Revendications postcoloniales : un malentendu historique ?
Controverse
Revendications postcoloniales : un malentendu historique ?
Les prises de positions postcoloniales sont intervenues au cours de ces dernières années de manière croissante dans le débat public sur les questions liées à l’histoire, à l’immigration, à l’intégration, aux banlieues et à l’islam.
Le géographe de la revue Hérodote, Yves Lacoste, n’est guère favorable à une approche de ces questions dans les termes posés par les études postcoloniales. Le principal reproche qu’il leur adresse est de gommer l’importance majeure de la décolonisation. Il ne nie nullement l’existence d’un problème postcolonial, « relevant du social, du culturel et du politique » (p. 401) posé par la présence, dans la société française et dans ses villes, de banlieues pauvres et peuplées de Français ou d’immigrés en provenance des pays du Sud et, en particulier, des anciennes colonies françaises d’« Afrique du Nord » et d’« Afrique noire » (Y. Lacoste n’emploie pas à dessein le terme d’Afrique subsaharienne), nourrissant un fort ressentiment contre la France. Aussi, considère-t-il que c’est l’un des problèmes géopolitiques majeurs auquel est confrontée la société française. Sa conclusion ne laisse pas de doute sur son pronostic géopolitique. La France connaîtra une explosion des banlieues de grande ampleur, certainement bien plus grave qu’en 2005, en raison de la concentration des problèmes sociaux qui s’aggravent mais aussi en raison de l’enracinement d’un islam de plus en plus radical qui conduit ces Français ou ces immigrés à refuser de s’intégrer dans la société et dans la nation française (p. 410) tout en nourrissant en même temps un ressentiment envers cette dernière qui refuserait de leur ouvrir les bras. Ce problème géopolitique ne résulte pas seulement de la concentration spatiale des immigrés mais aussi « de la très large diffusion en France des représentations qui depuis quelques années stigmatisent rétrospectivement la colonisation » (p. 402). Y. Lacoste termine, droit dans ses bottes, par un plaidoyer républicain en faveur de la loi de la majorité. Les descendants de nos anciennes colonies ne forment qu’une minorité (10 % environ) de la population. Ils doivent, pour cette raison, accepter la loi commune qui est celle de la majorité et bien vouloir s’intégrer dans la nation dont il refuse de prendre congé au profit d’une société multiculturelle.
Pour développer ces idées, exprimées avec clarté, sans la langue de bois académique que l’on trouve en général sur ces sujets sensibles, Y. Lacoste développe son analyse géopolitique en trois parties. Il part du présent pour remonter dans le passé de façon à éclairer par la profondeur historique les problèmes actuels. Pour éclairer le post-colonial, sa méthode est celle du rétro-colonial, au sens de rétro-histoire.
À propos de…
• Yves Lacoste, la Question postcoloniale. Une analyse géopolitique, Paris, Fayard, 2010, 432 p.
La première partie, « La question postcoloniale en France », est centrée sur les banlieues et les émeutes de 2005. Elle s’inspire des travaux de Jérémy Robine sur le sujet1. Y. Lacoste aborde la question des « grands ensembles » construits à partir de la fin des années 1950 à la périphérie des grandes villes où se concentrèrent les immigrés nord-africains et subsahariens – il estime que le logement fut la seule véritable discrimination qui pesa sur ces populations – et qui devinrent des caisses de résonance des problèmes géopolitiques pourtant extérieurs (le Proche-Orient, les États-Unis, Israël…) et dans lesquels des jeunes Français d’origine étrangère se demandèrent peu à peu pourquoi ils étaient français, eux dont les parents étaient des Algériens et souvent des Kabyles ayant soutenu la guerre d’indépendance, avant de prendre leur distance avec le pouvoir en Algérie.
Pour l’auteur, cette interrogation ne reçoit pas les bonnes réponses dans ce regroupement de petits professeurs d’histoire-géographie égarés dans le communautarisme et de petits intellectuels a-classés, sans positions académiques et par conséquent contestataires, que sont les Indigènes de la République (depuis mai 2005, nombre de républicains agitent dans les journaux et sur les ondes le spectre communautaire des Indigènes de la République alors que ces derniers ne s’expriment jamais dans la presse). À ses yeux, ces demandes ne font que nourrir un ressentiment. Pour faire, enfin, comprendre à ces sauvageons cette ironie de l’histoire qui fait des enfants d’anciens nationalistes algériens, des Français – il oublie de dire que ce sont des binationaux –, Yves Lacoste voudrait prendre par la main le postcolonial de banlieue, mal instruit, et faire avec lui un petit tour de la décolonisation puis de la colonisation du Maghreb et de « l’Afrique noire » dans les années 1950 et 1960.
Dans la deuxième partie bien plus convaincante, « Les luttes pour l’indépendance », le géographe, qui fait partie de la génération des combats pour les indépendances, montre avec pédagogie combien les indépendances, obtenues par des guerres ou par des négociations, furent des ruptures majeures que les études postcoloniales sous-estiment complètement puisqu’elles font un pont par-dessus ces dernières entre la situation des colonisés dans les colonies et celles des Français issus de l’immigration ou bien des personnes immigrées en France comme si de nouveaux États souverains n’étaient pas apparus. Il contribue enfin lui, Yves Lacoste, le patriote français, à restaurer auprès de son fils ou petit-fils, l’image du père au chômage, de plus un grand-père reparti finir ses jours au bled, souvent ancien militant de la cause nationale, pour lui dire combien il peut être fier du paternel. Yves Lacoste met en évidence avec beaucoup de justesse la conjonction de deux mouvements. La période d’accession à l’indépendance et la décennie qui suivit coïncidèrent avec celle de l’accélération de l’émigration vers la France. L’histoire est en effet un ensemble de mouvements dialectiques. En se focalisant sur la Kabylie, il explique l’émigration vers l’ancienne puissance coloniale par les dissensions à l’intérieur du camp nationaliste et par les problèmes culturels et linguistiques, qui ont forcé, selon lui, de nombreux Algériens à partir en France. Ce n’est sans doute pas faux. Mais dans les années 1960 et 1970, après les indépendances, il fallait bien vivre. L’indépendance politique n’a pas levé l’hypothèque de la dépendance économique et du sous-développement. Ce sont ces deux facteurs, ainsi que les besoins de main-d’œuvre de l’industrie française, qui expliquent avant tout l’émigration vers l’ancienne colonie, en particulier de la Kabylie, région particulièrement pauvre. Elle était, pour cette raison, la plus ancienne région d’émigration vers la métropole depuis l’entre-deux-guerres. C’est pour cette même raison que les Français originaires de Kabylie ne sont pas dans le « postcolonial » et ne l’ont d’ailleurs jamais été car, à leur époque, la question « raciale » n’avait pas encore recouvert la question sociale. Ils se sont intégrés dans la société et la nation française à la différence des Africains plus récemment arrivés en France.
La troisième partie, « Les conquêtes coloniales », achève son parcours rétrohistorique. Y. Lacoste présente les modalités de la conquête des deux plus grands empires ultra-marins de l’histoire, l’empire espagnol et l’empire britannique. Puis il s’attache aux conquêtes coloniales françaises, l’Algérie, l’Afrique noire, le Maroc, pour finir par distinguer le bon colonialisme à la Lyautey du mauvais colonialisme à l’algérienne, si bien que les Marocains n’auraient pas un mauvais souvenir de la colonisation (p. 396) à la différence des Algériens. Pourquoi pas !
Si l’on partage l’idée qu’en n’accordant pas à la décolonisation une place majeure, les tenants du postcolonialisme sont d’une certaine façon toujours dans la colonie, le rappel à l’ordre républicain d’Yves Lacoste dans le prolongement de Vive la nation, livre écrit en 1997 en réaction à l’appropriation mensongère de ce thème par le Front national, est plus incantatoire qu’opérant dans la société multiple qu’est devenue la France. Or, dans cette dernière, l’intégration n’obéit plus au schéma du passé, la lente et progressive agrégation des gens d’ailleurs au corps national français, sur deux générations en gros. Le problème est que nous ne savons pas à quelle règle elle peut bien obéir. Il y a, en revanche, une chose que nous savons. S’il y a une question postcoloniale aussi prégnante en France, c’est en raison des choix politiques, sociaux et urbains qui ont laissé depuis les années 1970 se concentrer une population très pauvre dans certaines parties du territoire. Yves Lacoste le dit. Mais il n’en tire pas les deux principales conclusions : d’une part, l’application, pour le coup républicaine, de l’article 55 de la loi Solidarité et renouvellements urbains (Sru) du 13 décembre 2000, instaurant le principe de 20 % de logements sociaux dans chaque commune de nature à favoriser la mixité sociale et, d’autre part, la péréquation entre les communes de la fiscalité locale et foncière pour donner aux communes les plus pauvres des moyens d’action.
