : ce sont les femmes les véritables coupables, pas le gouvernement. Quant à l’Occident, il soutient une femme dévergondée et impudique, qui ne respecte pas le voile et sape les fondements de la famille patriarcale. Plus le régime échoue dans la vie réelle, avec une économie à la dérive et une société en voie d’appauvrissement, plus il se rabat sur le domaine symbolique en tentant de dresser les hommes contre les femmes, notamment en renforçant leur machisme. À défaut de développement économique et de liberté politique, la théocratie islamique promeut la préservation d’un ordre patriarcal. En somme, les femmes deviennent les boucs émissaires de l’échec du régime islamique à promouvoir le développement global de la société.
Cependant, cette vision de la femme n’est pas partagée par les nouvelles générations d’hommes. Dans les manifestations, les jeunes hommes expriment leur soutien aux femmes et à leur autonomie, à leur volonté d’ôter le voile et à leur quête d’égalité juridique avec les hommes. Autrement dit, la stratégie qui consiste à semer la division entre les hommes et les femmes pour régner ne fonctionne plus. Désormais, les hommes refusent autant que les femmes de jouer le jeu pervers de « l’honneur islamique » brandi par le régime, qui consiste à faire du patriarcat le principe de la légitimité politique de la théocratie. Les manifestants considèrent le régime comme profondément illégitime à cause de ses faillites multiples, que ce soit dans le domaine économique (l’appauvrissement de la société globale), politique (une dictature qui s’est transformée en un totalitarisme répressif), culturel (une vision endeuillée de l’existence qui jure avec l’aspiration à la vie joyeuse des jeunes) et international (l’antagonisme avec le monde occidental est rejeté par l’immense majorité des citoyens).
De nombreuses expressions de joie transgressive ont été visibles dans les manifestations des jeunes femmes, celles-ci brûlant leur voile et dansant avec les hommes, ainsi que dans les graffitis ironiques contre le régime prédateur. Les manifestants dénoncent la culture rabat-joie du pouvoir théocratique. Ce dernier ne cesse de promouvoir une vision lugubre de l’existence, entièrement vouée à la lutte contre les prétendus ennemis de l’islam et faisant l’apologie des martyrs.
Où est le vote des femmes ?
Les nouvelles générations vivent dans un monde où une grande partie de la culture iranienne est désormais produite par des femmes : écrivaines, mais aussi journalistes, avocates, enseignantes et universitaires… Dans les domaines artistiques (peinture, théâtre, cinéma), leur percée est indéniable. Elles parviennent à trouver leur place dans les sciences au sein des prestigieuses universités iraniennes : l’université Sharif de Téhéran a été le vivier d’étudiantes, comme Maryam Mirzakhani, la première femme à obtenir la médaille Fields en 2014.
Cependant, les femmes sont exclues de la vie politique et des activités économiques. Elles sont confrontées à toute une série d’obstacles juridiques et sociaux, qui limitent leurs moyens de subsistance. Bien qu’elles représentent plus de 50 % des diplômés universitaires, leur participation à la population active n’est que de 17 %. Le rapport de 2015 sur l’écart entre les sexes dans le monde, produit par le Forum économique mondial, classe l’Iran parmi les cinq derniers pays en matière d’égalité entre les sexes, notamment concernant la participation économique. Un rapport de 2017 du Centre iranien des statistiques indique que 18, 2 % de la main-d’œuvre est composée de femmes. Cet écart important s’inscrit dans un contexte de violations de plus en plus importantes des droits économiques et sociaux des femmes par les autorités depuis 2009. En 2012, sous la présidence de Mahmoud Ahmadinejad, au moins soixante-dix-sept domaines d’études dans trente-six universités différentes n’acceptaient pas les étudiantes. Les dernières années de son mandat ont également été marquées par un objectif de croissance démographique : plusieurs textes de loi ont davantage marginalisé les femmes sur le marché du travail afin qu’elles restent à la maison pour s’occuper de leurs nombreux enfants.
