Le baron de Münchausen n’était pas à Washington
Les grands régulateurs autoproclamés de la planète se sont réunis le 15 novembre dans la capitale américaine pour « refonder » et « reconstruire » le système financier international ou même, dans une version plus grandiose encore, le capitalisme. Tout le monde ou presque est devenu « socialiste ». Le mal est identifié : la croyance naïve et coupable dans « l’autorégulation » des marchés. Le remède : la Régulation, consciente, dure et volontaire. Le monde va enfin se doter de règles qui vont assurer la liberté, la prospérité et la justice pour tous.
Il fut un temps où une certaine gauche française avait quand même plus d’intelligence. (Ah, où es-tu passé, Michel Rocard ?) Elle croyait possible de faire fond sur une vision complexe de la société sans pour autant renoncer à ses idéaux et à ses valeurs. Elle savait bien qu’on ne façonne pas un système social comme un architecte construit une maison, a fortiori s’il s’agit de l’économie mondiale.
Quel peut être le rôle du philosophe dans cette affaire qu’ont monopolisée les économistes, dont la science chancelle, et les hommes politiques, dont le volontarisme est loin d’être toujours servi par une rigueur morale et une autorité personnelle exemplaires ? Comme toujours, tenter d’éviter que le débat se noie dans des confusions conceptuelles. Essayons.
Archimède sans levier
Pour refonder l’édifice sans avoir d’abord à le détruire, il faut trouver le moyen de le soulever. Pour cela, il faut un levier et surtout un point d’appui extérieur, comme Archimède nous l’a appris. Ne le trouvant pas, les grands régulateurs s’auto-instituent en position d’extériorité. Molière a depuis longtemps tourné en ridicule cette outrecuidance dans l’inénarrable scène 3 de l’acte II du Bourgeois gentilhomme. Le maître de philosophie entendait arbitrer du haut de son magistère entre les prétentions du maître de musique, du maître à danser et du maître d’armes, chacun se battant pour que sa discipline soit reconnue comme la meilleure : on le voit bientôt se chamailler avec eux, la bagarre se déroulant maintenant à quatre et non plus à trois.
Comme dans toute panique, le défi est de prendre appui sur un point fixe extérieur. On le vit bien lorsque des mesures inouïes, mobilisant des ressources astronomiques destinées à « rassurer les marchés », produisirent tout simplement l’effet contraire. Les marchés conclurent que seule la panique pouvait expliquer qu’on en arrive à de telles mesures extrêmes. Ils ne crurent pas un instant à la rationalité proclamée de l’intervention. Parler de la « reconstruction du capitalisme » au moyen de la régulation des marchés est d’une naïveté confondante, car cela suppose le problème du point d’appui extérieur résolu.
Celui qui comprit bien avant tout le monde le paradoxe sur lequel butent aujourd’hui les apprentis régulateurs, ce fut Jean-Jacques Rousseau. Le problème politique, disait-il, c’est de « mettre la loi au-dessus de l’homme », alors même que c’est l’homme qui fait la loi, et qu’il le sait. Le pouvoir en démocratie émane du peuple, et cependant il n’est pouvoir que pour autant qu’il se présente en extériorité par rapport à lui. Rousseau saisit parfaitement le cercle vicieux dans lequel s’inscrit tout projet de (re)fondation :
Il faudrait que l’effet pût devenir la cause, que l’esprit social, qui doit être l’ouvrage de l’institution, présidât à l’institution même ; et que les hommes fussent avant les lois ce qu’ils doivent devenir par elles.
Application à la tourmente actuelle : pour sortir de la crise, il faudrait déjà en être sorti.
Ceux qui crient partout que le marché est incapable de s’autoréguler commettent une erreur de catégorie. Ils confondent l’ontologie et l’éthique. Le marché s’autorégule, même lorsqu’il entre en régime de panique : c’est une de ses propriétés essentielles, qu’il partage avec tous les systèmes complexes. Il s’autorégule en produisant sa propre extériorité, sous la forme de forces qui semblent s’imposer aux agents individuels alors qu’elles résultent de la synergie de leurs actions. Prisonniers de leurs métaphores architecturales, les refondateurs sont dans l’incapacité de percer cette énigme, qui est celle de l’autotranscendance ou de l’auto-extériorisation, dirait un philosophe, du bootstrapping, dirait un informaticien. Il faut remplacer Archimède par Münchausen. Tombé dans un marais, le célèbre baron réussit, dit-on, à s’en extraire en se tirant lui-même par les cheveux ou, dans une autre version, par les lanières de ses bottes (bootstraps). Ma proposition : envoyons Münchausen à la prochaine rencontre du G20.