On peut préférer le garde-à-vous républicain et patriotique, une posture qui se généralise chez les intellectuels, et faire l’économie de l’examen des solutions à la part sociale de la question postcoloniale.
Jean-Pierre Peyroulou
Coup de sonde
Histoire et révélation : le cas Jésus
Der sogenannte historische Jesus… (« celui qu’on appelle le Jésus historique » ou « Jésus de l’histoire »). Tout étudiant sérieux en théologie a lu ou entendu un jour cette formule de l’exégète allemand Martin Kähler à la fin du xixe siècle. Le titre complet de son livre de 1892 est celui-ci : Der sogenannte historische Jesus und der geschichtliche biblische Christus (« Celui qu’on appelle le Jésus historique et le Christ biblique historique »). Le français n’a qu’un seul mot, « historique », pour traduire historisch et geschichtlich, et on a trouvé les formules « Jésus de l’histoire » et « Christ de la foi » pour signifier la différence entre l’homme « réel » qui est né et a vécu en Palestine avant de mourir sur une croix il y a deux mille ans, et le Christ, l’envoyé de Dieu, le Messie, objet de la foi des apôtres après sa résurrection – une foi « post-pascale » donc, qui marque la rédaction des évangiles de part en part et met toujours en mouvement les croyants d’aujourd’hui. Toute la question est : que peut-on encore savoir du Jésus historique (historisch)? Kähler, précisément, s’élève contre cette distinction, qui ne correspond pas à l’expérience : celui qui nous atteint encore historiquement (geschichtlich) quand nous lisons les évangiles, c’est Jésus le Christ, l’un et l’autre indissociablement. Seul le travail des historiens modernes est à l’origine d’une distinction ruineuse pour la foi.
Dichotomie pourtant inévitable : la recherche historique moderne sépare, compare les documents, évalue les sources, vérifie l’authenticité des faits, des paroles… Pour Jésus, une fois qu’on a admis son historicité (à quoi se refuse encore une petite minorité), reste encore à établir ce qui est historique dans les récits évangéliques, à s’entendre sur ce qu’on appelle « historique » (le récit « historique vrai » de Jésus n’est pas encore le « Jésus réel ») – et sur son importance « pour nous ». On imagine mal la subtilité des travaux exégétiques pour décortiquer cette affaire. Aux yeux de Bultmann et des siens, entre 1930 et 1950, on ne pouvait pratiquement plus rien savoir de l’histoire de Jésus, mais c’était devenu presque sans importance puisque ce qui compte, c’est ce qu’il signifie encore pour le chrétien et la décision existentielle qu’il entraîne de sa part. Bultmann venait après une longue phase de recherches critiques, dont la préhistoire remonte à Spinoza et à l’oratorien Richard Simon, qui débute vraiment avec Reimarus (mort en 1765), est ponctuée par le scandale, en 1835, de la Vie de Jésus de David Friedrich Strauss, se poursuit avec Renan et les exégètes libéraux allemands ; la vision rationaliste morale de ces derniers est troublée au tournant du xxe siècle par la découverte du « secret messianique » selon Marc par William Wrede, et enfin ébranlée par la mise en évidence des aspects eschatologiques-apocalyptiques (i. e. « irrationnels ») par Johannes Weiss et Albert Schweitzer.
À propos de…
• David Gowler, Petite histoire de la recherche du Jésus de l’histoire, Paris, Cerf, coll. « Lire la Bible », 2009, 236 p., 23 €.
• John P. Meier, Un certain juif, Jésus. Les données de l’histoire. I. Les sources, les origines, les dates. II. La parole, les gestes. III. Affrontements, attachements, ruptures. IV. La Loi et l’amour, Paris, Cerf, (I) 2005, 496 p., 35 €. (II) 2005, 1 309 p., 80 €. (III) 2006, 739 p., 50 €. (IV) 2009, 743 p., 60 €.
En fin de compte, le tournant bultmannien prend acte de ce que la quête de l’histoire de Jésus mène à une impasse : quelle que soit la quantité d’historicité qu’on accorde au personnage historique (historisch) Jésus, on sera toujours confronté à la « décision » par rapport à lui, c’est-à-dire par rapport à la révélation chrétienne d’une incarnation de Dieu. Pour un élève de Heidegger comme Bultmann, l’appui sur l’historicité pour croire pourrait même confiner tout simplement à l’« inauthenticité ». On peut donc comprendre que Bultmann, remarquable exégète par ailleurs, ait séduit…, même si dès la seconde génération bultmannienne, à partir de 1950 (Käsemann, Bornkamm, Conzelmann, Robinson, Jeremias…), on fait remarquer qu’en enlevant toute importance au Jésus de l’histoire, Bultmann finit par rendre problématique les liens et la continuité avec le Christ de la foi. À la limite, en suivant Bultmann, on pourrait en effet donner à penser que ceux qui ont annoncé la bonne nouvelle du Christ (le kérigme) ont pu raconter n’importe quoi à propos de Jésus ; de surcroît, on ne voit plus l’originalité du message évangélique, et le Christ de la foi qui provoque le choix « entre le bien et le mal » risque de relever fortement de la subjectivité de tous ceux qui se décident pour lui, ou d’être noyé dans une option générale pour « Dieu ».
On est alors dans les années 1960-1970. L’histoire qui précède est rappelée dans ses grands traits, de manière alerte, par J. Gowler. Il est très anglo-saxon cependant, et très « domaine protestant ». Rien, par exemple, sur l’oratorien Richard Simon, grand précurseur, à l’égal de Spinoza au xviie siècle2, ni Alfred Loisy et les conflits dans l’Église catholique à propos de l’exégèse critique. Passons. Gowler continue en présentant de façon plus approfondie les tendances de la recherche contemporaine américaine et allemande, et les débats qu’elles ont suscités et suscitent toujours : Jésus, prophète de la restauration eschatologique d’Israël, thèse fortement fondée sur l’assise juive de Jésus (E. P. Sanders) ; Jésus, paysan juif méditerranéen assez proche d’un philosophe grec cynique (J. D. Crossan) ; ou encore Jésus, prophète eschatologique dans la ligne du prophète Élie (J. P. Meier) ? Plus frappants que le résultat sont les méthodes et les raisonnements de ces chercheurs, que Gowler expose avec une relative minutie. Mais le chapitre le plus curieux sinon le plus concluant est sans doute celui qui est consacré aux travaux du Jesus Seminar, une assemblée de spécialistes qui commence à se réunir dans les années 1980 pour délimiter ce qui est vraiment « historique » ou « authentique » dans les évangiles. Pour ne pas prolonger à l’infini les discussions, ils mettaient aux voix le jugement des participants sur ce qu’ils considéraient comme historique ou non dans les récits et les versets évangéliques… Le Seminar suscita des controverses houleuses, voire la fureur du public par sa radicalité : refusant tout surnaturel comme « non historique »,
le Seminar, par exemple, concluait que Jésus n’était pas né d’une vierge et que son père était Joseph ou quelque autre personnage de sexe masculin qui avait séduit ou violé Marie… Il ne prétendait pas être le Messie, il a été exécuté pour trouble à l’ordre public, son corps s’est décomposé, il n’est pas ressuscité des morts avec son corps et il n’y a pas eu de tombeau vide.
Le Seminar a subi de justes critiques pour des faiblesses théoriques évidentes, mais on peut avoir de l’estime pour sa volonté de « déballer » en public les débats et les résultats « scandaleux » de l’exégèse biblique, en général cantonnés aux colloques universitaires. Gowler termine son livre en présentant le « Jésus » de Gerd Theissen, qui a le grand mérite d’intégrer l’histoire sociale et culturelle de l’époque de Jésus et du premier siècle (cette histoire faisant elle-même l’objet de recherches complexes, avec de nombreux débats à la clef). Theissen est connu en France par un livre remarquable et remarqué, qui mêle l’histoire à la fiction ; intitulé l’Ombre du Galiléen3, il s’appuie sur des connaissances socio-historiques4. Ce « Jésus » est, selon Gowler, « le prophète eschatologique du changement social ».
