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Portrait de Françoise Coblence - DR
Portrait de Françoise Coblence - DR
Flux d'actualités

Françoise Coblence et l’incertitude du sujet moderne

La disparition de Françoise Coblence en juillet 2021 est l’occasion de se pencher sur les travaux de cette philosophe de formation devenue psychanalyste. À l’origine d’une réflexion sur le dandysme, qui en fait un syptôme politique tout autant qu’une démarche esthétique, elle a su explorer les interrogations les plus vives de notre modernité.

Françoise Coblence (1949-2021) est morte cet été. Elle était devenue psychanalyste, membre de la Société psychanalytique de Paris à partir de 1996 et rédactrice en chef de la Revue française de psychanalyse (2012-2020). Cette plus récente notoriété a repoussé aux marges et rejeté dans l’ombre sa vocation première, celle de la philosophie, même si elle y resta fidèle, titulaire d’une chaire d’esthétique à l’université de Picardie-Jules Verne.

Malgré la mesure et la réserve de son ton, Françoise Coblence s’était portée aux interrogations les plus vives de la modernité. « Faut-il ne raconter que la vie des grands hommes ? Est-ce que toute personne n’est pas digne d’une biographie, ceux qui ont échoué comme ceux qui ont réussi, ceux qui sont restés humbles et ceux qui sont devenus célèbres ? » Cette incertitude de Virginia Woolf, qu’elle cite pour s’inscrire dans son sillage (par bien des traits, elle évoquait quelque chose de Bloomsbury), affiche comme un programme.

Loin du minimalisme revendiqué par Woolf, le projet de Foucault d’écrire « la vie des hommes infâmes » se présente comme une contre-légende dorée, constamment prise dans une dialectique avec le pouvoir : « Le point le plus intense des vies, celui où se concentre leur énergie, est bien là où elles se heurtent au pouvoir. » Pour sa part, Walter Benjamin, s’il se penche à sa manière vers l’infime, c’est avec le regard et les gestes du chiffonnier évoqué dans son Baudelaire (« au petit matin, dans l’aube de la révolution ») : c’est dans les rebuts, les déchets, dans ce tri justicier qui sauve les douleurs et les plaintes non entendues que se découvrent les éclats messianiques – leur « faible force ». Divergence encore : justice divine plutôt qu’infinie réception du singulier. Mais ces auteurs ont en commun de rencontrer un des problèmes imposés par la modernité : si un certain ton, celui des « vainqueurs », n’est plus de mise, doit-on pour autant rester aphasique ou aphone ? Ne peut-on ranimer des « paroles gelées » ?

Si Françoise Coblence fait référence aux lignes de Woolf à l’occasion d’un commentaire de l’essai de cette dernière, Beau Brummel (1930), c’est qu’elle-même est l’auteure d’un livre tout à fait original : Le Dandysme, obligation d’incertitude (Presses universitaires de France, 1988 ; rééd. Klincksieck, 2018). Sa lecture politique détermine très largement les coordonnées de notre temps. Avec Kant, en effet, une crise s’ouvre qui signe notre entrée sans retour dans la modernité : le sujet devient imprésentable à lui-même, si ce n’est avec le « je » comme forme vide. On sait à quel désespoir en vint Kleist, butant sur cette révélation. Pouvons-nous nous soustraire à l’alternative du désespoir ou de la restauration nostalgique d’un sujet, fût-il même absolu, comme celui du romantisme allemand ?

L’originalité du travail de Françoise Coblence est alors de repérer dans l’apparition du dandysme une tentative pour se démarquer de la réponse romantique à la crise et la mettre en rapport avec l’indétermination de la démocratie. « Le dandysme se construit de façon centrale autour de la question du sujet et en en présentant l’incertitude. » Si Woolf croise Brummel, dans l’égal intérêt qu’elle réclame pour ceux qui ont échoué comme ceux qui ont réussi, c’est que, pour elle aussi, le dandy, loin d’exalter le moi, prend en charge l’absence de tout remède à la fragilité et l’effondrement de toute grandeur. Au-delà de la question du dandysme, c’est alors aussi bien la nature de la politique comme celle de l’artiste moderne qui sont en jeu : « L’art tentera de dire ce qui dans le sujet disparaît en se montrant, obligation d’incertitude qui saisit le sujet en le dessaisissant puisqu’elle n’est rattachée à aucune loi, à aucune instance supérieure. »

Mais Françoise Coblence s’interroge : « La platitude et l’impassibilité peuvent-elles être maintenues, brusquement confrontées à l’expérience baudelairienne du “choc” ? » Autrement dit, à s’emparer des questions que Brummel pose au-delà ou au titre même de son insignifiance, emblème et carrefour de la crise, ne bute-t-on pas sur la limite où il s’installe et dévisage l’époque, « la limite d’une parole bordée du silence dont elle échappe, mais dont elle est faite, d’où elle vient et où elle retourne » ?  Il s’agit alors de revenir sur l’indétermination et l’incertitude des modernes, et de pointer en son sein une exigence neuve que Baudelaire a su faire lever, celle de l’« héroïsme de la vie moderne ». Peut-être en effet que ce que nous lègue la modernité comme tâche et défi consiste à résister à l’éternel retour du même cortège des vainqueurs et à conjurer l’infernal sortilège de sa langue dont l’éclat dissimule le mensonge. C’est ainsi que Françoise Coblence pouvait, à la fin, inviter à reprendre l’injonction de Woolf, doublure de son retrait vis à vis de l’« ordinaire » truqué de l’histoire : “Old words in new order, so that they survive, so that they tell the truth.” Le choix du « petit » : notre héroïsme ne signifie en effet rien d’autre que le refus du mensonge.