Apologie du cheval blanc
Selon certains intellectuels, la tâche qui nous incombe est de conserver le monde, de préférer l’injustice au désordre et l’éthique au politique. C’est oublier l’excellence de la saine colère.
Il porte haut sa tête, son naseau est légèrement courbé, il est blanc, il aime l’honneur, lorsque celui-ci va de pair avec la tempérance et la réserve, il est l’ami de l’opinion vraie.
Le chœur de nos « néo-cons » – je dis nos pour retourner contre eux la berceuse identitaire – s’affiche bien plus malin que celui des « néo-cons » américains, leurs maladroits cousins et devanciers, en l’occurrence professeurs par la négative, à parler le chinois des années 1960-1970. Égarés par de mauvaises lectures, on le sait, ceux-ci s’étaient en effet avisés que la fable du monde tel qu’il va avait assez duré, qu’elle ne répondait pas au savoir conquis, maintenant que l’histoire parvenue à sa fin faisait la roue et nous livrait son définitif secret. Il était donc devenu urgent d’apporter les « corrections » salutaires au cours du monde : le peupler démocratiquement, nouvelle finale solution, en le dépeuplant de l’ivraie archaïque, à coups de missiles cruise et d’avions furtifs. Travail encore grossier, il faut l’avouer, car le drone manquait alors à l’éventail des effets spéciaux. Combat douteux : à l’encontre des annonces, le charnier ne se métamorphosa pas en jardin de roses.
Amor mundi
La nouvelle génération, celle qui se répand aujourd’hui en trémolos graves (version premium) ou bien abonde en sentences prudhommesques (en mode low cost) a réussi à (re)peindre sa platitude en la donnant pour les couleurs du génie. Elle a su flairer dans la croisade de ses prédécesseurs une odeur douteuse, comme un arôme persistant de « progressisme », diagnostiquer le virus inaperçu et ravageur : « vouloir changer le monde » alors qu’il s’agit de comprendre et de trompeter une bonne fois qu’Yvetot vaut bien Constantinople.
Les nouveaux sages s’emploient donc sans relâche à nous prémunir du laps dans cette hérésie. Bien loin de se soucier de changer en quelque manière que ce soit le monde, doctrinent-ils, la nouvelle tâche, c’est de le conserver. Après l’hébéphrénie bushiste, stade infantile du conservatisme, sachons enfin aborder à sa maturité tranquille et épanouie. Qui ne les entend partout clamer : « Amor mundi » à sauts et gambades, comme autrefois on scandait « Ho, ho, Hô Chi Minh » ? En fait, alors qu’on s’empare d’une étoffe somptueuse, à la griffe prestigieuse, il s’agit bonnement de la (re)tailler à sa propre mesure en espérant ainsi cacher sa nudité dans ses plissés et drapés.
La moire, las ! s’est faite piteusement jute. Au coin de la rue du monde, on ne débouche plus sur l’Avventura, on bute sur le père noble et son ignoble couplet d’amour : Germont invitant Violetta à « céder sur son désir » pour prononcer l’impitoyable « Oui » et « Amen » qui absout le désordre du monde. Über allen Gipfeln ist Ruh1. Pauvres manigances, misérables conjurations pour faire oublier que Hegel se tient toujours en embuscade et que la rue n’est aucunement sûre : depuis longtemps, il a jeté le poison macbéthien de la dialectique dans les eaux cristallines de la conscience noble, rien ne préservera plus les Joyaux de la couronne de basculer Collier de la reine, comme rien ni personne ne protégera plus Marie-Antoinette de virer marquise de La Motte.
Prêtons toutefois un moment d’attention à ce glissement progressif vers le plaisir, celui de la mer calmée sur laquelle monte la fumée de l’encens olympien, bannissant la colère de Poséidon et les tribulations d’Ulysse. Le regard de l’intellectuel, on le sait, se fait volontiers valéryen ; il n’est que trop porté à se mirer, à chercher le repos dans un pur miroir célébrant sa maîtrise. C’est ce que Hegel nommait le règne animal de l’esprit : ma particularité vaut en fait pour l’universel, insensé qui crois que tu n’es pas moi, ta colère te démasque. Les bijoux dont il se pare pour son ravissement, telle Marguerite de Faust, peuvent scintiller diversement : tantôt, il porte gravement le collier d’or de conseiller du prince (« c’est la fille d’un roi… ») – aveugle à la figure de Polonius qui le guette, tantôt il fait resplendir l’acier dur et brillant de sa cuirasse : il est la belle âme, mais toujours il campe du bon côté, celui de la maîtrise terrestre ou céleste, à mille pieds au-dessus des passions hideuses que fomente la race des mortels prise dans les rets du monde tel qu’il ne va pas bien.
Nos intellectuels partirent pourtant, semblait-il, d’un bon pas : ils ont cru trouver dans ce qu’on a dénommé « pensée antitotalitaire » l’objet merveilleux qui à coup sûr les couronnerait, les sacrant Siegfried et sauveurs du monde, sans percevoir qu’ils s’embarqueraient sur le vaisseau de Tristan et succomberaient à ce philtre, d’autant plus irrésistible qu’il libérait, en fait, leur rêve véritable de son secret : pereat mundus, mais ne me retirez pas la jouissance de mon songe. Quelles paroles avait-on prononcées sur la coupe d’or dans laquelle le breuvage enchanté leur fut versé ? Deux formules magiques les ensorcelèrent : amor mundi et « vie dans la vérité », dissimulant toutes les deux les charmes irrésistibles de l’acosmisme. Insensiblement, de fait, en un plomb vil… L’amor mundi a grimacé un « tout est bien » goethéen – « mieux vaut une injustice qu’un désordre », auquel manquerait toutefois l’originale morsure démonique du destin. La « vie dans la vérité » a dérapé perfectionnement individuel : « portez mon âme » – au moins, elle, ne ment pas – au sein des cieux, faisant de Havel une sorte de Liu Shaoqi tchèque, pour parler encore chinois (de fait, post festum…).