Comme on le voit, on a un kaléidoscope d’interprétations de ce que fut le Jésus historique. Il en naît forcément un sentiment de tournis, ou de lassitude voire d’exaspération, ou encore une impression d’arbitraire, et donc aussi l’idée qu’il faut prendre ses jambes à son cou et s’éloigner au plus vite de ce théâtre où ne subsiste plus que « l’ombre du Galiléen », où l’on nous « enlève Jésus », selon une rumeur répandue. Réaction compréhensible, vérifiée du reste si l’on considère l’indifférence du public croyant ou non pour ces travaux, le refus fondamentaliste viscéral devant toutes ces recherches, le recul et la méfiance des responsables religieux – même s’ils ne considèrent pas tous que l’exégèse critique fait perdre la foi –, et finalement l’incroyance affichée de plusieurs de ces chercheurs par rapport à Jésus comme « Christ ». Réaction injuste cependant, car beaucoup de ces travaux sont remarquables et témoignent finalement de l’intérêt soutenu pour un personnage de l’histoire nommé Jésus.
Ce n’est pas parce que John P. Meier, professeur à l’université Notre-Dame (Indiana), est toujours prêtre catholique qu’il faut recommander de le lire, mais parce que son livre en quatre tomes (pour l’instant), Un certain juif, Jésus. Les données de l’histoire, est traduit exceptionnellement en français, et parce que c’est un livre en effet exceptionnel qui synthétise ce que signifie, au-delà de ses options et de ses résultats particuliers, le travail historique et critique sur le Nouveau Testament, en particulier les récits évangéliques. Ou encore, si le livre de Gowler est une présentation des travaux de la recherche sur Jésus, celui de Meier présente cette recherche en action sur le texte proprement dit et en débat avec une foule d’autres interprètes. Jesus, A Marginal Jew : tel est le titre anglais. Il se peut qu’« un certain juif » évite une ambiguïté en français, mais « marginal » donne le sens de l’interprétation de Meier : Jésus était « différent », ou « unique », tout en intégrant dans sa personnalité complexe plusieurs rôles spécifiques liés à la tradition d’Israël et à l’époque où il est apparu : exorciste et guérisseur, maître de sagesse et de morale, enseignant avec des disciples et rassemblant une communauté, prophète eschatologique. Mais ce n’est pas sur ses résultats que Meier est vraiment original. Il est plus passionnant de le suivre pas à pas sur sa manière de raisonner pour discriminer entre les « données de l’histoire », en fonction de règles ou de critères d’interprétation qu’il énumère et explicite au début. Le fait qu’il soit catholique ajoute en fin de compte un piment supplémentaire. Dans le tome 1, il note par exemple, ce qui coule de source mais n’est pas toujours allé de soi, qu’en tant qu’historien il n’a rien à dire sur la « conception virginale » de Marie (le fait qu’elle était vierge en enfantant) : c’est un thème qui relève purement d’une logique théologique (i. e. né d’une réflexion ultérieure de la communauté sur la naissance du Christ). Mais sur un point à propos duquel les exégètes peuvent se prononcer, Meier est net : il affirme que pour un historien et un philologue, « l’opinion la plus probable est que les frères et sœurs de Jésus étaient vraiment ses frères et sœurs » (et non pas ses cousins, comme le voudrait la tradition de l’Église). Il n’y a pas si longtemps, Jacques Duquesne s’était fait taper sur les doigts par l’épiscopat français à cause d’un livre – grand public – sur Jésus où il déclarait cette opinion…
Au départ, Meier voulait faire un livre en un volume. Il en est à quatre, chacun de taille considérable, avec un appareil de notes substantielles qui représente chaque fois près de la moitié de chaque volume. Un cinquième tome est attendu, sur les événements de la mort de Jésus. Ce serait décourageant si le tout n’était écrit avec cette simplicité et cette clarté anglo-saxonnes que nous louons parfois à tort, mais dont on peut faire l’éloge ici sans rechigner. Qui veut avoir une idée précise de ce que disent aujourd’hui les exégètes de l’historicité des évangiles verset par verset, doit lire Meier.
Jean-Louis Schlegel
Librairie
Herta Müller, LA BASCULE DU SOUFFLE, Trad. de l’allemand par Claire de Oliveira Paris, Gallimard, coll. « Du monde entier », 2010, 19, 90 €
Dans ce quatrième roman traduit en français, un an après sa publication en Allemagne, Herta Müller, prix Nobel de littérature 2009, oscille entre chronique factuelle et lyrisme insolite pour narrer le quotidien sordide des camps de travail en Urss à la fin de la Seconde Guerre mondiale. En janvier 1945, le héros du roman, Léopold, jeune homosexuel de dix-sept ans qui rêvait de quitter le cadre étriqué de son village germanophone de Transylvanie, est arrêté par la police roumaine et envoyé dans un camp en Ukraine. Il fait partie des quelque cent mille membres de la minorité allemande de Roumanie que l’Union soviétique réclame à son nouvel allié pour punir une population accusée d’avoir soutenu l’envahisseur nazi et obtenir des réparations de guerre en nature.
Commencé en collaboration avec le poète oulipiste germano-roumain Oskar Pastior, lui-même prisonnier dans un camp de 1945 à 1949, le livre se transforme, après son décès en 2006, en un récit à la première personne. Pour compléter sa documentation, Herta Müller s’appuie sur les témoignages d’anciens déportés de son village natal, Nitchidorf, et sur sa propre histoire familiale : son père était un soldat de la Waffen-SS et sa mère passa cinq ans dans un camp de travaux forcés.
Dans la Bascule du souffle, Herta Müller joue de la collusion entre l’intime et l’universel, de la tension entre ses deux langues de référence – l’allemand parlé à la maison et le roumain appris à l’école – et du dialogue surprenant entre beauté et barbarie pour inventer une écriture puissante et rude qui, défiant toute classification, plonge au cœur d’un univers fragile où la terreur règne et où l’étrangeté devient la norme.
Herta Müller est née en 1953 dans la plaine du Banat, à l’ouest de la Roumanie, au sein de la communauté des Allemands d’origine souabe qui y étaient installés depuis plus de deux siècles. Après avoir étudié les littératures roumaine et allemande à l’université de Timisoara où elle rencontre son mari, l’écrivain et essayiste Richard Wagner, Herta Müller travaille comme traductrice dans une usine de machines avant d’être renvoyée pour avoir refusé de collaborer avec la Securitate, la police secrète roumaine. Tout en donnant des cours de langues, elle se rapproche de l’Aktionsgruppe Banat, groupe d’intellectuels roumains d’origine allemande qui luttent pour la liberté d’expression. En 1982, elle publie un premier livre, Niederungen5, immédiatement censuré puis, comme ses textes suivants, interdit de publication en Roumanie. En 1987, grâce aux pressions exercées par l’Union des écrivains de Rfa et par le Pen Club, Herta Müller peut émigrer avec son mari en Allemagne où elle poursuit son travail de romancière et d’enseignante. Elle vit actuellement à Berlin.
La Bascule du souffle est un roman exigeant dont la dureté implacable coupe littéralement le souffle, tout comme la cruauté qui règne dans les camps de travail oblige parfois les protagonistes à suspendre leur respiration. Mais il se lit aussi comme un poème sublime dont l’esthétisme des images, le rythme lancinant des phrases, la mélopée renouvelée des mots transcendent la dimension tragique du témoignage.
La Bascule du souffle, comme les précédents livres traduits en français, est marqué par l’empreinte historique du monde totalitaire, où l’individu lutte pour maintenir des repères illusoires, toujours contredits par la violence des faits.
Dans la Bascule du souffle, Herta Müller évoque la condition des Germano-Roumains comme elle le fait dans L’homme est un grand faisan sur terre6 où elle s’attache à décrire les compromis du meunier Windisch et de sa famille dans un petit village et leurs rêves d’émigration.
Elle décrypte les stratégies de survie dans le camp comme elle raconte dans la Convocation7 l’humiliation, le harcèlement subis par une jeune ouvrière sous le régime Ceaucescu ainsi que ses efforts constants pour ne pas se laisser détruire par les menaces.
