Le discours de Dakar. Le poids idéologique d'un « africanisme » traditionnel
Dans sa prétention à « parler vrai » aux Africains, le président s’est laissé porter par la houle des débats caricaturaux sur les clivages culturels en recourant à des formulations et à une anthropologie dépassées. Les défis concrets de l’Afrique d’aujourd’hui ne sont évoqués que du bout des lèvres à la fin du texte.
Le 26 juillet dernier le président de la République française a tenu dans un amphithéâtre de l’université Cheikh Anta Diop de Dakar une conférence dédiée à « la jeunesse africaine » sur le passé et l’avenir de ce continent. Cette homélie censée définir un nouveau regard de notre pays sur l’Afrique est passée presque inaperçue des médias au cœur de l’été, mis à part quelques réactions d’intellectuels, qu’une indignation manifeste a tirés de leurs devoirs de vacances : « Rebonds » dans Libération1 et prises de position virulentes d’historiens africains diffusées sur des sites internet2. Jeune Afrique, généralement poli avec les gouvernants, s’étonne aussi de la manière dont « Sarko découvre l’Afrique » sous la plume de son conseiller Henri Guaino : « des théories d’un autre âge », « un fatras de clichés », « un texte à côté de la plaque3 ».
Rupture ou continuité ?
Les critiques ont visé notamment l’arrogance d’une « ingérence mémorielle », le paternalisme de bonne marque gaulliste, le « refus de la repentance » sur le passé colonial, le silence sur les responsabilités contemporaines dans le mal-gouvernement des États africains (ce que le regretté François Verschaeve appelait la « Françafrique ») et surtout la négation de l’histoire ancienne de l’Afrique. Le passage épinglé à ce sujet mérite d’être rappelé :
Le drame de l’Afrique, c’est que l’homme africain n’est pas assez entré dans l’histoire. Le paysan africain, qui, depuis des millénaires, vit avec les saisons, dont l’idéal de vie est d’être en harmonie avec la nature, ne connaît que l’éternel recommencement du temps rythmé par la répétition sans fin des mêmes gestes et des mêmes paroles. Dans cet imaginaire où tout recommence toujours, il n’y a de place ni pour l’aventure humaine, ni pour l’idée de progrès.
Dans cet univers où la nature commande tout, l’homme échappe à l’angoisse de l’histoire qui tenaille l’homme moderne, mais l’homme reste immobile au milieu d’un ordre immuable où tout semble écrit d’avance. Jamais l’homme ne s’élance vers l’avenir. Jamais il ne lui vient à l’idée de sortir de la répétition pour s’inventer un destin.
« L’homme africain en symbiose avec la nature depuis des millénaires »… Des affirmations stupéfiantes en 2007 ! Dans son texte du 1er août, Achille Mbembe ironise à juste titre sur cette paraphrase de Hegel qui, en 1820, dans la Raison dans l’Histoire, excluait l’Afrique de l’histoire universelle et affectait ses populations à une sorte d’état de nature ou d’enfance perpétuelle, une situation nocturne contrastant avec les « lumières » de l’Occident4. Il rappelle que ce type de discours coule en droite ligne d’une ethnographie dominante au début du xxe siècle, celle de la Mentalité primitive de H. Lévy Bruhl ou des œuvres de Frobenius, qui faisaient entrer les Noirs dans un monde « prélogique » de la répétition, de l’émotion et du mythe, par opposition à la Raison occidentale.
Le plus étonnant est que le président et ses conseillers ont sans doute cru offrir réellement un discours qui respire l’amitié et le respect et qui puisse indiquer une « rupture » dans la politique africaine de la France : prise en compte des épreuves d’un « continent meurtri », clins d’œil à l’espérance panafricaine, reconnaissance des « crimes et des fautes » de l’Occident, en premier lieu du « crime contre l’humanité » de la traite négrière, mais aussi de la brutalité de la conquête coloniale, de la méconnaissance et du mépris de « l’âme africaine » par les colonisateurs et des effets pervers de leur gestion (démoralisation des colonisés, exploitation et pillage des ressources…) :
[…] Ils [les Européens] ont abîmé un art de vivre. Ils ont abîmé un imaginaire merveilleux. Ils ont abîmé une sagesse ancestrale. Ils ont eu tort.
Ils ont créé une angoisse, un mal de vivre. Ils ont nourri la haine. Ils ont rendu plus difficile l’ouverture aux autres, l’échange, le partage, parce que pour s’ouvrir, pour échanger, pour partager, il faut être assuré de son identité, de ses valeurs, de ses convictions. Face au colonisateur, le colonisé avait fini par ne plus avoir confiance en lui, par ne plus savoir qui il était, par se laisser gagner par la peur de l’autre, par la crainte de l’avenir…
[…] Ils croyaient donner la liberté, ils créaient l’aliénation, ils croyaient briser les chaînes de l’obscurantisme, de la superstition, de la servitude. Ils forgeaient des chaînes bien plus lourdes, ils imposaient une servitude plus pesante, car c’étaient les esprits, c’étaient les âmes, qui étaient asservis…
De tels propos avaient-ils jamais été prononcés par un chef d’État français ? Enthousiasmé par une telle « audace », Jean Daniel attribue l’autre versant du discours à « une démangeaison provocatrice » qui aurait inspiré la reprise du schéma hégélien, analogue, dit-il, à ce qui a été écrit sur les femmes pendant des siècles5. Cette relativisation de la vision de l’Afrique imprégnant le discours présidentiel montre à quel point les « élites françaises » continuent à ne guère comprendre ce continent au sud du Sahara. Les intellectuels africains, eux, ne s’y sont pas trompés. C’est précisément cette récurrence d’une rhétorique trop connue qui les a choqués.
Le discours de Dakar est en effet fondé sur l’illusion séduisante d’une opposition manichéenne entre le Noir et le Blanc. Les longues variations6 énoncées autour des deux incriminations parallèles que nous venons de citer sont frappées du sceau de cette pseudo-évidence. La destruction de la culture africaine par les conquérants européens serait contrebalancée par la bonne volonté et les réalisations des colonisateurs, ce diptyque faisant des Africains des êtres à « l’identité déchirée » entre leurs « traditions » et la « modernité » que l’Occident aurait déposée dans leur « âme », entre une sagesse ancestrale proche de la nature et un individualisme moderne, source de déshumanisation, mais aussi entre un imaginaire replié sur lui-même et une rupture émancipatrice. Le président français, tout en se défendant de « donner des leçons », est venu révéler aux jeunes Africains qu’ils ont à assumer les deux héritages : « s’approprier les Droits de l’homme » et se ressourcer dans l’esprit des poésies de Senghor. Chaque peuple aurait en effet une enfance incontournable : la Grèce antique pour nous, les « joies simples » d’un « éternel présent », le « temps des magiciens » toujours vivace chez eux. Cette confrontation ouvre la voie à des envolées appelant à une « sagesse universelle » et à une « Renaissance de l’Afrique7 ».
