Une certaine inquiétude, de François Bégaudeau et Sean Rose
Ce dialogue épistolaire autour de la question de la foi a ceci d’attirant, puis de prenant, qu’il pose cette question sans fin jusqu’au bout et la sonde en des termes susceptibles de requérir tout lecteur non fermé d’aujourd’hui. Les a priori de l’incroyance libérée, comme ceux de la croyance chrétienne, sont aussi vite misés que balayés, et, tout aussi vite, le lecteur admet que « ce n’est pas si simple », cette affaire de la foi. Pourquoi cette dynamique de lecture ? Parce que les deux interlocuteurs ont ressenti le besoin existentiel de remettre le sujet sur le métier précisément à partir de leurs différences de points de vue initiaux, qui sont en intéressante symétrie inverse. François Bégaudeau, l’auteur notamment d’Entre les murs, Fin de l’histoire et la Blessure, la vraie, se présente comme athée « de naissance », mais travaillé depuis longtemps, en sous-main, par ce qui émane de l’apparition et du message du Christ. Sean Rose, critique littéraire et romancier (Et nos amours, le Meilleur des amis), est croyant pratiquant, mais il a la foi dubitative et fragile au vu de l’état de l’humanité. Partant franchement de leur opposition – une clarté d’attitude reflétée dans une volonté stylistique de clarification constante qui fait aussi le ressort de lecture –, les deux protagonistes se somment l’un l’autre de répondre aux interrogations qui les tenaillent. Ils le font avec d’autant plus de respect réciproque qu’ils ne se ménagent pas, à partir du milieu du dialogue, une fois bien balisées les données qui fondèrent l’un et l’autre à s’engager dans sa perspective de vie. Respect sans concession, qui s’explique par les enjeux.
François Bégaudeau résume l’état d’esprit de notre temps en rappelant qu’aucun des articles, nombreux, ayant rendu compte de son livre la Blessure, la vraie, « mon roman de Vendée », n’a pu dire quoi que ce soit du curé qui, par trois fois, croise le narrateur adolescent dans un halo qui évoquerait Bernanos, l’un de ces auteurs chrétiens qu’admire et qui « tracassent » depuis toujours François Bégaudeau. Pareille occultation du curé, il la « corrèle moins à la proverbiale inattention des critiques qu’à la place nulle qu’occupe la foi dans les disputes contemporaines. Je dis bien : la foi. Pas la religion. Pas l’Église. L’Église intéresse encore grandement, au titre de ses prescriptions sociétales, de l’influence de l’institution politique qu’elle s’obstine à être pour sa perte – même si dans ce domaine un autre monothéisme lui a volé la vedette. Tandis que la foi est un point aveugle de la France contemporaine. Comme si l’affaire avait été réglée par le temps, une autorité judiciaire la déclarant prescrite ». Pour autant, François Bégaudeau ne lâche pas le procès, légitime car en forme de bilan, que les Lumières font de l’Église : « Tu dis que la culture “est loin d’être un rempart contre la barbarie”, mais on ne sache pas que la morale chrétienne ait montré beaucoup plus d’efficacité en la matière, sans parler des régulières séquences où, loin de refréner le pire, l’Église l’a légitimé, encouragé. » Le croyant Sean Rose n’en disconvient aucunement ; sa lucidité historique sur l’Église est entière. Pour autant, sa fidélité est à l’Église et pas seulement dans le style foi versus Rome. Elle relève du « il en reste quelque chose ». C’est que le message fut porté par l’incroyable, et j’ajouterais si romanesque, saga du Christ, dont le coefficient narratif tient à sa gloire d’humilité. Si Sean Rose observe strictement les rites et la liturgie, c’est qu’ils focalisent sur ce « suprême effort de modestie de l’orgueilleux qui s’agenouille et enfin prie. Croire c’est y croire corps et âme. Dans cet ordre. C’est par le corps que l’on se sent pénétré de l’Esprit saint […]. Le christianisme est une religion de l’incarnation », et la plus frêle des incarnations. On a beau le savoir, cela demeure son inoubliable car paradoxale force. Et François Bégaudeau de confirmer, en appelant même à l’Ancien Testament : « J’ai mis devant toi la mort et la vie. Choisis la vie. » Alors qu’il posait, d’emblée, que c’est la suffocante angoisse de se savoir mortel qui lui fit toujours tendre l’oreille vers ce que disent et écrivent les hommes de foi.
Mais alors, puisque l’humilité christique est cardinale : Bégaudeau chahute violemment Sean Rose à propos de la richesse, pour laquelle la doctrine chrétienne fut plus qu’indulgente, jusqu’à inventer le commerce des indulgences. L’hypocrisie est là, et la puissance et le péché de l’Église. « “Non, chrétiens, je n’entends pas que vous abandonniez vos richesses”, clame Bossuet. Voilà le riche rassuré, justifié. […] Le prêtre mondain accorde au riche le symétrique positif du procès d’intention : une sorte de présomption de bonne intention, opportunément invérifiable. » Or « la richesse offre un quotidien sous cloche, et donc une existence moins incarnée », parce que « posséder lui permet de la posséder. De la configurer à sa guise, aujourd’hui de la recoder. […] Fausse parce que séparée, dématérialisée, la position du riche est un repoussoir ».
À quoi le croyant Sean Rose avait déjà répondu, par le doute. Un doute véritable et entier, non pas celui que l’on comprend comme a priori négatif. Son anglicanisme situe Sean Rose sur la crête d’« une théologie du peut-être. […] Préférer le peut-être à l’Être, c’est encore épouser le mouvement du vivant, c’est acquiescer à ce qui peut être ». Une ouverture qui peut en effet expliquer la portée universaliste du christianisme, qui n’est pas étranger, via l’examen de conscience, à la dynamique personnelle que proposera la psychanalyse, comme à la dynamique de l’histoire jusqu’aux droits de l’homme, via l’homme parmi tous que fut le Christ. Un homme de foi historique, Michelet, ne désavouait pas le Christ en énonçant : « Si tous les hommes, et le plus humble, n’entrent pas dans la Cité, alors je resterai sur le seuil. » Il y avait de cela, dans l’entrée dans Jérusalem.
On le voit, le débat de ces deux auteurs très contemporains est tout autre chose que Voltaire contre Pascal. Avec tout son génie de militant ironique, auquel on doit tant de nos libertés, Voltaire était aussi fermé au vertige qu’à la psychologie. Intéressant pour notre époque, qui ne connaît d’autre vertige que la psychologie du moi.