Elle détaille le quotidien dans des situations extrêmes tout comme dans Le renard était déjà le chasseur8, elle insiste sur l’existence ordinaire d’Adina et de Clara, pourtant en proie aux doutes, aux risques de trahison, à l’espionnage.
Les sentiments de désespoir, d’enfermement, d’insécurité prennent place dans un contexte qui en dénonce la pesanteur ou l’absurdité. Le lieu clos – un camp de travaux forcés plutôt qu’une communauté rurale ou une ville –, la connaissance de la durée et de l’issue de la persécution – Léopold, narrateur du récit, a passé cinq années dans le camp – intensifient l’impression étouffante de proximité.
Tout concourt à faire de la banalité le vecteur premier de l’oppression. Le récit neutre de scènes intolérables, décrites dans leurs moindres détails, avec des mots crus et des phrases épurées, fait du camp de travaux forcés un monde concret où il s’agit de trouver les réponses pratiques les plus appropriées ou les moins coûteuses en termes de fatigue physique ou morale : ainsi laisser les cadavres geler en hiver évite de creuser une tombe et permet de les glisser simplement dans un trou.
Le découpage du roman en petits chapitres brefs qui décryptent de manière aseptisée des séquences répétitives, tels les rassemblements, les vols, les exécutions, les maladies, les disparitions, rend familier ce qui relève de l’inacceptable et constitue pourtant, pour les prisonniers, autant de repères indispensables.
Le nombre important de titres qui évoquent une matière ou des outils (le ciment, le charbon, le bois, la ouate, la pelle, les parpaings de mâchefer) souligne la part importante du factuel dans cet univers coercitif. Herta Müller décrit avec une minutie quasi obsessionnelle ces éléments, rendant plus poignantes encore les conditions de leur utilisation : seuls les objets ont un sens et ce sens contribue à l’avilissement et à la destruction de l’homme.
La faim elle-même est décrite comme un objet qui vient hanter les prisonniers et guider leur conduite : l’avocat vole la soupe de son épouse ; le pain, sous forme de croûtons ou de mie, « pain du jour » ou « pain des joues » a une valeur d’échange variable.
Si Herta Müller relate ces épisodes sans aucun affect, elle les pare en même temps d’une poésie d’autant plus bouleversante qu’elle est en décalage. Les protagonistes fabriquent en paroles des aliments, se rappelant leur enfance, et inventent des contes pour « rallonger » la soupe car tout finit par se mesurer en grammes de pain. La faim n’est plus l’élément qui menace la survie mais celui qui la permet car, en un sens, elle perpétue le lien avec le monde d’avant.
Herta Müller excelle à déplacer les attentes du lecteur, rendant incroyablement poétiques des scènes pathétiques : quand Léopold trouve dix roubles, il réussit à les dépenser en victuailles vite englouties pour vomir aussitôt et retrouver avec soulagement cette sensation habituelle d’un estomac vide. Le bonheur, la bonté, l’espérance, la mort prennent ainsi des acceptions déroutantes qui ajoutent, par le lyrisme de leur expression, à l’horreur de la réalité.
Herta Müller décline au singulier un homme qui survit jour après jour et, sans jamais la poser, soulève la question universelle de la condition humaine. Léopold dialogue davantage avec les animaux, imaginaires ou réels – les chiens noirs, le lièvre blanc, un cochon blanc qu’il chevauche pour rentrer chez lui, un cygne dont le chant résonne – qu’avec les humains, recroquevillés en eux-mêmes et réduits à une carapace vide et exsangue qui, précisément, n’a plus rien d’humain.
La prophétie de sa grand-mère « je sais que tu reviendras » accompagne Léopold tout au long de son incarcération au camp. Mais peut-on revenir sans être vraiment parti ? Herta Müller, dans ce roman sombre et lumineux, sans concession, avec des mots simples, cruels et poétiques à la fois, cherche la vérité de ceux que l’histoire a abîmés.
Sylvie Bressler
Philip Roth, INDIGNATION, Paris, Gallimard, 2010, 197 p., 17, 90 €
Ce roman aurait pu s’intituler « L’effet papillon ». Il y est question d’un jeune homme, Marcus Messner, qui va perdre le contrôle de sa propre vie au terme d’une série d’événements, tous finalement assez banals mais dont l’enchaînement va prendre le visage du destin.
Nous sommes à Newark en septembre 1950. Depuis deux mois, les forces communistes ont pénétré en Corée du Sud et Marcus vient d’entrer en première année à l’université Robert Treat. Son père, un petit boucher kasher, change brutalement d’attitude à son égard suite à la venue du plombier qui, tout en réparant les toilettes du magasin, raconte que son fils, Eddie, lui a emprunté sa voiture sans le prévenir pour aller jouer au billard en Pennsylvanie. À compter de cet instant, le père de Marcus devient la proie de « visions apocalyptiques ». Tremblant à chaque instant qu’il arrive malheur à son fils, il mène à celui-ci une vie impossible, allant même jusqu’à changer les serrures de la maison afin de vérifier l’heure à laquelle il rentre, devenant fou pour vingt minutes de retard. Il lui serine inlassablement que « le plus petit faux pas peut avoir des conséquences tragiques » (p. 22). Il ne croit pas si bien dire. Lassé de ne pouvoir que « hurler de rage impuissante » devant une telle conduite, son fils décide de partir poursuivre ses études à Winesburg9, une petite université conservatrice perdue au fin fond de l’Ohio, première décision d’une série qui va le mener à sa perte.
En effet, loin de s’épanouir dans cet établissement tout droit sorti du xixe siècle, aux cours carrées et aux murs couverts de lierre, Marcus va se trouver rapidement en butte à des camarades grossiers ou pédants, et de surcroît antisémites pour certains. Incapable, pour le dire comme son père, de « fermer sa grande gueule », il va progressivement se brouiller, souvent à juste titre, avec presque tout le monde : avec ses compagnons de chambre successifs (il demande à déménager à deux reprises) et avec ses condisciples juifs en refusant d’adhérer à l’une des deux seules fraternités (sur douze) où ceux-ci peuvent se retrouver. Mais également avec le doyen, personnage médiocre, pétri de préjugés réactionnaires, à qui il va démontrer lors d’un entretien l’inanité de ses opinions, puis lui jeter à la figure l’admiration qu’il éprouve pour l’athéisme de Bertrand Russell avant… de vomir sur son bureau, victime d’une crise d’appendicite. Mais Winesburg, c’est aussi pour Marcus la découverte crue et rapide de la sexualité. Il y fait la connaissance d’une certaine Olivia, fille d’un médecin, qui a tenté de se suicider en se tailladant les veines d’un poignet.
Suite à l’hospitalisation consécutive à sa crise d’appendicite, sa mère débarque à l’hôpital où elle annonce à son fils que l’état de son mari empire, que ses crises d’angoisse se multiplient, que sa vie est devenue un enfer et qu’elle a décidé de divorcer. Elle fait également la connaissance d’Olivia et remarque immédiatement la cicatrice que celle-ci porte au poignet. Sa réaction ne se fait pas attendre. En manipulatrice consommée, elle propose à Marcus un marché : elle ne divorce plus mais lui demande, en échange, de rompre avec Olivia. Comme se le dit très vite son pauvre fils, dépourvu des ressources psychologiques nécessaires pour refuser un tel chantage : « Je lui ai fait une promesse que je ne pourrai jamais briser, et la tenir va me briser, moi » (p. 153).
Pendant ce temps, la guerre fait rage autour du 38e parallèle et Marcus sait qu’un renvoi de l’université serait synonyme pour lui d’une mobilisation immédiate. Le suspens n’est pas le ressort essentiel du livre car le lecteur apprend, dès la page 55, que l’histoire dont il suit les méandres lui est en fait racontée par un jeune homme sous l’emprise de la morphine, un garçon d’à peine vingt ans qui est en train de mourir sur le flanc d’une colline coréenne après avoir eu le ventre déchiqueté à coups de baïonnettes.