La distinction entre hommes et femmes s’est estompée dans les manifestations de rue, où les femmes ont revendiqué leur droit à la citoyenneté démocratique.
Que cela concerne les droits familiaux (primauté du droit de l’homme au divorce, garde des enfants confiée en priorité au père), le droit de voyager (l’autorisation du mari est nécessaire) ou le droit de succession (la femme reçoit la moitié de l’héritage de l’homme), la dignité de la femme est systématiquement bafouée par la jurisprudence islamique depuis 1979. Cette infériorité juridique est insupportable aux femmes, qui sont aussi bien éduquées que les hommes. L’obligation de porter le voile exprime ainsi la permanence d’une coercition anachronique : elle ne tient pas compte de la nouvelle subjectivité féminine, où la dignité de la citoyenne se rapproche de celle du citoyen d’un point de vue culturel et social. Le Mouvement vert de 2009 avait révélé le même niveau de conscience politique chez les jeunes hommes et les jeunes femmes : tout en dénonçant la fraude électorale, les jeunes femmes, au coude à coude avec les hommes, ont crié « Où est mon vote ? » (Ra’ye man kodjast ?). La distinction entre hommes et femmes s’est estompée dans les manifestations de rue, où les femmes ont revendiqué leur droit à la citoyenneté démocratique. Près de deux ans avant les révolutions arabes, elles ont revendiqué l’égale dignité politique (karamat).
Aujourd’hui, une grande partie des jeunes hommes partagent un sentiment d’égalité avec les femmes dans leur vie quotidienne. En réponse à une injustice commune, les hommes et les femmes crient à l’unisson : « Femme, vie, liberté ! »
La génération brûlée
Le régime théocratique a rendu la vie des jeunes hommes et des jeunes femmes insupportable pour des raisons similaires : la négation de leur subjectivité, de leur dignité, de leur désir d’être des citoyens à part entière, de leur aspiration à vivre dans une société moins religieuse, plus laïque, où chacun déciderait de sa propre foi, sans l’intrusion d’une religion normative imposée d’en haut (de nombreux jeunes se sont convertis au protestantisme évangélique, malgré une répression sévère). La vision sombre de l’avenir se donne à entendre dans la chanson « Ma génération » (Nasle man) du rappeur Emad Ghavidel, récemment emprisonné : « Aujourd’hui, je regrette hier. Demain, je pleurerai pour aujourd’hui. Je ne peux plus chanter avec des sentiments. Je suis de la génération brûlée. Laissez-moi vivre dans les cendres. » Le sentiment d’impuissance est accentué par un désespoir que le chanteur exprime avec éloquence : « Quand, en tant que jeune (homme), votre joie de vivre (zowgh) est en train de mourir, continuer à vivre vous donne la nausée. » C’est donc avec le sentiment d’un avenir bloqué et d’un présent endeuillé par le passé que le mouvement d’insoumission généralisée lancé en septembre 2022 est vécu par la jeunesse. Il s’agit pour elle de retrouver la joie de vivre contre un État macabre, qui tue et mutile.
La corruption du gouvernement iranien est un problème majeur. Selon l’indice de perception de la corruption de Transparency International de 2022, l’Iran se classe au 147e rang sur 180. Concernant l’environnement, le gouvernement a décuplé les risques d’assèchement des fleuves en multipliant les barrages. À la veille de la révolution de 1979, il y avait treize barrages en Iran ; il y en avait six cent cinquante en 2022, sans aucune justification économique autre que d’enrichir les gardiens de la révolution. Ces derniers reçoivent des contrats exclusifs du gouvernement, sans aucune concurrence du secteur privé, donnant lieu à une surestimation des dépenses et des services. Les barrages augmentent souvent la salinisation des terres, rendant inutilisables les terres agricoles autour de nombreuses rivières. Ils rompent le fragile équilibre écologique d’un pays situé principalement dans une zone semi-aride. En conséquence, les agriculteurs se précipitent vers les villes pour y vivre dans des bidonvilles insalubres, dépourvus de services hygiéniques minimaux. De nombreuses manifestations dans le sud de l’Iran ont eu lieu en raison de la détérioration de l’environnement, comme l’assèchement du Zayandeh Roud à Ispahan, dont l’eau a été détournée vers d’autres provinces au mépris de l’équilibre écologique.