Nicolas Sarkozy a-t-il bien soupesé ses propres paroles, quand il affirme que « le problème de l’Afrique, c’est qu’elle est devenue un mythe que chacun reconstruit pour les besoins de sa cause », ou encore, que « ce que veut l’Afrique, ce n’est pas que l’on prenne son avenir en main, ce n’est pas que l’on pense à sa place, ce n’est pas que l’on décide à sa place » ? Certes ! Et quand il évoque « les prédateurs » de la mondialisation actuelle ou bien la corruption et la violence présentes au cœur des États actuels (suivez mon regard), comment peut-il s’étonner du « courage » des jeunes qui « tentent l’aventure » de l’exil et déplorer avec affectation que la jeunesse africaine soit « la seule jeunesse du monde assignée à résidence » et qui n’ait « le choix qu’entre la clandestinité et le repliement sur soi » ! Au détour des vœux pieux surgit la dure réalité de l’histoire sociale contemporaine, sur des pirogues à quelques encablures de l’amphithéâtre de Dakar.
Cela étant, notre propos n’est pas de « faire un carton » sur notre actuel président. S’il s’était abstenu d’invoquer ce nativisme culturaliste d’un autre temps pour creuser davantage les défis du présent, l’effet aurait pu être très différent. Mais il est vain de faire cette supposition et en fait on ne peut plus guère se faire d’illusions sur les promesses, de gauche ou de droite, dans ce champ très spécial des relations internationales. La présidence de Mitterrand, avec le génocide rwandais au cœur de sa politique africaine, a laissé un goût de cendres trop amer chez nombre de ceux qui connaissaient réellement cette région du monde pour qu’on ne s’interroge pas sur le malaise structurel qui persiste dans notre pays à l’égard de l’Afrique. À quoi ont servi les chercheurs spécialisés des centres universitaires, du Cnrs, de l’ex-Orstom, etc. qui, depuis un demi-siècle, ont consacré leur vie à travailler sur ce continent et contribué à en renouveler la compréhension, pour que réapparaisse de manière récurrente la langue de bois d’une sorte « d’africanisme » parallèle, nourri imperturbablement des paradigmes des années 1930-1950 : un africanisme que l’on retrouve dans des fiches de cabinets gouvernementaux, dans des introductions de rapports d’experts, dans des dépliants d’agences touristiques ou de musées, dans des émissions pour grand public et des écrits de journalistes d’investigation polyvalents, voire dans des interventions de membres de l’establishment intellectuel parisien prompts à disserter sur « la culture » d’une Afrique dont ils ignorent tout8. Tout se passe comme si les acquis de la recherche en sciences sociales manquaient de la simplicité et de la connivence exotique attendues pour être politiquement corrects. Il ne faut pas généraliser bien sûr, mais une petite chanson dominante sur ce qu’il faut penser des Africains poursuit sa carrière, imperméable à toute démarche critique. Malgré une volonté affichée de « rupture », M. Sarkozy a inscrit ses pas sur ce chemin déjà bien balisé.
Le passé de l’Afrique par-delà les images d’Épinal
La prétention à faire du passé de l’Afrique un bloc et à tracer un portrait de « l’homme noir » conduit à rappeler une nouvelle fois une série de réalités qui rendent dès le départ obsolètes l’architecture et le ton du discours de Dakar. Apparemment en 2007 il faut encore expliquer la dimension historique des sociétés africaines dans leur longue durée.
Et d’abord croit-on qu’il serait plus facile de généraliser sur ce continent que sur le nôtre. Zoulous, Bakongo, Swahili, Ouolofs, Touaregs pourraient se retrouver ainsi dans un même panier culturel et, qui plus est, serait le même durant des siècles, comme si Français, Espagnols, Hongrois et Suédois avaient existé tels quels depuis la nuit des temps. Les Africains partagent le sort commun des humains, celui de l’historicité avec ses continuités et ses failles. La diversité des constructions politiques, des adhésions religieuses, des créations artistiques, des réseaux d’échanges, etc. se joue, ici comme ailleurs, dans l’espace, mais aussi dans le temps. Nous l’avions souligné ici même dans l’introduction au dossier consacré il y a deux ans à l’Afrique9. La propension à traiter en vrac d’une Afrique dite « traditionnelle », avec un parfum d’éternité, a nourri périodiquement une rhétorique censée révéler une « âme africaine » enfouie au plus profond des savanes, des forêts et des villages « en harmonie avec la nature ». L’approche historienne a représenté depuis des décennies une véritable révolution copernicienne sur ce continent en décryptant les situations vécues par ces sociétés au fil des siècles, dans toute leur « banalité » pour reprendre une expression mise à l’ordre du jour par Achille Mbembe il y a vingt ans10. C’est le regard colonial qui avait figé le film de l’histoire africaine en une photographie censée montrer un monde noir poétique « tel qu’en lui-même l’éternité le changeait ».
Par-delà ce constat, à supposer que l’on veuille réfléchir sur des lignes de force de l’ensemble du continent, c’est précisément le contrôle progressif d’un environnement difficile qui retient l’attention si on franchit l’écran d’un prétendu « présent ethnographique ». La synthèse de l’historien anglais John Iliffe, traduite en français il y a douze ans, s’ouvre par cette observation magnifique11 :
Les Africains ont été, et sont toujours, ces pionniers qui ont colonisé une région particulièrement hostile du monde au nom de toute la race humaine. En cela réside leur principale contribution à l’histoire. C’est pourquoi ils méritent qu’on les admire, qu’on les soutienne, et qu’on les étudie avec soin. Les thèmes centraux de l’histoire africaine sont le peuplement du continent, la réussite de la coexistence de l’homme avec la nature, la construction de sociétés durables, et la défense contre les agressions de régions plus favorisées. Comme le dit un proverbe du Malawi : « Ce sont les gens qui font le monde ; la brousse a des blessures et des cicatrices ».
L’archéologie montre en effet de mieux en mieux comment les paysages africains dits « naturels », savanes et forêts, ont été aussi façonnés par l’homme depuis des millénaires. Les variations climatiques, notamment le grand dessèchement de l’espace saharien depuis 5 000 ans, ont suscité des adaptations créatrices : l’invention d’une agriculture sédentaire fondée notamment sur les mils et les légumineuses, en association avec l’élevage, le recours très précoce à un outillage performant à base de fer. Les métallurgies africaines remontent au début du Ier millénaire avant notre ère. Des pratiques longtemps décriées par l’agronomie coloniale, comme les feux de brousse et les longues jachères, se révèlent avoir été créatrices de terroirs complexes hiérarchisant dans l’espace et articulant dans le temps plusieurs zones d’exploitation. La connaissance des sols, la maîtrise des rythmes saisonniers, la mise au point d’associations végétales, la combinaison des champs et de certaines essences arborées, les pratiques de semailles et de plantations traduisent une élaboration et une complexité qui viennent contredire les clichés sur « l’immobilisme » et « l’apathie » des paysans africains. Des géographes français comme Gilles Sautter ou Paul Pélissier en ont fait la démonstration depuis un demi-siècle. La polyculture vivrière des hautes terres de la région des Grands lacs, déjà décrite comme particulièrement complexe par l’agronome belge De Schlippe dans les années 1950, et dont les mutations endogènes avant comme après la conquête coloniale ont été décryptées de façon remarquable par Hubert Cochet, professeur à l’Inra, était encore traitée « d’agriculture de cueillette » par un expert de la coopération française à la fin des années 1960 ! Or, entre le xvie et le xixe siècle, ces paysans « attardés » ont su intégrer dans leurs terroirs, leurs calendriers et leurs usages alimentaires toute une gamme de plantes venues des Amériques (maïs, haricot de type Phaseolus, patate douce, manioc, etc.), sans l’intervention d’aucune expertise internationale. Des cultures commerciales comme le café, l’arachide, le cacao, le palmier à huile, le coton n’ont pas attendu la colonisation pour être pratiquées par des sociétés africaines12.