Boucs émissaires
N’aimant pas les effets de ce spontanéisme, on peut le comprendre, les contempteurs du marché préfèrent en nier l’existence. C’est cela l’erreur de catégorie, qui engendre l’impuissance. Car ils se privent ainsi d’une force qu’ils pourraient mettre au service de leurs objectifs. Un projet de régulation n’a de chance d’aboutir que s’il s’articule sur l’ordre spontané, auto-organisé, des marchés et, au-delà, de la société civile. C’est l’art politique par excellence qu’ont, semble-t-il, oublié les politiques transformés en experts de l’économie.
Au lieu de cela, on multiplie les fausses oppositions hiérarchiques, entre économie « réelle » et économie financière, entre marché régulé et marché spéculatif, entre spéculation euphorisante et vente à découvert pour spéculation à la baisse. En distinguant les catégories pour mieux en ostraciser certaines – selon le cas et par ordre de spécificité croissante : l’économie financière, le marché spéculatif, la spéculation à la baisse –, l’analyse rationaliste de la crise rassure en désignant des coupables.
La lucidité et le courage en tant de crise demandent au contraire de repérer les vraies identités derrière les fausses différences.
Comme beaucoup, j’anticipais une crise grave du capitalisme. Trop de contraintes extérieures, trop de contradictions internes. La tenaille du changement climatique et de l’épuisement des ressources fossiles, la fuite en avant technologique, la crise mondiale de l’alimentation et l’épidémie de pauvreté, la course aux armements de destruction massive et leur prolifération, les inégalités croissantes et les humiliations prodiguées par les riches et les puissants, sources d’un ressentiment qui se répand de manière insidieuse à l’échelle globale : ça devait péter quelque part. Comme beaucoup, je m’attendais à l’explosion d’une bombe sale dans un grand centre mondial, provoquant une panique et une paralysie inouïes. Eh bien, la panique s’est produite, mais de façon purement endogène. Cela a pété là où le maillon était le plus faible : la confiance, le crédit, la finance. Rétrospectivement, c’est devenu évident, même si c’était avant pratiquement imprévisible.
L’erreur, aujourd’hui, serait de chercher des coupables chez les responsables du secteur qui a cédé le premier. Les financiers, certes, ne sont pas innocents, mais ils ne sont pas plus coupables que les responsables de l’économie dite « réelle ». Quelle erreur d’analyse que d’opérer des distinctions entre ce qui serait bien et ce qui serait au mieux un moindre mal ! Quelle débilité de bannir la spéculation à la baisse et de tolérer la spéculation euphorique ! C’est aussi subtil que d’honorer le messager de bonnes nouvelles en abattant par ailleurs celui qui en apporte de mauvaises.
L’économie financière serait le mal parce qu’elle serait le lieu de la spéculation, donc de l’illusion, à quoi échapperait l’économie réelle. Spéculation, speculum, miroir. Où sont donc les miroirs de la spéculation financière ? C’est dans le Traité de la nature humaine de David Hume qu’on trouve la réponse : « Les esprits des hommes sont des miroirs les uns pour les autres. » Le geste spéculatif consiste à acheter un bien, non pas parce qu’on y tient, mais parce qu’on escompte le revendre à quelqu’un qui le désirera encore plus que soi. Le miroir, c’est le regard que pose l’autre sur le bien qu’on acquiert. Dans l’univers des finances, le « bien » en question est le plus souvent une écriture dans un livre de comptes : une valeur, une action, une obligation, un titre, une monnaie. Or l’économie dite « réelle », même si elle porte sur des biens ou des services à l’existence matérielle avérée, est pour une grande part soumise à la même logique : nous désirons un objet parce que le désir d’un autre nous le désigne comme désirable. Un grand philosophe, ami de Hume, l’exprima fort bien. Il s’appelait Adam Smith. Il est encore aujourd’hui considéré par les économistes comme leur père fondateur, même si, ne l’ayant jamais lu, ils ignorent complètement sa leçon. Qu’est-ce que la richesse ? demande Smith dans un passage central de la Théorie des sentiments moraux, son plus grand livre : ce n’est pas ce qui assure notre bien-être matériel, une vie frugale y pourvoirait suffisamment. C’est tout ce qui est désiré par celui dont nous recherchons le regard sur nous, notre spectateur. Parce que l’une et l’autre reposent sur une logique spéculaire, l’opposition entre économie financière et économie « réelle » n’est pas sérieuse.
Ce qui est grave dans la crise actuelle et les réactions qu’elle suscite, c’est que les vrais problèmes qui minent le capitalisme passent à la trappe. Le monde attend en retenant son souffle le salut des grands argentiers de la planète dont le cerveau engourdi, pourtant, n’imagine rien d’autre que le retour à ce qui s’apparentait de toute façon à une marche à l’abîme.
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Ce texte développe une première réflexion présentée dans Libération, le 15 novembre 2008.