Les nouvelles générations entretiennent des relations avec le monde extérieur grâce à Internet et à la diaspora iranienne (plus de trois millions d’Iraniens vivent hors d’Iran). Par conséquent, la conjonction de la répression, de la corruption et de la négligence ne leur semble pas aller de soi. En outre, l’attitude du régime islamique envers l’Occident ne reflète en effet pas celle de la société. Le rêve des jeunes Iraniens est d’émigrer vers l’Occident, faute d’opportunités en Iran, mais aussi pour respirer l’air de la liberté. Dans les manifestations, ces jeunes scandent « Notre ennemi est ici. Ils mentent en disant que c’est l’Amérique » (Dochmane ma haminjast. Dorouq migan amrikast). Le mouvement aspire à une société pluraliste et laïque, où la liberté vestimentaire va de pair avec la liberté politique, dans une relation apaisée avec le monde extérieur, notamment l’Occident.
L’un des traits distinctifs du mouvement qui a secoué l’Iran depuis septembre 2022 est la forte participation de la diaspora iranienne. Ses manifestations dans les grandes villes occidentales ont attiré plusieurs dizaines de milliers de sympathisants et ont contribué à sensibiliser l’opinion au sujet de la répression de l’opposition politique et surtout des femmes en Iran.
De nouveaux intellectuels ont émergé dans ce mouvement, notamment les intellectuelles féministes qui ont préparé les femmes à devenir des activistes, au prix souvent de leur emprisonnement, leur torture et la destruction de leur famille, comme Shirin Ebadi (Prix Nobel de la paix en 2003), Noushin Ahmadi Khorasani, Parvin Ardalan, Nasrin Sotoudeh, Narges Mohammadi… Les chanteurs de rap ont aussi joué un rôle fondamental : Shervin Hajipour et sa chanson « Baraye », qui a gagné un Grammy Award en 2023, Saman Yasin, Toomaj Salehi, Hichkas, Emad Ghavidel… Ce sont ces nouveaux intellectuels qui ont donné leur sens aux protestations qui ont secoué l’Iran, au grand désarroi des autorités du régime qui pensaient les femmes incapables de révolte et les jeunes hommes soumis à ses diktats.
Les slogans du mouvement de septembre 2022, « Femme, vie, liberté » et « À bas le dictateur », visent deux versions complémentaires de la liberté. Le premier renvoie à la joie de vivre partagée par l’homme et la femme contre la culture de mort de la théocratie chiite. Le second dénonce la dictature et réclame un régime démocratique qui respecterait la dignité du citoyen et de la citoyenne. Liberté existentielle et liberté politique sont intimement liées dans le rejet d’une dictature théocratique.
Le mouvement est certes en crise à cause de la répression « à la syrienne » du régime théocratique : plus de vingt mille jeunes emprisonnés dont une part importante torturée, plus de cinq cents morts dans les manifestations, dont une soixantaine de mineurs, des tirs à bout portant dans les yeux, les organes génitaux des femmes, le viol des jeunes femmes mais aussi quelquefois des hommes… Mais le mouvement continue dans la diaspora et peut renaître de ses cendres en Iran même. Et il a totalement discrédité l’État théocratique, qui ne survit que par la répression massive, incapable de résoudre les problèmes majeurs de la société iranienne.
- 1. Cet article présente un propos développé dans Farhad Khosrokhavar, Iran. La jeunesse démocratique contre l’État prédateur, Paris, Fauves, 2023.