On dira que ces évolutions et ces inventions se sont jouées sur des siècles, voire des millénaires, à l’échelle d’une très longue durée caractérisant une « histoire immobile ». Mais justement cette expression a été employée en 1973 par Emmanuel Le Roy Ladurie pour caractériser les économies et les sociétés de l’Europe entre le xive et le xviiie siècle13. L’historien américain Eugen Weber fait la même constatation sur les « terroirs » français jusqu’au xixe siècle : il y observe une continuité étonnante des modes de vie, de la fin du Moyen Âge au début du xixe siècle14. Cela ne signifie pas que nos ancêtres des campagnes aient vécu dans un monde merveilleux et sans histoire durant des siècles, sinon dans une vision folklorique de leur existence. Le contexte de telles continuités est celui d’une stagnation démographique en Europe (contrastant avec la croissance des xie-xiiie siècles puis celle des derniers siècles), exactement comme ce fut le cas très longtemps dans la plupart des sociétés africaines, confrontées à une forte mortalité structurelle et obsédées par la fécondité et par la neutralisation d’une nature difficile. C’est depuis le xxe siècle qu’on observe un essor démographique extraordinaire, qui met en cause nombre « d’équilibres » anciens et qui a suscité de nombreux ajustements pris en charge par les paysans eux-mêmes, indépendamment ou en marge des instructions abstraites de l’encadrement colonial ou postcolonial. Ces réalités et ces évolutions n’ont rien à voir avec « le monde enchanté » auquel M. Sarkozy rêve à haute voix.
Le souhait de voir l’Afrique « entrer dans l’histoire » en s’ouvrant au monde révèle aussi une vision particulièrement simpliste de « l’enfermement » de ce continent, comme si les Africains avaient choisi de refuser « le grand métissage » mondial, comme si le Sahara n’avait pas d’oasis qui, au moins depuis le début de notre ère, étaient autant de relais d’échanges avec le monde méditerranéen, et comme si l’océan Indien et l’océan Atlantique avaient été des déserts maritimes avant le xixe siècle. Or les deux « rivages » nord et est de « l’Afrique noire », le Sahel, du Sénégal au Niger, et la côte swahili, étaient depuis les premiers siècles de notre ère en relation avec des marchands, caravaniers ou navigateurs, arabes, persans, malais, indiens, et ils ont vu se développer des civilisations urbaines, structurant soit des empires commerçants, soit des cités-États, qui assuraient le rôle d’intermédiaires entre les sociétés de « l’intérieur » du continent et les horizons extérieurs.
Ces sociétés, qui s’ouvrent à l’islam, à l’écriture, à la connaissance de mondes lointains, sont métisses culturellement, mais essentiellement africaines dans leur composition et leur organisation. Elles traversent les siècles, certains de ces sites urbains ayant précédé les contacts avec l’islam et leur activité se poursuivant, avec des ajustements, même après l’intrusion européenne, notamment portugaise. Les cités swahili connaissent une nouvelle prospérité aux xviie et xviiie siècles en jouant des rivalités entre Portugais et Arabes15. Les réseaux marchands de la vallée du Niger, entre le désert et la forêt, manifestent aussi un dynamisme remarquable, de l’ancienne Jenné-Jeno (ancêtre de l’actuelle Djenné), dont l’apogée se situe entre le ve et le xie siècle16, à Tombouctou, décrite par Ibn Battuta au xive siècle, par Léon l’Africain au xvie siècle ou par René Caillié en 1828. Et du côté de l’Atlantique, de la Sénégambie à l’Angola, on voit depuis le xvie siècle, comme en Amérique latine, des commerçants lettrés, notamment des métis, participer à ce qu’on pourrait intituler la première « mondialisation », forgée par les Ibériques à la suite des « Grandes découvertes ». Serge Gruzinski cite le cas d’André Alvares de Almada, fils d’une mulâtresse et d’un Portugais, « commerçant-écrivain », défenseur des intérêts des négociants du Cap Vert à la fin du xvie siècle et auteur en 1594 d’un traité sur Os rios de Guiné do Caboverde. Des Luso-Africains entreprenants se distinguent jusqu’à Madrid et à Lisbonne malgré la couleur de leur peau.
Du xve au xviie siècle, explique Elikia M’Bokolo, l’aristocratie du royaume de Kongo avait pu pénétrer, très tôt et suffisamment, la société portugaise pour en avoir une connaissance intime et pour posséder, au besoin, les moyens d’infléchir la prise de décision. Envoyés pour études au Portugal à partir de 1493, les jeunes nobles kongo rentrèrent pour la plupart au pays, ramenant avec eux, en même temps qu’une culture chrétienne et lusitanienne consommée, une très bonne connaissance des ressorts de la société et de la politique portugaises. Ceux des aristocrates restés au Kongo n’étaient pas moins impliqués dans les affaires portugaises grâce à de multiples réseaux d’intérêts économiques et d’alliances matrimoniales.
Les stratégies réciproques de Lisbonne et de San Salvador font alors des deux États des partenaires dont, selon les moments et les points de vue, chacun pouvait apparaître comme un « aîné » pour l’autre17.
Mais, par une « féroce ironie de l’histoire », comme le note John Iliffe, la traite négrière moderne, qui sévit durant quatre siècles, frappe un continent déjà sous-peuplé et crée un lien obsessionnel entre le contact extérieur et la réduction en esclavage. Ce défi fut lui aussi géré de manières variées, allant de la connivence commerciale à la résistance ouverte et au Kongo, dans le golfe de Guinée comme en Sénégambie, des pouvoirs locaux s’insèrent dans le commerce côtier sous toutes ses formes. Comme plus tard sous la colonisation des xixe et xxe siècles, les stratégies les plus diverses, entremêlant la collaboration et la résistance, ont été mises en œuvre. Les anciennes sociétés de l’Afrique n’ont pas été idylliques, elles n’ont pas non plus été inertes comme une pâte à modeler entre les mains des Européens, elles ont partagé le sort très commun de l’histoire humaine.