Alors qu’il est sur le point de basculer de « l’autre côté » et que, depuis longtemps, il ne sent plus son corps, il revient en boucle sur la brève histoire que fut sa vie. Réduit à l’état de pure mémoire, il se demande si l’éternité ne sert qu’à ruminer les moindres détails de toute une existence. Il dit découvrir que la mort n’est pas un « néant sans fin » mais « une mémoire cogitant sur elle-même pendant des temps sans fin » (p. 56). Une remémoration perpétuelle, une réminiscence sans terme, une remontée continue vers le passé, « et un jugement sans fin, non parce que quelque divinité vous juge, mais parce que vos actions sont tout le temps jugées, de façon obsédante, par vous-même » (p. 57). Et nous cheminons avec lui, être désincarné par les anesthésiants, sur la frontière du néant, dans un monde sans horloges où nous revivons obsessionnellement et avec une précision hallucinante ses dix-neuf petites années de vie.
Ce n’est qu’au terme du livre que nous prenons congé de ce compagnonnage tragique mais jamais macabre lorsque Philip Roth nous annonce que désormais tout est accompli, qu’« ici s’arrête la mémoire ». « Maintenant il était bien mort, de l’autre côté, affranchi une fois pour toutes des souvenirs provoqués par la morphine, victime de son ultime combat, le plus féroce et le plus horrifiant de tous » (p. 190). Comme si pour l’auteur, mourir c’était sortir de la « caverne de la mémoire » (p. 58), être enfin délivré de ses propres souvenirs.
Son père, le brave et frustre boucher de Newark, dont Philip Roth brosse un portrait bouleversant, l’avait prévenu : les décisions les plus banales peuvent avoir les conséquences les plus disproportionnées.
Mais que faire d’un tel conseil quand on a 18 ans ? Qu’on est un garçon trop gentil qu’une éducation étouffante a privé de discernement ? Qu’on est, pour tout dire, un pauvre idéaliste perdu dans un monde dont on ne comprend pas les règles ? Le brave Marcus s’indigne en permanence, et on l’approuve presque toujours. Mais son véritable tort est d’être trop soumis en famille et trop cassant à l’université. Indignation est une véritable tragédie en ce que tout se ligue objectivement contre lui : la façon dont son père lui assène ses conseils, le comportement de la vénéneuse Olivia, l’ignorance crasse de ses condisciples… Mais ce misérable petit tas de secrets n’ouvrirait pas sur la nuit si le chemin de Marcus ne croisait pas, d’une certaine façon, ceux de Truman, de Mac Arthur ou de Mao, si son histoire personnelle n’était pas, alors qu’il a encore toute la vie devant lui, happée par le premier conflit de la guerre froide.
Au sommet de son art, Philip Roth nous livre, à la suite de ses autres romans courts comme La bête qui meurt, Un homme ou Exit le fantôme10…, un texte éblouissant sur l’irréductible complexité de ce qui détermine chacune de nos existences.
Jean-Paul Maréchal
Paul Virilio, LE GRAND ACCÉLÉRATEUR, Paris, Galilée, 2010, 100 p., 17 €
Avec une rare constance Paul Virilio poursuit le tracé de son sillon théorique (après l’effacement de la géographie, c’est à l’histoire, et par conséquent au temps, que les « progrès » techniques s’attaquent). Il tient avec davantage de sûreté le soc de sa charrue, convaincu qu’il est de la justesse de sa thèse, grandement confirmée par l’actualité, ce « paysage d’événements » auquel, jadis, il a consacré un ouvrage d’une grande perspicacité (Galilée, 1996). Il est le premier, du moins en France, à constater les « dégâts » de la vitesse et de l’accélération continue et revendiquée, à dénoncer ce seul critère du « mieux » qu’est le « plus vite », et à réclamer, non pas un arrêt du temps (comment cela serait-il possible ?) mais une maîtrise individuelle, une combinaison heureuse de temps différé et de lenteur goûtée instant par instant.
Son analyse critique ne date pas d’hier : en 1977, il publie Vitesse et politique, puis en 1995, la Vitesse de libération, en 2005, l’Accident originel et en 2009, le Futurisme de l’instant. Ces ouvrages témoignent de son entêtement à saisir les ressorts du phénomène de l’accélération. Parallèlement à ce « temps critique », il examine minutieusement « l’espace critique » (titre d’un de ses essais en 1984 et de la collection qu’il dirige chez Galilée et où il publie, en 1974, Espèces d’espaces de Georges Perec), d’où ses ouvrages prémonitoires sur l’Insécurité du territoire et la Ville-panique… Il tient les deux bouts de ce qui participe à l’humanité de l’humain, le temps et l’espace, qui s’altèrent chaque jour un peu plus sous les coups répétés des « progrès » et de leurs « accidents », car les uns ne vont pas sans les autres !
Ce nouvel essai s’inscrit donc dans la continuité des réflexions de Paul Virilio sur la dromologie (science de la vitesse, de dromos, en grec qui veut dire « course »), l’écriture est vive, volontiers polémique, c’est un texte de combat qui cultive les invectives et les formulations « sloganesques » que tout « révélationnaire » (c’est ainsi que l’auteur se présente) doit pratiquer. Exemples ? Voici :
Ainsi, après l’effraction géométrique et topographique des distances nous assistons à l’effraction des délais nécessaires à la connaissance effective comme à la mémoire des faits ; la fractalisation de l’étendue se doublant de celle des durées relatives à ce continuum d’une Histoire générale, en voie d’abolition instantanée.
Ou encore :
Désormais, à l’inverse de l’ère industrielle des fabriques et des usines analysée par le marxisme, on n’exploite plus, on expulse et on extermine de plus en plus fréquemment, le stop eject des damnés de l’exode prenant ainsi la suite du stand by d’antan !
Enfin :
D’où la succession de désaffiliation évoquée précédemment, le déclin probable du politique et de la géopolitique du lieu comme du lien social in situ et hic et nunc, au bénéfice de la simultanéité et de son ubiquité téléobjective. D’où, aussi, l’externalisation « progressiste » des liens de toute nature, la délocalisation à répétition du lieu commun et des services publics dit de la Cité démocratique telle que l’histoire du peuplement nous l’avait enseignée.
Paul Virilio mêle analyses théoriques (le mathématicien Benoît Mandelbrot) et informations journalistiques afin de coller au mieux aux transformations en cours, tout en les pensant. Le lecteur a comme un vertige devant tant de faits accumulés qui annoncent et la fin de la géographie et la fin de l’histoire et ne peut que souscrire à ce « Livre de l’exode ». L’humain pris dans le tourbillon des innovations technologiques se doit de rompre avec une quelconque sédentarité (y compris des sentiments, un « vrai » couple serait celui qui divorce !) et se satisfaire des mobilités programmées qu’on lui impose. La délocalisation d’exception devient la règle (les réseaux facilitent une telle déterritorialisation), la précarité territoriale qui se généralise confirme le pronostic de Paul Virilio, énoncé lors de l’exposition de la Fondation Cartier (2009), la « terre fatale » succède à la « terre natale ». On le voit, c’est toute la géohistoire existentielle de chaque humain qui s’en trouve chamboulée…
Thierry Paquot
Frédéric Martel, MAINSTREAM. Enquête sur cette culture qui plaît à tout le monde, Paris, Flammarion, 2010, 464 p., 22, 50 €
Ce livre, issu d’une enquête menée dans trente pays auprès de 1 250 personnes, se lit comme un divertissant reportage sur un front de guerre, cette guerre que se livrent entre eux les acteurs de « l’industrie culturelle », et du divertissement, à travers le monde. Le livre, avec son écriture à l’américaine – les faits11 d’abord ! –, veut faire comprendre les processus de fabrication du cinéma américain, des séries et de la musique américaine, de la pop japonaise ou coréenne, des mangas, des telenovelas brésiliennes, de la musique latino (capitale : Miami), ou présenter Al Jazeera et Al Manar, Rotana et Al Arabiya, cette dernière au cœur de la plus vaste zone de production de média du monde, dans le désert de Dubaï. Et rappeler à un pays qui se contente souvent de penser que sa culture est naturellement appelée à se diffuser à travers le monde que nous n’avons plus beaucoup de munitions dans cette guerre en cours.