Mais il ne suffit pas, ainsi que nous le recommande la sagesse orientale, de conduire le voleur jusqu’à sa porte. Nous venons de voir où il nous a menés : aux marches des palais et des studios on air. L’intellectuel européen, un temps ébranlé, sentinelle du néant, se dresse désormais guetteur Frontex et n’avoue plus d’autre solidarité qu’avec lui-même. Ce n’est plus le dernier des justes, le front gonflé d’une divine colère, c’est juste le premier à avoir le droit de parler.
Il faut donc encore interroger le tour spéculatif auquel, nouveau Robert Houdin, il s’est livré pour saisir le ressort de l’escamotage. Il a glissé dans ses manches passementées diversement deux fausses cartes qui lui assurent la maîtrise du jeu. Il a falsifié la politique pour mieux abattre contre elle sa main éthique et faire la levée. En essayant de masquer que sa carte éthique, bien sûr, il l’a tout autant biseautée.
Dans les années 1970, peu à peu, s’est accréditée l’idée que la politique, c’était le mal : la guerre, le conflit, la domination, les semelles de plomb des mauvaises passions qui troublent la pureté – et surtout la tranquillité des âmes et des cœurs. Ah ! si seulement une calme et rationnelle délibération (ne tirant plus des traites, notamment, sur la « banque de la colère » pour parler comme Sloterdijk) nous conduisait au consensus participatif – le nouveau Graal – où chacun chante l’air qui lui revient dans le respect de l’harmonie et de « nos valeurs » ! Mais allez donc le faire comprendre à tous les mécontents, à tous ces colériques « sans dents » !
Le refuge de l’éthique
Face à ce monstre, on se réfugia dans ce qu’on appela l’éthique. On fit prendre du service à Camus, on dressa les tréteaux du match du siècle : Camus le juste qui croit en la nature contre Sartre l’activiste qui croit à l’histoire. Ah ! le soleil de Tipasa (bien évidemment sans Ben Bella) ! Lui seul peut nous guérir d’Austerlitz ! Mais ce ne fut que le début des tribulations de l’éthique. Non seulement coupée du monde, non seulement invoquée pour exalter un acosmisme libérateur des consciences et des mains sales, dégradée d’abord en caractère (il faut être positif), puis en art de vivre (pourquoi Spinoza m’a sauvé la vie), elle est tombée (renouant bien malgré elle avec son étymon) revendication de mœurs.
N’a-t-on pas entendu récemment l’un des plus forts gazouilleurs de l’époque faire de la consommation acte éthique, par quoi les vertueux d’aujourd’hui savent afficher leur arétè ? Sous la scapinade sachons reconnaître la profondeur. Au fond, elle dit la vérité de ce qui est en jeu dans ce recours à l’éthique. Ce que je consomme, c’est moi : l’autophagie se révèle à cette occasion stade suprême de cette nouvelle éthique. Elle proclame et légitime le retour heureux à moi-même, immune enfin des colères du monde et de l’histoire. « C’est moi-même messieurs sans nulle vanité », annonce un marquis de Molière. Ce mot résume tous les traités politico-théologiques du temps. On objectera, peut-être : voyez, le colérique Alceste n’est pas mieux traité. Que nenni : le ridicule d’Alceste tient, au vrai, à son inconséquence, car il se mire en fait en Célimène, l’autophage par excellence.
Platon avait su pointer dans le Phèdre l’excellence du cheval blanc, c’est-à-dire du thumos, cette partie de l’âme, certes irrationnelle, mais dont la force se met au service du cocher et lui est indispensable, car c’est elle qui donne son élan à l’attelage de l’âme. Il avait reconnu dans la République qu’elle caractérisait ceux qu’il appelle les gardiens, revendiquant clairement, ainsi, la dimension politique de ce thumos, courage, certes : mais justement, ne trichons plus, colère tout aussi bien.
Il a fallu le déclin hellénistique pour que l’éthique s’autonomise, se coupe de la politique en se privatisant, davantage pour qu’elle se réduise caractère, lui-même jivarisé lutte contre les passions. Alors Sénèque pourra nous crayonner triomphalement les traits hideux de l’homme du thumos et il ne restera que le seul face-à-face, dont le monde des hommes s’est absenté, de la folie du tyran néronien et du bain couleur de sang du sage. Marx avait fait remarquer, dans sa thèse de jeunesse sur la Différence de Démocrite et d’Épicure, qu’il y avait lieu de regretter que la philosophie grecque n’eût pas connu un crépuscule qui fût digne d’elle car c’est plutôt, relevait-il, un coassement de batraciens qui se fit entendre au coucher de son soleil. Il visait, bien sûr, ces diadoques de la pensée grecque qui, encombrés du gigantesque manteau de l’« Alexandre macédonien » n’avaient eu de cesse de se tailler dans son étoffe de petits pourpoints éthiques, logiques, physiques, à leur mesure de dilettantes.
Comment, alors, nommerons-nous notre présent degré de l’échelle zoologique ? Avec Sénèque, la jouissance de soi témoignait d’une ascèse, de la puissance de mon jugement ; le secret avoué sans pudeur de la jouissance pour les nuls, c’est : keep cool boy, don’t worry, laisse aller, c’est une valse.
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« Sur tous les sommets, c’est le repos » (Goethe).