Le manichéisme de la « modernité » et de la « tradition »
Le quiproquo entre ce vécu quotidien et l’imaginaire « africaniste » européen se manifeste jusqu’au tournant de la décolonisation et, on le voit, au delà. Nicolas Sarkozy avait bénéficié, en tant que ministre de l’Intérieur, de « l’expertise » d’un spécialiste surprenant des questions africaines, l’avocat Arno Klarsfeld, qui avait, après la crise des banlieues, accepté de présenter un rapport montrant les « bienfaits de la colonisation18 » :
La France a construit des routes, des dispensaires, apporté la culture [sic], l’administration… Le nier serait de l’aveuglement historique.
Nous avons déjà développé la critique des ambiguïtés de la « modernité » coloniale19. Le problème n’est pas de marchander les avantages et les inconvénients de la « situation coloniale20 », mais de comprendre concrètement la nature de celle-ci.
Elle s’est définie à une époque donnée et dans un espace donné. Elle se situe à un moment où l’Europe se lance dans sa première révolution industrielle et où ses différents États viennent tout juste de consolider des institutions représentatives et pluralistes, même si les inégalités sociales et de sexe restent profondes (les femmes ne votent pas), dans une parenthèse de paix fragile, entre deux périodes de guerres généralisées (fin xviiie-début xixe siècle et premier tiers du xxe). La « modernité » s’affirme alors selon un style industriel, capitaliste et militaire, avec certes la mémoire proche de la Révolution de 1789, mais dans des sociétés où la masse des simples gens (paysans et ouvriers) est vue toujours avec distance, voire avec mépris.
Et sur le continent africain à partir des années 1880, les États conquérants n’implantent pas de nouvelles provinces, mais des annexes très spéciales, fondées sur un rapport de force, non seulement politico-militaire, mais aussi technique et culturel, et sur un mépris structurel lié à l’anthropologie raciale qui domine la connaissance de l’ensemble des sociétés à cette époque. Donc en « colonie », les mots n’ont pas le même sens qu’en métropole. Il était alors quasi impossible de penser l’égalité des habitants de l’Afrique avec ceux de l’Europe. L’Afrique « obscure », à peine sortie de sa fonction de réservoir d’esclaves, apparaissait comme intrinsèquement à l’écart du centre du monde, et on était convaincu qu’elle ne pourrait que rattraper très lentement ce retard. Il fallait que ces « enfants » grandissent. Des considérations pseudo-biologiques laissaient même croire jusqu’aux années 1950 que les Noirs, en grandissant, voient leur croissance intellectuelle se bloquer, comme s’ils n’avaient vocation qu’à être de bons enfants à perpétuité21 ! Tout cela était gravé dans la tête des colonisateurs, « négrologues » par excellence.
Ce que nous appelons « modernité » ne se calcule pas seulement en tonnes de coton ou de cuivre exportées, en kilomètres de voies ferrées ouvertes, ou en nombre de baptêmes. Mise à la sauce coloniale, elle ne pouvait qu’être qualitativement très particulière. C’est cela qu’il faut creuser, sans se contenter d’un simple pourcentage de bienfaits et de méfaits du colonisateur. La recherche d’une mise en valeur économique dans le conservatisme social et l’ingénierie administrative qui accompagnait ce programme contradictoire ont débouché sur une curieuse modernité qui cultivait l’archaïsme, refrénait l’initiative individuelle et mettait les gens dans des cases prédéterminées. Les Africains dont se méfiaient le plus les autorités et les missionnaires étaient les « évolués » tentés de trop bien assimiler les modèles européens22. Le dualisme structurel opposant « indigènes » noirs et « civilisateurs » blancs explique les pratiques d’esquive, de ruse et de double langage des sujets coloniaux, mais aussi leur découragement quant à tout ce qui relevait de leur énergie et de leur expérience23. Des artisans ont été transformés en manœuvres et des producteurs en porteurs, des activités entières, même de haute qualité, ont été ruinées au nom de l’économie, de l’hygiène ou de la morale.
Le régime colonial n’a pas été une simple exportation du « progrès », le simple vecteur d’un contact modernisateur. Il représente une invention très spéciale mettant en scène deux sociétés parallèles censées cohabiter autour du modèle proposé par les dominants, mais dans le cadre d’une économie dualiste (où le monde « coutumier » paysan fait office de sécurité sociale pour les travailleurs utilisés dans le secteur « moderne » branché sur le vaste monde24) et d’une réglementation raciale qui place d’office la population autochtone sous le régime d’exception d’un « code de l’indigénat ». Cette réalité administrative, politique, sociale et culturelle, qu’on peut appeler l’État colonial, est donc un appendice caricatural de la République française ou des autres États européens engagés dans la même aventure.
L’éveil des revendications dans certains milieux économiques et lettrés (planteurs, syndicats, élèves, jeunes…) après la Seconde Guerre mondiale s’appuie sur la référence aux valeurs de la métropole, par-delà l’écran de la gestion coloniale. L’égalité des droits est demandée avant que se formule même l’idée d’indépendance. L’historien américain Fred Cooper25 souligne que, face à ces revendications modernes difficiles à satisfaire, les pouvoirs coloniaux continuent à parler de paysanneries attardées. Or les précurseurs de l’émancipation récusaient précisément le regard ethnographique sur l’Afrique dite « traditionnelle », justificatif de la domination. La fin de l’apartheid, dira un leader de l’Anc, signifiait que les Noirs d’Afrique du Sud n’étaient plus des « Bantu », décrétés « scientifiquement » sans histoire, mais redevenaient des « êtres humains » (Human beings) qu’on avait voulu priver de leur histoire.
Régression scientifique
Si le président Sarkozy avait voulu être au courant des problématiques de l’histoire africaine, il aurait suffi qu’il soit informé sur ce qui se passe dans le monde de la recherche depuis la fin des années 1950 en France, en Europe, en Amérique et en Afrique même26. Ce demi-siècle apparaîtra sans doute comme celui de la récupération par les Africains de leur histoire, à la fois projetée sur l’avenir de l’idée panafricaine, de Nkrumah à Mandela, et ressourcée d’abord dans le passé glorieux de l’Égypte pharaonique, des empires sahéliens (Ghana, Mali, Sonrhaï), des royaumes de langues bantu (Kongo, Rwanda…), des constructions cyclopéennes de Zimbabwe, etc. Cheikh Anta Diop publie Nations nègres et culture en 1955, le journaliste Basil Davidson fait largement connaître les grandeurs de l’Afrique avant les Blancs (Old Africa Rediscovered) en 1959, le Tableau géographique de l’Ouest africain, synthèse archéologique de Raymond Mauny, sort à Dakar (à l’Ifan) en 1961, Henri Brunschwig montre en 1963 dans l’Avènement de l’Afrique noire que les Africains ont participé au jeu international au cours du xixe siècle, Georges Balandier souligne en 1957 dans Afrique ambiguë que les Africains sont aussi dans les villes et qu’il n’est pas si aisé de démêler une modernité qui ne serait qu’étrangère et une tradition qui serait par définition le ressort des Noirs. On pourrait citer nombre d’œuvres pionnières de cette nouvelle historiographie, en français ou en anglais. Plusieurs centres universitaires ont développé cette nouvelle branche à partir de la fin des années 1950 : la Sorbonne à Paris, la Soas à Londres, les universités créées peu à peu en Afrique à la même époque (Dakar, la première dans le domaine francophone, Makerere en Ouganda, Ifé et Ibadan au Nigeria, chez les anglophones). De nombreux étudiants africains se sont lancés sur la voie des thèses et vont constituer la première génération universitaire. En France, Radio-France international entame en 1969 l’émission « Mémoire d’un continent » qui popularise largement en Afrique francophone les acquis de ces recherches. À partir de 1965 débutent, à l’échelle internationale, les travaux qui conduisent à la publication d’une Histoire générale de l’Afrique sous les auspices de l’Unesco et sous l’impulsion de son secrétaire général Mactar Mbow27.