Pour un lecteur de littérature de « genres » (romans noirs, bande dessinée, science-fiction, fantastique…), le mainstream, c’est la « littérature générale classique » (y compris les sciences humaines). Mais pour les acteurs de l’industrie culturelle, ce sont les produits, vite consommés, qui touchent le public le plus large et qui rapportent beaucoup. Frédéric Martel conteste l’expression française d’« industrie culturelle » et lui préfère l’expression anglo-saxonne d’« industrie créative » : pour un « Français cultivé », la « culture » ne peut pas être industrialisée, et l’« industrie » ne peut pas être culturelle. Or, à travers le monde, de très grandes entreprises se consacrent à la production de biens de consommation culturelle. Mais que sait-on vraiment de cette économie qui se développe partout et dont les productions sont si populaires ? Rappelons les ordres de grandeur, avec un extrait d’une liste donnée sur le site de l’auteur, celle des dix plus gros blockbusters, ces succès géants, classés par leur chiffre d’affaires lors de leur première semaine de sortie (liste arrêtée à 2008) : 1. Batman 6 : 155, 4 millions de dollars ; 2. Spiderman 3 : 151 millions de dollars ; 3. Pirates des Caraïbes 2 : 136 millions de dollars ; 4. Shrek 3 : 122 millions de dollars ; 5. Spiderman 1 : 114, 8 millions de dollars ; 6. Pirates des Caraïbes 3 : 115 millions de dollars ; 7. Star Wars 3 : 108 millions de dollars ; 8. Shrek 2 : 108 millions de dollars ; 9. X-Men : 103 millions de dollars ; 10. Harry Potter 4 : 103 millions de dollars12. Mais les dollars ne disent pas tout et l’unité « dollar » crée un biais : avec 2, 6 milliards de billets vendus, Hollywood engrange 40 milliards de dollars, et Bollywood, avec 3, 6 milliards de billets vendus, seulement 2 milliards de dollars (chiffres 2008) : le niveau de vie des consommateurs change tout.
Qu’est-ce qu’une « industrie créative » ? On le comprend à travers le portrait de Michael Eisner, le patron de Disney, qui a fait passer le bénéfice du géant du cinéma de divertissement de 10 millions de dollars par an à 4, 5 milliards. Mais Eisner a cru pouvoir « gérer » ses « créatifs » (cinéastes, producteurs) comme un industriel gère ses cadres supérieurs. C’était une grave erreur. Les « créatifs » sont partis, et cette « industrie » ne peut pas s’en passer. L’industrie hollywoodienne est financiarisée, mais elle sait qu’elle a besoin des artistes (les « vrais », ceux qui font de l’« art », l’« art » n’étant pas, – très explicitement – le sujet du livre de Frédéric Martel), ainsi que des cultures nationales, pour lui fournir les idées et les hommes qui renouvelleront sa production. Ou des femmes, comme Julie Taymor, qui a réalisé la version scénique du Roi Lion – le plus grand succès théâtral de tous les temps ; elle a été formée au contact du Bread and Puppet, le modèle parfait de la troupe de théâtre (artistiquement excellente, par ailleurs) engagée politiquement au temps (années 1960 et 1970) où la « gauche radicale » était productive aux États-Unis. Notons qu’en mettant en scène au cinéma (Frida, 2002) la vie de Frida Kahlo, peintre mexicaine, proche de l’extrême gauche politique, Julie Taymor a bien montré le savoir-faire de la jet-set hollywoodienne mondialisée pour récupérer un art national, contestataire et populaire.
L’industrie culturelle américaine pratique une stratégie guerrière constante, et cette industrie est une des trois plus grandes sources de revenus des capitalistes américains, avec les ventes de l’industrie aérienne et spatiale, et avec les flux financiers venus des royalties technologiques (quand nous achetons un ordinateur avec un système licencié par Microsoft ou Apple, nous donnons de l’argent aux propriétaires d’actions ou de stock-options de ces sociétés). La version hollywoodienne de cette industrie de guerre est bien présentée dans le portrait de Jack Valenti, longtemps patron de la Motion Picture Association of America (Mpaa). Celle-ci est une sorte d’« organisation presque gouvernementale », financée par les grands studios, œuvrant aux États-Unis comme à l’étranger avec l’aide des consulats et des ambassades américaines. Jack Valenti est passé directement du poste de conseiller spécial d’un président des États-Unis (Lyndon B. Johnson) à celui de lobbyiste en chef du cinéma américain. Le vocabulaire militaire est aussi celui du Pdg d’une société américaine quand il décrit la destruction du cinéma japonais par le pilonnage télévisuel publicitaire mené par les « majors américaines » : le cinéma japonais ne pouvait pas suivre. La guerre des industries culturelles est une guerre soft mais c’est une guerre, avec des destructions économiques massives ; le cinéma anglais a été tué de la même façon : les Américains ont tout racheté et imposé leurs films dans ce qui était devenu leurs salles. À l’opposé, la Chine résiste par une réglementation très stricte : pour elle aussi, le cinéma est une « industrie sensible », gérée comme telle.
Pour comprendre comment sont créés ces biens culturels grand public, la description des grands studios hollywoodiens est très parlante tant elle contredit l’image dont nous avons hérité de la première moitié du siècle dernier. Les grands « studios-usines », salariant aussi bien les réalisateurs que les femmes de ménage et faisant tourner leurs films dans leurs propres bâtiments, n’existent plus depuis longtemps. La financiarisation est passée par là. Les studios sont des « banques », des banques un peu particulières puisqu’elles prennent le risque financier et donnent leur green light. Mais l’investissement complet est aussi assumé par de nombreux autres acteurs économiques (y compris des fonds d’investissement), et le travail créatif est effectué par une multitude de structures et de personnes qui ne sont plus des salariés, mais des « indépendants » (terme technique) ayant tous passé des contrats (à durée très déterminée) avec les studios ou les intermédiaires. Opposer les « grands studios » aux « petits producteurs indépendants », comme le font encore si souvent les critiques de cinéma français, n’a donc plus aucun sens dans un système en réseau où tous (y compris les universités) travaillent ensemble, avec des petites structures mais des budgets énormes.
La « guerre des valeurs » aura lieu au sein des productions de divertissement mondialisé : les Arabes et les Indiens imitent Hollywood, tout en lui reprochant son goût pour le sexe et la violence, et en affichant des valeurs familialistes (comme Disney, finalement rien n’est simple). L’ambition d’exportation des valeurs est différemment partagée. De grands producteurs apparaissent dans les pays arabes, avec des spécialisations : la musique au Liban, le cinéma en Égypte, l’information à Dubaï. Et il est clair que l’exportation des valeurs de leur civilisation est en arrière-plan de bien des projets. Il n’en reste pas moins vrai que, pour eux et pour d’autres producteurs de pays très différents (Brésil, par exemple), la façon de développer leur marché est copiée fidèlement sur le modèle hollywoodien. On le voit bien dans la prolifération des multiplexes, ces hauts centres de la vie culturelle mondiale, nés dans l’Amérique profonde (ce pays sans centres-villes vivables) pour succéder aux drive-in. Si le principal lieu de la production (gigantesque) du cinéma indien a été surnommé « Bollywood », ce n’est pas par hasard – et le financement de cette industrie est même initialement venu de la maffia… on s’y croirait ! Mais cette ambition (l’exportation des valeurs) n’est pas générale, comme le montre l’exemple du conglomérat Sony. Cette société basée à Tokyo est censée associer le hardware (l’électronique professionnelle et grand public) et le software (les contenus). Pour cela, elle a racheté Columbia, une importante société de produits de divertissement américaine. Mais en fait, si la branche « matérielle » est bien japonaise, les branches cinématographiques et musicales sont fondamentalement américaines, et sont d’ailleurs traitées comme telles par les autorités nippones. Sony Pictures Entertainment et Sony Music produisent des films et des tubes américains par des méthodes américaines, depuis le sol américain. Et Sony n’envisage nullement d’exporter les valeurs japonaises. C’est également vrai pour Lagardère (français) ou Bertelsmann (allemand) ; l’un est le propriétaire de Warner Books, l’autre de Random House, deux des principales maisons d’édition américaines, et réellement américaines. Ce n’est pas là que l’Europe risque d’exporter ses valeurs artistiques, mais c’est là que les capitaux européens servent à renforcer le mainstream américain.
L’industrie culturelle n’a pas pour vocation de créer de l’art, nous prévient Frédéric Martel13, mais elle peut en créer quand même. Par inadvertance ? Dans la fabrication des blockbusters, l’énergie mise dans les études de marché est stupéfiante. On se demande si le studio ne dépense pas plus d’argent à faire critiquer ses scripts par des « panels » qu’à les faire écrire. Or dans ces « industries créatives » un critère la distingue des autres industries : la campagne publicitaire. Pour un produit industriel standard, les campagnes publicitaires peuvent être reprises ; pour un film ou un album, chaque campagne est unique. Et l’« objet » (peut-on dire l’« œuvre » ?) doit être aussi « unique » pour avoir du succès. Cependant, cette industrie ne cesse de formater ces objets quand elle les fabrique, belle contradiction !
