
Il faut sauver le soldat Genevoix
Panthéoniser Maurice Genevoix, c’est sans doute, à se loger dans le crâne de l’institution, décider et agir droitement. L’institution, on le sait, quand elle couronne, a pour visée de se mirer dans celui ou celle qu’elle consacre et de vérifier à cette occasion qu’elle demeure toujours aussi belle. Éternelle scène castafioresque de Marguerite aux bijoux. De fait, avec Maurice Genevoix, qui fait-on entrer : le lieutenant, un frère d’armes du saint-cyrien Porchon, l’un de « ceux de 14 », soldats du 106, un grand blessé invalide à 70 %, l’instigateur de la fondation du Mémorial de Verdun, l’archicube, Raboliot ?
Le tableau, dirait-on, est presque trop bien composé, à l’imitation de ces peintures allégoriques de la Renaissance où ne fait défaut dans le cadre aucun des insignes propres à rendre lisibles tous les caractères et qualités du personnage : rien n’y manque, ni le luth, ni la reliure d’un livre, ni une fourrure, ni même un petit chien sur un coussin dans le coin gauche de la toile.
Si l’on conteste à bon droit l’hommage rendu aux maréchaux par les « professionnels de la profession », que dire en revanche à l’encontre du salut à un pur produit de la méritocratie républicaine, issu de la nouvellement nommée « France périphérique » (tant le terme de peuple écorche le gosier des seigneurs du « nouveau monde ») ? Certes, Raboliot risque de fâcher les véganes, mais nous aurons avec nous « le chasseur français » qui nous vaudra bien les faveurs inespérées du gros de l’Association des maires de France.
Alors n’hésitons plus : sonnez clairons de l’Élysée, sinon de la pensée ! Bien sûr, tel Sganarelle en bon « médecin malgré nous », ils ont changé tout cela. Le modèle 2018 rectifie le type 1918 en lui adjoignant une sourdine : la paix et non la victoire. Mais le chapeau pointu diafoiresque dissimule mal le képi et le bicorne : nous retrouvons « le seuil sacré » et nous n’avons pas perdu le « porte-étendard », pas davantage « la garde » ni la « vigilance » face à ce qui vient. Après « Aux morts », l’éternel retour d’« Au drapeau » et « Aux champs ». Quelle paix en effet ? Celle des traités inégaux versaillais, autre nom d’une interminable guerre à l’Est, que rappelle opportunément le département contemporain du musée de l’Armée, avec ses milliers de morts et ses millions de réfugiés ?
Reste toutefois à se demander si l’impétrant est bien celui que nous croyons ou publions et surtout requérons. À l’évidence, Henri Barbusse ou Gabriel Chevallier ou Léon Werth ne pouvaient être retenus et Maurice Genevoix, lui, n’a jamais refusé le jeu institutionnel, loin de là, payant son tribut aux autorités idéales comme profanes.
Mais justement, il faut sauver le soldat Genevoix de l’Immortel et du Perpétuel. Il n’y a pas que des raisons basses – et il y en a ! – de ne pas accorder la préférence (à titre de subversion et de radicalité) aux autres témoins évoqués (encore n’avons-nous rien dit de Joseph Delteil ou de Cripure).
La différence des points de vue – et leur choix n’est pas trivial – ajuste en effet les œuvres à sa mire. Œuvre épique d’un côté, œuvres lyriques de l’autre, et l’épique ne se construit pas sur le jugement ou le pathétique. Il s’agit de « ceux de 14 », non d’une escouade ou de tels ou tels (pacifistes ou bohèmes montmartrois) : n’en déduisons pas qu’on ne retrouve pas chez Genevoix l’horreur ou la révolte de Barbusse, Chevallier ou Werth. Mais écrire comme Homère, ce n’est pas écrire comme Euripide. Pour reprendre le titre célèbre de George Steiner : Tolstoï ou Dostoïevski. Deux styles, deux rapports à l’histoire et, comme on le sait, l’épique n’est pas l’épopée (au sens vulgaire d’aujourd’hui) : impitoyable est la critique de la guerre de Napoléon et des chefs chez Tolstoï. Elle ne l’est pas moins chez Genevoix, mais l’épique travaille avec la « substance éthique » qui, dans son « esprit immédiat », ne récuse pas le patriotisme et n’entre pas en guerre avec les idées d’Alain ou de Romain Rolland en tête : justement, toute la force réside dans l’exposition des aventures de cette « substance éthique » et de l’expérience qu’elle fait.
« Expérience » : le terme, en fait, résiste et se dérobe. Probablement est-il scandaleux, blasphématoire. Il faut pourtant tenir ensemble deux choses impossibles à tenir ensemble : la disparition de l’expérience pour Walter Benjamin et « la guerre comme expérience intérieure », pour reprendre le titre d’Ernst Jünger. Ce qui est impossible ou condamné, c’est la prétention à saturer l’expérience au titre d’un sujet et au profit d’un résultat. Ce que veut dire Benjamin, c’est que cette guerre a interdit les tentatives de scénarisation par les forces du jour, pour parler comme Patočka : si la guerre est plus grande que l’homme, cela n’autorise pas à lui substituer un méta ou méga-sujet (par exemple, la mobilisation technique du travailleur), nouvelle figure surpuissante des forces du jour. Tant que le déchaînement des forces de la nuit est saturé ou référé à un sujet, fût-il un ultra-sujet, on travaille pour les forces du jour qui éternisent en réalité, en le masquant, ce déchaînement.
Le front, c’est l’ébranlement continu
qui dissipe toute identité ou tout scénario.
C’est cette expérience de l’impossibilité de l’expérience que Patočka désigne par le terme de « front ». Le front, ce n’est pas le Rot Front, ni celui de Foch ou de Clemenceau. Ce n’est pas non plus celui de Carl Schmitt ou de Clausewitz, celui de la stratégie à somme nulle, ni, au mieux, celui, « relevable », de la dialectique. Les deux bords ne découvrent pas une identité révélant une différence illusoire, plus exactement, aucun résultat ne se tire de l’opération, aucun profit ne se gagne pour une conscience de soi renforcée, réunifiée au tour d’après de sa déchirure. Le front, c’est l’ébranlement continu qui, tout au contraire, dissipe toute identité ou tout scénario.
D’où la difficulté d’écrire : comment éviter que la simple narration en tant que telle ne fabrique postérieurement et mensongèrement de l’expérience ? Mais si rien n’est transmissible de cette expérience qui invalide toute expérience, que dire et comment interrompre le noir déchaînement du jour ? Comment briser le cercle infernal du mutisme ou du truquage ? Nous sommes au rouet. Dire que Genevoix échappe toujours à ce maléfice panthéonien serait forcé, mais ce fut pourtant son constant et unique souci : « frôler cette frontière jusqu’au seuil de l’inconnu, et peut-être un peu au-delà1 ». Écrivain épique, certes, mais rejetant les mensonges de la belle mort comme l’antistrophe célinienne à la Thersite, dont les quatre chants ne composent qu’une immense et unique Nekuia, invocation à ceux qui ont vu la mort de près.