Face à la pesanteur omniprésente (et, on le voit, toujours actuelle) de « l’africanisme », au sens d’une vision figée et obscure du passé africain, la tâche était rude. Il n’est pas étonnant que l’objectif de la première génération des historiens africains ait été de retrouver en quelque sorte les lettres de noblesse de leur continent à travers ce qu’on pourrait appeler sa « grande histoire » : axes commerciaux transcontinentaux, villes, empires et royaumes, héros, souverains ou autres. Mais 95 % des réalités sociales, c’est-à-dire les mondes ruraux, restaient du ressort dit « traditionnel » que géraient scientifiquement des anthropologues, des géographes, des agronomes et des linguistes. C’est dans les années 1970-1980 qu’on assiste à un élargissement du territoire des historiens avec une prise en compte plus globale des sociétés : démographie, pratiques agricoles, environnements et paysages, santé, modes de consommation, croyances et rituels s’insèrent peu à peu dans les questionnements historiques. Cette histoire de longue durée, qui se moque des coupures largement artificielles de la « conférence de Berlin » ou des flonflons des Indépendances, aide à redécouvrir la spécificité des situations africaines (leurs espaces, leurs chronologies, leurs vécus collectifs), en les abordant a priori avec toute la banalité d’autres situations sociales à travers le monde. Le recours aux sources orales a joué un rôle essentiel dans cette révolution scientifique. C’est dire l’importance de la contribution des enseignants-chercheurs africains et de leurs étudiants, vu leur connaissance intime du terrain, leur maîtrise des finesses de la langue et l’impact de leurs propres interrogations28.
Joseph Ki-Zerbo, auteur d’une Histoire de l’Afrique noire, publiée en 1972 chez Hatier, nous a quittés en décembre 200629. Il fut l’un des pionniers de cette nouvelle écriture du passé du continent, avec le regard d’un agrégé « français » rodé à son métier d’historien et d’un intellectuel voltaïque (burkinabé) soucieux de donner une impulsion à la formation de la jeunesse de son pays et de l’Afrique de l’Ouest. La négation de la dimension historique de l’Afrique au lendemain de la disparition de ce grand professeur ne peut qu’être très mal ressentie par ses anciens collègues. En octobre 2003 les « Rendez-vous de l’histoire » de Blois avaient choisi comme thème l’histoire de l’Afrique, sous la présidence d’honneur d’Abdou Diouf et en présence de nombreux historiens africains francophones. Comment le président de la République française a-t-il pu être amené en 2007 à méconnaître ainsi leur œuvre à la face du monde ? Certains ont ressenti son discours comme une gifle.
À vrai dire, il est un secteur de l’Éducation française qui est resté durablement marqué par la régression scientifique que nous déplorons ici, ce sont les programmes et les manuels d’histoire de notre enseignement secondaire. Comme le souligne très bien un professeur de Laval dans un des « Rebonds » de Libération en août dernier, l’Afrique n’y retient l’attention que lors qu’elle entre dans les projets des Européens, c’est-à-dire dans notre propre « champ de vision30 ». Étonnante continuité : nous faisions le même constat il y a plus de 25 ans, celui d’un continent pratiquement « dépouillé de son histoire31 ». La mise en exergue, même dans un esprit de dénonciation, du moment colonial comme quasi-fondateur de l’histoire africaine, participe de la même myopie. Steve Biko avait dit : « Nous devons détruire le mythe selon lequel notre histoire commence en 1652, année où Van Riebeck a débarqué au Cap32. » Mais, faire débuter l’intérêt des élèves français pour l’Afrique avec le Code Noir de Colbert est aussi réducteur. Le président est au diapason d’une mentalité plus générale qu’on ne pense dans notre pays.
Les piétinements d’une Afrique « bonne à penser »
Ce qui frappe plus particulièrement dans le cas de l’Afrique, c’est la récurrence d’une étrange distance culturelle, comme s’il s’agissait d’une autre planète. La compréhension historique est sans cesse confrontée à l’exotisme des images et des vocabulaires ambiants, au point que c’est parfois l’historien, rétif à ce regard, qui va paraître comme insuffisamment respectueux des singularités culturelles ressenties comme allant de soi. Cette situation inconfortable du chercheur travaillant sur l’Afrique est largement due à l’échange inégal de l’information, l’arrogance coloniale ayant été relayée par celle de l’expertise humanitaire. L’analyse historienne n’est pas identifiée comme opératoire pour décrypter les situations du temps présent, au profit d’une rhétorique culturaliste associée aux recettes mondialistes pour orner d’un vernis d’allure historique les introductions des rapports d’experts. Les sociétés de cet immense continent restent typées selon un modèle ethno-esthétique : la construction de l’Africain en modèle muséographique transcendant espace et temps est toujours actuelle, comme s’il était rassurant de bâtir un Autre radical dans un monde de plus en plus métis où les repères dits identitaires se brouillent. Cette logique de « choc des civilisations » est dans le droit fil de l’histoire des relations entre Afrique et Europe. Nous paraphrasons ici presque littéralement ce que nous écrivions en 2003 en introduction au premier numéro de la revue Afrique et Histoire33. On voit que le discours de M. Sarkozy n’a vraiment rien pour nous surprendre.
On est en présence d’un imaginaire structurel, « bon à penser » pour reprendre l’expression de Lévi-Strauss. Ce n’est pas un hasard si plusieurs chercheurs ont ressenti le besoin ces derniers temps de publier des ouvrages sur « les idées reçues » persistantes concernant l’Afrique. Hélène d’Almeida-Topor rappelle d’emblée dans son essai que ce continent reste dans les médias celui du « mystère » et de « l’aventure », du rallye Paris-Dakar et des safaris-photos, et que depuis vingt ans plus de la moitié des thèmes que lui avait consacrés la télévision française étaient animaliers34. Georges Courade, dans l’introduction au parcours critique qu’il nous propose, souligne que l’illusion africaine du fatalisme et du traditionalisme structurel des sociétés africaines est entretenue essentiellement par l’Occident qui y trouve une justification à sa prééminence et un moyen de gommer le caractère pluriel des situations africaines, tant sociales que géographiques35.