Dans sa conclusion, l’auteur observe les atouts des pays qui parviennent à diffuser leur production (les États-Unis, certains pays émergents) et ceux qui ont bien du mal à l’exporter (Europe, Japon) : la démographie (pays jeunes contre pays vieux : les téléspectateurs du service public français ont 55 ans en moyenne), la langue (recul de la francophonie, hégémonie de l’anglais), l’immigration (source de renouvellement), l’existence d’une culture commune (l’Europe n’en a pas). Le tout est unifié par un élément fondamental qui court dans tout le livre, sans être traité en tant que tel : le rôle de l’internet. Celui-ci fait peur aux « vieux pays » (qui rêvent de gérer leurs stocks d’œuvres) mais favorise les « jeunes pays » qui veulent conquérir cette nouvelle frontière. L’internet et la numérisation vont bouleverser les habitudes culturelles : les « flux », comme le streaming, se substituent aux « stocks », comme les bibliothèques. La Toile va-t-elle transformer les productions artistiques proprement dites ? Elle peut accélérer un processus déjà engagé par l’industrialisation mondialisée des produits culturels. Aux « hauts arts » qui ne touchent que des niches occupées par une élite de moins en moins représentative dans un monde travaillé par la démocratisation, s’opposent de plus en plus des « moyens arts » ou des « bas arts » qui participent très bien au mainstream. On peut s’en horrifier, ou se poser des questions. Avons-nous (nous, le secteur cultivé du vieux monde) des leçons à donner ? Après tout, quand Michel Onfray vend un demi-million d’exemplaires de son traité, est-ce « de la philosophie »? Quand Muriel Barbery vend plus d’un million d’exemplaires de son roman, est-ce « de la littérature » ? Car la France qui croit avoir le sens de son rôle culturel (et il paraît que l’Hexagone reste le champion de la diversité dans le domaine de la diffusion du cinéma) se porte-t-elle si bien dans ce domaine ? Nos blockbusters à nous14 sont-ils si supérieurs aux blockbusters américains ? Je suis prêt à parier que pour Frédéric Martel, notre « haute culture » ne se porte pas mieux que notre « industrie culturelle », et nous ne sommes pas les seuls dans ce cas : toute l’Europe est dans cette galère. Il y a des régions du monde – et tout particulièrement en Europe ! – où l’on ne voit que des films nationaux inexportables et des films internationaux – c’est-à-dire américains : l’Europe culturelle n’existe pas. Si certaines séries américaines ont tant de succès auprès des « amateurs éclairés », n’est-ce pas parce qu’elles ont de vrais « auteurs décideurs » (les scénaristes qui sont aussi les producteurs) qui travaillent pour les chaînes câblées, et qui sont à l’écart des grands financiers ? Cependant, si le mainstream international ne produit pas beaucoup d’œuvres exaltantes, on ne peut nier son extrême vitalité et son extrême puissance. On sent bien que le récit de ce voyage sur le front de la guerre des industries culturelles a un but : nous encourager à nous mettre, nous aussi, les Français cultivés si rétifs à l’industrie, à devenir « créatifs » et « industriels ». Et à exporter nos valeurs ?
Jean-Louis Lambert
Pierre de Senarclens, LE NATIONALISME, LE PASSÉ D’UNE ILLUSION, Paris, Armand Colin, 2010, 297 p., 22, 50 €
Le nationalisme a façonné le terrain politique et social depuis près de deux siècles et il n’a pas fini de nous occuper. Dans un ouvrage récent, Pierre de Senarclens, professeur honoraire à l’université de Lausanne et ancien directeur de la division des droits de l’homme à l’Unesco, visite à nouveaux frais l’émergence des nations au xixe siècle pour tenter de saisir le nationalisme à la source.
Le livre explore les deux origines principales de la nation : la rationalité des intérêts de puissance et le besoin social dont la Révolution française, puis le surgissement des grandes nations en Europe après les guerres napoléoniennes, offrent le modèle initial. Il se concentre dès lors sur les aspects identitaires et émotionnels.
Il le fait en repérant dans l’histoire les poussées de fièvre nationaliste, pour remonter vers l’analyse du discours sur la nation en train de se fixer en idéologie. La psychologie des profondeurs et la pensée freudienne s’avèrent des outils précieux pour saisir comment les émotions collectives sont suscitées et énoncées à l’usage des masses, puis mobilisées au service du projet national.
L’exemple qui vient à l’esprit est celui du nazisme et du déchaînement de violence auquel ont conduit la construction de la nation et celle du nationalisme, aussi bien à l’intérieur de l’Allemagne qu’en dehors. Mais d’autres sont tout aussi probants. La Prusse, la France, l’Italie puis les pays d’Europe centrale furent auparavant gagnés, tour à tour, par la pathologie nationaliste en fin de siècle. La nation se donne pour but de conjuguer l’unité nationale avec la liberté politique, en associant la plus grande partie du peuple. Elle dérive pourtant de ce but élevé vers une exacerbation de l’émotion collective qui détruit l’une et l’autre, au prix de deux guerres mondiales.
Aux sources françaises, allemandes, italiennes du nationalisme s’inscrit d’abord la mutation sociale considérable qui se produit au milieu du xixe siècle avec la révolution industrielle et la projection du monde européen vers la prospérité et vers l’aventure coloniale. Société industrielle, nationalisme, colonialisme et fascismes ont une claire articulation chronologique. Les sociétés d’ancien régime, fortement hiérarchisées dans la réalité des classes aussi bien que dans la culture et l’imaginaire, vont se trouver subverties de l’intérieur. Les formations sociales montantes commencent par imiter la haute bourgeoisie et l’aristocratie pour ensuite les renverser dans des spiritualités sans transcendance que seront les fascismes, l’antisémitisme et l’impérialisme.
L’exemple de l’Allemagne est à cet égard emblématique. La nation y naît autour de l’empereur, du chancelier Bismarck et des Junkers pour se transmuer, à la fin du siècle, en un nationalisme agressif, impérialiste et colonialiste doté d’une connotation raciale. Or ce ne sont pas les aristocrates qui mènent la montée vers la guerre, ni le chancelier et l’empereur, ni même des formations sociales structurées mais des individus fédérateurs, issus des classes moyennes et menés par des pulsions fortes et communicatives. Il se forme ainsi un rapport œdipien de la société allemande avec les antécédents aristocrates fondateurs et dépositaires de la nation, des valeurs et des mœurs. L’essai analyse aussi la séduction exercée dans les masses française et italienne par des pères autoritaires et manipulateurs des imaginations collectives. Ou encore la camaraderie virile homophobe et guerrière de la caste militaire en Allemagne, que les freudiens expliqueront volontiers par son inverse inconscient, c’est-à-dire une homosexualité refoulée.
L’auteur n’est pas le premier à appliquer des concepts freudiens à l’histoire de l’Europe et en particulier à celle du IIIe Reich. Freud lui-même a donné le ton dans Malaise dans la culture, notamment. Le traitement, irrévérencieux par rapport aux historiens classiques, est probablement plus convaincant aujourd’hui. Alors que l’on a mis en place de manière proche de l’exhaustivité l’histoire des deux guerres mondiales, il reste un trou béant sur les motivations des acteurs principaux et sur l’ascendant d’êtres parfois médiocres sur les foules de leur époque. C’est ce que l’essai cherche à combler. Même si l’analyse psychique ne s’applique pas directement aux émotions collectives et que la gamme des explications freudiennes pertinentes dans ce domaine reste limitée, les analogies sont suggestives.
Cette construction des représentations nationalistes vaut encore pour nombre d’États nés de la décolonisation. Nasser est l’emblème d’un nationalisme fondé sur le couple père menaçant-masse enchantée. Elle vaut pour les conflits nationaux résurgents dans les Balkans des années 1990, imprégnés d’une haine de l’autre, singulièrement du frère, qui relève en partie de la psychologie des profondeurs. L’auteur conclut, dans la même veine, sur les ethnonationalismes et les tourments intégristes qui traversent les sociétés contemporaines. Il y voit avec d’autres des résistances souvent nostalgiques à la modernisation et à la dissolution des ordres établis que celle-ci entraîne.