L’opinion française vit, relativement à l’Afrique, au rythme d’un balancier entre la culpabilité coloniale et l’arrogance humanitaire. Après l’époque du « tiers-mondisme » triomphant des années 1960-1970, est venue celle de la mise en examen des États africains et de « l’ingérence », la compassion « sans frontières » renouant avec la « philanthropie » civilisatrice du xixe siècle. On assiste depuis quelque temps à un retour de la dénonciation anticolonialiste dans la ligne d’une vision altermondialiste. Ces débats métropolitains mettent au cœur de leurs analyses tout ce qui ne va pas outre-Méditerranée. La mode de « l’afropessimisme » a été illustrée par le battage autour d’un livre (primé par France-Télévisions !), la Négrologie du journaliste Stephen Smith, qui nous apprend que « la civilisation matérielle, l’organisation sociale et la culture politique des Africains constituent des freins au développement » et que ce continent « serait potentiellement riche s’il n’était pas peuplé d’Africains ». L’auteur attribue donc aux Noirs eux-mêmes le goût d’un repliement radical sur un passé mythique, nourri de « fantasmes phobiques d’une altérité conquérante chez les habitants de “contrées sauvages” qui, précisément pour ces motifs, sont restées en marge du monde ». Autrement dit, les habitants de l’Afrique auraient décidé collectivement de figurer dans la case raciale qui leur avait été affectée par le discours européen36. Comment nier qu’en affirmant que « le problème de l’Afrique, c’est qu’elle vit trop le présent dans la nostalgie du Paradis perdu de l’enfance », la conférence de Dakar a été marquée par cette globalisation négative, même si elle comporte d’autres considérations moins sarcastiques que l’ouvrage en question.
Tout se passe comme si, depuis deux siècles, l’Afrique devait périodiquement remplir un rôle de représentation utile au bon fonctionnement des sociétés occidentales, celui d’antimodèle (la sauvagerie, l’enfance persistante, l’infériorité atavique) donnant toute sa signification à la place méritée dans le monde de ces dernières et à leur bon fonctionnement : cet aspect « social » de l’impérialisme colonial, dérivatif des difficultés réelles rencontrées par les sociétés industrielles, donnait une sorte de légitimité intrinsèque à la prise en charge de « l’outre-mer ». Au xixe siècle, le nouveau défi de la question ouvrière face aux idéaux de 1789 trouvait une réponse dans cette fuite en avant extérieure. À l’issue des guerres mondiales, l’Empire offrait un parfum réconfortant de rayonnement international. Et aujourd’hui sur une planète en pleine mutation, des Amériques à l’Extrême-Orient, l’Afrique offrirait-elle toujours une chasse gardée rassurante où l’on pourrait faire la leçon sur le progrès et « l’entrée dans l’histoire »? Une histoire mondiale où l’Europe redoute d’être marginalisée.
Les prises de position sur ce continent demandent donc à être situées chaque fois dans leur contexte. Il y a soixante ans Emmanuel Mounier visitait l’Afrique occidentale. Il en tira un carnet de voyage réédité récemment37, dont la comparaison avec le discours de Dakar ne manque pas de piquant. Mounier y stigmatise les tares du colonialisme qu’il a observées : misère, mépris, « vanité raciale » des colons, blocage des carrières des auxiliaires noirs, véritable « économie de servage » qui ne peut susciter le goût du travail, etc. Il exprime sa sympathie pour une population dont il souligne la diversité d’un pays à l’autre, d’un milieu à l’autre, dans la banalité de son quotidien, mais avec des hiatus et des contradictions entre des héritages multiples : « il faut d’abord refuser de dire, le Noir, le Blanc ». Il s’inquiète surtout de l’avenir de la petite élite lettrée, qu’il faudrait faire accéder de plein droit au monde extérieur, sans que les attaches avec l’ancienne culture soient rompues.
Mais ce ton et cette lucidité, remarquables à l’époque, n’empêchent pas notre voyageur de détecter selon lui une perception répétitive du temps et une « absence de réflexivité » qui détournerait des longs desseins et qui aurait empêché la « consolidation d’une civilisation », un manque d’intériorité et d’individualisme, donc d’inventivité, « une communication organique avec le milieu, biologique ou social ». Ces commentaires ont le mérite d’être contradictoires : ici, « la littérature colorée du conteur » l’emporterait sur les subtilités de « l’analyse », mais là, « le schéma abstrait » l’emporterait sur la technique manuelle. Et il affirme avoir rencontré plus de gens remarquables chez les Africains que chez les Européens de la colonie. Mais on voit bien qu’il a respiré l’air du temps colonial au fil des explications que lui ont livrées les Européens rencontrés et même les intellectuels sénégalais de Présence africaine, influencés par les schémas senghoriens. Même sur le paysage végétal, son texte exprime des points de vue qui surprendront plus d’un écologiste de 2007, par exemple à travers cette question angoissée sur le poids de la nature en Afrique : « La forêt africaine pourra-t-elle être défrichée comme le fut en son temps la grande forêt européenne? »
En 1948, Mounier écrit d’entrée de jeu qu’il livre l’esquisse « d’un peuple en train de s’éveiller et de poser le premier pas dans l’histoire universelle ». Tout se passe comme si Nicolas Sarkozy tenait le même propos soixante ans plus tard, avec, disons, les mêmes bons sentiments, quand il dénonce la « prétendue infériorité de l’art, de la pensée, de culture » de l’Afrique et qu’il souhaite voir la jeunesse africaine contribuer à l’histoire mondiale. Il émet en conclusion le même souhait d’un avenir « eurafricain ». Or nous sommes en 2007, un demi-siècle après la décolonisation, confrontés à un présent fait des expériences et des dérives des États indépendants et des politiques dites de coopération internationale. Les ambiguïtés du paternalisme colonial ne sont plus de mise et, plus que jamais, la vision d’une Afrique qui serait hors de l’histoire est un leurre.
Les Africains et leur histoire par-delà les effets de mode
Ne vous laissez pas voler votre avenir par ceux qui veulent vous exproprier d’une histoire qui vous appartient aussi parce qu’elle fut l’histoire douloureuse de vos parents, de vos aïeux.
Voilà qui est bien dit. Mais, on l’a vu, cela entraîne Nicolas Sarkozy à polémiquer sur deux fronts : celui des responsabilités coloniales et celui de l’idylle d’une Afrique originelle. Dans les deux perspectives, il estime nécessaire de faire la leçon à l’ensemble de « la jeunesse africaine ». Or les positions sur le passé sont multiples, en Afrique comme ailleurs. Il existe effectivement des courants qui fondent leurs logiques identitaires sur une manière de ressasser le passé. La crise des Grands lacs a montré comment des acteurs politiques africains peuvent utiliser et négocier le passé selon des schémas « ethniques » ou raciaux mortifères. Il existe en Afrique des hommes et des femmes de progrès, mais aussi des conservateurs, des traditionalistes, des intégristes, des racistes. La gestion du passé n’est pas déterminée par la pigmentation, elle fait l’objet de récupérations idéologiques très modernes même quand elles sont passéistes. Le culte des origines, la vision d’un passé mythique, fait d’harmonie entre l’homme et la nature, est au cœur des courants afrocentristes. On sait comment, dans cette vision, des siècles d’histoire des peuples africains sont laminés entre des origines égyptiennes supposées et l’invasion européenne38. L’historien afro-américain Clarence Walker a très bien montré le côté illusoire de ce rêve de renaissance en forme de retour à un passé merveilleux et combien ce discours, proche de l’africanisme de Frobenius et d’autres, pouvait être porteur d’un péril totalitaire39. Le conférencier de Dakar vise-t-il cette orientation quand il évoque une « sortie de l’histoire au nom de la tradition » et les tentations de pureté et d’enfermement ? Mais pourquoi donner en fait du grain à moudre à ce courant, comme s’il était intrinsèquement représentatif de la pensée africaine, alors que même la « négritude » selon Senghor a fait l’objet depuis les années 1970 de vives critiques chez les intellectuels, qui lui ont reproché d’entretenir « une division des vocations entre l’Africain et l’Européen » pour reprendre une formule de Valentin Mudimbe40. De l’époque coloniale à nos jours, écrivait Stanislas Adotevi, « le respect des coutumes » signifia souvent pour les Noirs « d’être eux-mêmes à l’ombre des cocotiers et de l’assistance technique41 ».
Comme le signale très lucidement Gaston Kelman, auteur d’un ouvrage savoureux contre l’exotisme dans lequel la société française veut enfermer les Noirs42, le cours d’ethnologie que livre Nicolas Sarkozy est décalé, car les jeunes Africains d’aujourd’hui ne l’ont pas attendu pour participer au monde métissé du xxie siècle, ils savent que les remontées dans la nuit des temps occultent les processus historiques concrets et ils ont d’autres préoccupations que de se complaire dans la remémoration des malheurs du passé. Amin Maalouf, auteur des Identités meurtrières43, rappelle souvent qu’un citadin africain a plus d’affinités avec un citadin européen ou asiatique qu’avec un de ses ancêtres de même couleur. Marc Bloch ne disait pas autre chose en soulignant que du point de vue de l’historien, « nous ressemblons plus à notre temps qu’à nos pères ». En Afrique les préoccupations dépendent des milieux sociaux : elles portent sur le vécu quotidien et ses impasses économiques et politiques. Les intellectuels, sans éluder la question des séquelles de la colonisation par-delà sa fin proclamée, attendent surtout la liberté de circulation, l’amélioration de leurs conditions de travail et d’expression et des partenariats dignes de ce nom44. Ces questionnements sont complexes et multiples. Le président français, dans sa prétention à « parler vrai », a choisi de se laisser porter par la houle de débats caricaturaux sur les clivages « chromatiques », dans des formulations dépassées, même si elles restent parfois prisées des forums censés médiatiser internationalement l’identité « black » à Paris. Les défis concrets de l’Afrique d’aujourd’hui ne sont évoqués que du bout des lèvres à la fin de sa conférence.
- *.
Directeur de la revue Afrique et histoire, il a coordonné, avec Bernard Salvaing, le numéro spécial d’Esprit sur l’Afrique en août-septembre 2005 : « Vues d’Afrique ».
- 1.
Libération : Raharimanana, B. Boris Diop et al., « Lettre ouverte à Nicolas Sarkozy », 10 août 2007 ; C. Coquery-Vidrovitch, G. Manceron, B. Stora, « La mémoire partisane du président », 13 août 2007 ; F. Brisset-Foucault, M. E. Pommerolle, E. Smith, E. Viret, « Géopolitique de la nostalgie », 14 août 2007 ; N. et S. Kourouma, « En mémoire de notre père » et B. Girard, « Les tribulations sarkoziennes en Afrique et l’histoire à l’école », 20 août 2007.
- 2.
Voir le site www.ldh-toulon.net, rubrique « Histoire et colonies », « Sarkozy et l’histoire ». Notamment : Achille Mbembe, « L’Afrique de Nicolas Sarkozy », 1er août 2007, et « France-Afrique : ces sottises qui divisent », 10 août 2007 ; Ibrahima Thioub, « Lettre à M. Nicolas Sarkozy », 8 août 2007 ; Mamadou Diouf, « Pourquoi Sarkozy se donne-t-il le droit de nous tancer et de juger nos pratiques… », 17 août 2007.
- 3.
Jeune Afrique, 5-11 août 2007, p. 40-47.
- 4.
A. Mbembe renvoie à son ouvrage De la postcolonie. Essai sur l’imagination politique dans l’Afrique contemporaine, Paris, Karthala, 2000, p. 221-230.
- 5.
Libération, 1er et 2 septembre 2007, p. 29.
- 6.
Le texte de cette conférence, qui se veut manifestement académique, dépasse 30 000 signes.
- 7.
Thabo Mbeki a été apparemment séduit. Voir P. Bernard, « Le président sud-africain Thabo Mbeki remercie M. Sarkozy pour son discours de Dakar sur l’Afrique », Le Monde, 14 août 2007.
- 8.
Ici même nous avions cité les explications stupéfiantes d’Hélène Carrère d’Encausse (plus connue pour ses écrits sur l’ancienne Union soviétique) sur la crise des banlieues de la fin de 2004 (J.-P. Chrétien, « Certitudes et quiproquos du débat colonial », Esprit, février 2006, p. 174-186). Le florilège serait plus épais encore sur la tragédie rwandaise.
- 9.
J.-P. Chrétien, « L’Afrique face aux défis du monde », Esprit, août-septembre 2005, p. 8-16.
- 10.
A. Mbembe, Afriques indociles, Paris, Karthala, 1988.
- 11.
John Iliffe, les Africains. Histoire d’un continent, trad. Paris, Aubier/Flammarion, 1997. Nous en suggérons la lecture aux conseillers de M. Sarkozy.
- 12.
Voir A. Ballouche et M. Rasse, « L’homme, artisan des paysages de savane », Pour la science, août 2007, p. 56-61 ; M.-C. Cormier-Salem, D. Juhé-Beaulaton, J. Boutrais, B. Roussel, Patrimoines naturels aux Suds. Territoires, identités et stratégies locales, Ird, 2005 ; M. Chastanet (éd.), Plantes, paysages d’Afrique. Une histoire à explorer, Paris, Karthala, 1998 ; J.-P. Raison et A. Dubresson, l’Afrique subsaharienne, une géographie du changement, Paris, Colin, 2003 ; J.-P. Chrétien et al., Histoire rurale de l’Afrique des Grands lacs. Guide de recherches, Paris, Karthala, 1983 ; H. Cochet, Crises et révolutions agricoles au Burundi, Paris, Karthala, 2001 (prix de l’Agence française de développement) ; J.-P. Chrétien et B. Jewsiewicki, Ambiguïtés de l’innovation. Sociétés rurales et technologies en Afrique centrale et occidentale, Québec, 1984, notamment « Économie coloniale, agronomie et paysanneries en Afrique noire (xixe-xxe siècles) », p. 1-24 ; E. Coulibaly, Savoirs et savoir-faire des anciens métallurgistes d’Afrique, Paris, Karthala, 2006.
- 13.
Conférence au Collège de France. Voir aussi son Histoire des paysans de France, Paris, Le Seuil, 2002.
- 14.
E. Weber, la Fin des terroirs, Paris, Fayard, 1983. Cet historien américain situe le tournant « moderne » des campagnes françaises aux années 1860-1880.
- 15.
Voir S. Gruzinski, les Quatre parties du monde. Histoire d’une mondialisation, Paris, La Martinière, 2004 ; J. Boulègue, les Luso-Africains de Sénégambie, xvie-xixe siècles, Lisbonne, Instituto de investigaçao cientifica tropical, 1989 ; T. Vernet, « Le territoire hors les murs des cités-États swahili de l’archipel de Lamu, 1600-1800 », Journal des Africanistes, n° 74, 1999, p. 381-421.
- 16.
Voir le catalogue de l’exposition Vallées du Niger, Paris, 1993 (coordonnée par le regretté Jean Devisse) : le ministre de la Culture de l’époque, Jacques Toubon, envisageait dans sa préface « une meilleure connaissance des peuples et de l’histoire de cette région ». Apparemment, il reste du pain sur la planche.
- 17.
E. M’Bokolo, Afrique noire. Histoire et civilisations, t. I, Paris, Hatier, 1995, p. 328-329.
- 18.
« Arno Klarsfeld défend la mission que lui a confiée Sarkozy sur l’histoire de la colonisation », Libération, 30 décembre 2005. On retrouve ce passage dans le discours de Dakar (la « culture » en moins…).
- 19.
J.-P. Chrétien, « De la modernité coloniale », Regards croisés, n° 16, Goma, janvier 2006 (n° spécial « Modernité manquée et pièges ethniques », association Pole, atelier régional de Bujumbura, mars-avril 2005), p. 7-11 ; id., « Certitudes et quiproquos du débat colonial », Esprit, février 2006, p. 174-186.
- 20.
Selon l’expression de Georges Balandier, « La situation coloniale : approche théorique », Cahiers internationaux de sociologie, 1951, p. 44-79.
- 21.
Par exemple J. Ruytinx, la Morale bantoue et le problème de l’éducation morale au Congo, publié par l’Université libre de Bruxelles en 1960.
- 22.
Assimiler ne signifiant pas « être assimilé », comme le souligne Senghor en 1945 dans Négritude et humanisme.
- 23.
Un aspect que reconnaît le discours de Nicolas Sarkozy : « La colonisation détruisit chez le colonisé l’estime de soi. »
- 24.
Voir C. Meillassoux, Femmes, greniers et capitaux, Paris, Maspéro, 1975.
- 25.
F. Cooper, Africa since 1940. The Past of the Present, Cambridge, 2002.
- 26.
J.-P. Chrétien, « Changement de regard des historiens (1950-2000). De la planète ethnographique aux défis du xxie siècle », dans Michel Sot (éd.), Étudiants africains en France, 1951-2001, Paris, Karthala, 2002, p. 137-146.
- 27.
M. Mbow a protesté le 23 août contre l’ignorance de l’histoire africaine que révélait le discours de M. Sarkozy.
- 28.
Voir la recension de ces travaux par C. H. Perrot (sous la dir. de), le Passé de l’Afrique par l’oralité, Paris, Ministère de la Coopération, La Documentation française, 1993.
- 29.
Esprit lui a consacré un texte d’hommage en août-septembre 2007 : Salim Abdelmadjid, « Joseph Ki-Zerbo : le Savant, le Politique et l’Afrique ». Voir aussi sur le site internet de la revue la bibliographie complète de Joseph Ki-Zerbo ainsi que le texte inédit d’une de ses dernières conférences sur les relations du monde arabe et de l’Afrique.
- 30.
B. Girard, « Les tribulations sarkoziennes en Afrique et l’histoire à l’école », art. cité.
- 31.
Sous le pseudonyme de R. Forscher, « L’Afrique dépouillée de son histoire », Politique Hebdo, 28 janvier 1971, p. 10-12.
- 32.
Hélène d’Almeida-Topor, Idées reçues. L’Afrique, Paris, Le Cavalier bleu, 2006, p. 25.
- 33.
Afrique et Histoire, n° 1, septembre 2003, éditorial : « Pourquoi l’Afrique, pourquoi l’histoire ? », p. 7-19.
- 34.
H. d’Almeida-Topor, Idées reçues…, op. cit., p. 13-17.
- 35.
G. Courade (éd.), l’Afrique des idées reçues, Paris, Belin, 2006, p. 35-38.
- 36.
S. Smith, Négrologie. Pourquoi l’Afrique meurt, Paris, Calmann-Lévy, 2003. Voir J.-P. Chrétien, « Faut-il être “afropessimiste” ? », Esprit, juin 2004, p. 171-175 ; et le dossier « Misères de l’afro-pessimisme », dans Afrique et Histoire, n° 3, mars 2005, p. 183-211.
- 37.
E. Mounier, l’Éveil de l’Afrique noire, Petite Renaissance, 2007 (« La route noire » du 11 mars au 23 avril 1947, suivie d’une synthèse sur les « Problèmes d’Afrique » et d’une lettre à Alioune Diop). Il effectuait une tournée de conférences pour l’Alliance française.
- 38.
Voir F. X. Fauvelle, J.-P. Chrétien et C. H. Perrot (sous la dir. de), Afrocentrismes. L’histoire des Africains entre Égypte et Amérique, Paris, Karthala, 2000.
- 39.
C. Walker, l’Impossible retour, Paris, Karthala, 2005.
- 40.
V. Mudimbe, l’Autre face du royaume, Lausanne, L’Âge d’homme, 1973. Voir aussi son décryptage de la « bibliothèque coloniale » dans The Invention of Africa, Indiana University press, 1988.
- 41.
S. Adotevi, Négritude et négrologues, Paris, 10/18, 1972.
- 42.
G. Kelman, Je suis noir mais je n’aime pas le manioc, Paris, Max Milo, 2004. Il s’est exprimé le 10 août dernier sur le site de « Marianne en ligne », en compagnie de Benjamin Stora (voir site internet Ldh-Toulon déjà mentionné).
- 43.
Amin Maalouf, Identités meurtrières, Paris, Livre de poche, 2001.
- 44.
C’est notamment le contenu de la lettre du professeur Ibrahima Thioub du 8 août, citée plus haut.