Antoine Maurice
François Dubet, Marie Duru-Bellat, Antoine Vérétout, LES SOCIÉTÉS ET LEUR ÉCOLE. Emprise du diplôme et cohésion sociale Paris, Le Seuil, 2010, 212 p., 18 €
Dans deux ouvrages précédents, écrits séparément mais parus dans la même collection (« La République des idées »), Marie Duru-Bellat avait soutenu, d’une part, la thèse que l’accroissement de la durée de scolarisation conduisait à une course au diplôme sans bénéfice social réel (l’Inflation scolaire. Les désillusions de la méritocratie, 2006) et François Dubet avait proposé de son côté, contre le discours qui trouve n’importe quel degré d’inégalités de revenus justifié pourvu que tous aient d’égales chances d’accès aux positions les plus élevées, de chercher à réduire plutôt les inégalités entre les positions que l’inégalité des chances d’y accéder (les Places et les chances. Repenser la justice sociale, 2010). Dans cet ouvrage, ils font, avec Antoine Vérétout, converger ces deux lignes critiques en s’appuyant sur le développement récent des grandes enquêtes internationales qui accroît singulièrement l’intérêt des comparaisons entre pays. Leur question de départ est celle de savoir si « les systèmes scolaires sont en mesure d’affecter positivement l’intégration et la cohésion des sociétés » (p. 9). Pour y répondre, ils étudient les relations entre, d’une part, l’intégration scolaire (l’ampleur de la scolarisation et l’ampleur des inégalités scolaires à 15 ans15) et la cohésion scolaire (l’opinion des élèves de 15 ans sur l’utilité de l’école, la confiance en leurs enseignants, leur goût pour la coopération, etc.), et, d’autre part, l’intégration sociale (faiblesse du chômage et des inégalités de revenus) et la cohésion sociale (engagement dans la vie collective, confiance dans les autres et dans les institutions, tolérance). Leur question d’arrivée est celle des effets sociaux de « l’emprise » scolaire sur le destin des individus. Le sujet n’est pas mince…
Les auteurs étudient les relations entre école et société dans les deux sens : « Ce que la société fait à l’école » mais aussi « ce que l’école fait à la société », une question sur laquelle nos auteurs rejoignent un courant vivace de la sociologie anglo-saxonne de l’école. Ils pratiquent avec brio et rigueur les différents modes de comparaison. Ils montrent d’importantes corrélations : par exemple, la cohésion sociale est plus élevée là où la cohésion scolaire est plus forte ; la confiance dans les autres et la tolérance sont plus élevées là où les inégalités sociales sont plus faibles. Ils établissent des typologies de sociétés (dans le modèle démocratique libéral, la cohésion est forte, le chômage faible mais les inégalités sont grandes ; dans le modèle démocratique social-démocrate, la cohésion est forte, le chômage et les inégalités sont faibles, etc.) et des typologies d’école (au Canada et en Finlande, la cohésion et l’intégration sont fortes, en France, la cohésion est faible, la scolarisation est forte, mais les inégalités moyennes). Ils confrontent aussi, de façon passionnante, leurs données à des typologies de sociétés ou d’écoles plus générales. Par exemple, dans les pays dont le régime de cohésion sociale est « libéral » ou « social-démocrate », l’engagement dans la vie collective comme la confiance et la tolérance sont élevés ; dans un pays « républicain » comme la France, on s’attend à ce qu’une forte confiance dans l’État soit plus nécessaire que la confiance dans les autres, et l’on observe en effet qu’à la fois le capital social et la confiance dans les autres sont faibles. À l’inverse, les données font apparaître des regroupements moins attendus comme celui de pays où une expérience plus ou moins ancienne de la dictature semble avoir diminué l’engagement dans la vie collective et la confiance dans les autres (Europe du Sud et de l’Est). Enfin, des modèles statistiques leur permettent de comparer l’influence des différentes variables (par exemple, l’influence de l’intégration sociale sur la cohésion sociale est plus forte que celle de la cohésion scolaire). Conclusion : les sociétés ne ressemblent pas toujours à leur école et réciproquement. On peut, par exemple, avoir des écoles très inégalitaires dans des sociétés qui le sont moins (Allemagne, France) et des écoles plutôt égalitaires dans des sociétés où les inégalités sont grandes (Canada). Conclusion de cette conclusion : l’école n’est pas entièrement déterminée par son contexte social, mais, inversement, son influence sur l’intégration et sur la cohésion de la société est limitée. On pourrait argumenter que, de ces deux assertions, la seconde serait mieux démontrée si l’on comparait, d’un pays à l’autre, les caractéristiques du système scolaire avec celles de la société lorsque les élèves du premier sont devenus les adultes de la seconde, disons vingt ans plus tard, mais les données manquent encore pour ce type de comparaison et l’on peut, comme le font les auteurs, tenir pour probable une certaine stabilité en la matière.
Ceci dit, la partie la plus provocante et stimulante du livre est celle qui porte sur « l’emprise de l’école ». Les auteurs appellent ainsi l’ampleur des avantages sociaux retirés d’un diplôme de l’enseignement supérieur (diminution du risque de chômage, surcroît de salaire). Ils auraient pu y ajouter l’ampleur de la scolarisation : vue d’aujourd’hui, l’école des années 1950, très rentable pour les 5 % qui accédaient à l’enseignement supérieur, n’avait sur la société qu’une faible emprise. Les résultats de leurs comparaisons sont impressionnants : dans les pays où les avantages sociaux de l’enseignement supérieur sont les plus forts, le climat scolaire est plus tendu16, les inégalités scolaires sont plus grandes, les inégalités de salaires sont plus grandes, le chômage des jeunes est plus élevé et, surtout, la reproduction sociale (la corrélation entre salaire du père et salaire des enfants) est plus forte.
À rebours des espérances de ceux qui comptent sur le fait que le mérite scolaire commande la position sociale pour lutter contre la reproduction sociale, plus le diplôme commande la position sociale, plus la reproduction est forte. Explication des auteurs : une école rentable incite les riches à se mobiliser davantage pour la réussite scolaire de leur progéniture. Cette explication est sans doute partielle puisque cette étude montre aussi que la relation entre avantages scolaires et reproduction sociale est plus forte, et non moins, que la relation entre avantages scolaires et inégalités scolaires. Peut-être peut-on imaginer une relation causale inverse ? Là où la reproduction sociale serait forte, les enfants des plus éduqués se retrouveraient plus souvent en haut de l’échelle sociale, et comme ils sont eux-mêmes plus éduqués, les bénéfices sociaux de l’école seraient plus grands. En ce cas, la lutte contre la reproduction sociale ne devrait pas passer par une lutte contre les bénéfices sociaux de la réussite scolaire mais par d’autres voies. Reste que l’explication des auteurs est plausible et que le mécanisme qu’ils incriminent semble plus puissant que celui que les économistes mettent en avant : si la réussite scolaire est rentable, les enfants pauvres sont incités à réussir à l’école tandis que, si elle ne l’est pas, l’éducation est un bien de luxe réservé aux riches.
Voici qui interpelle, et qui appelle réponse. Celle des auteurs est une école « humaniste », attachée à « former des individus épanouis et des citoyens solidaires », une diversification des mérites prise en compte à l’embauche, des carrières professionnelles plus ouvertes, davantage dépendantes de la formation tout au long de la vie ; pour aller vite : l’école italienne et le marché du travail allemand. Ils rejoignent ainsi les partisans d’une école « gratuite », au sens où elle serait dépourvue de récompense mondaine : Durkheim et, plus près de nous, Walzer (Sphères de justice). On peut préférer une autre réponse, tout en sachant gré à ce travail de nous obliger à la rechercher.
D’un point de vue philosophique, on peut avancer que le fait que la reproduction sociale soit plus forte là où les systèmes scolaires sont le plus « rentable » ne signifie pas ipso facto que ces systèmes scolaires soient plus injustes. La plupart des théories de la justice distinguent égalité des chances et influence de « l’origine », sociale ou scolaire, sur la « destination », sociale ou scolaire. Pour Rawls, par exemple, l’égalité des chances demande seulement que ceux qui ont les mêmes capacités et le même désir de les utiliser aient les mêmes perspectives de succès.
On peut proposer une réponse inspirée par une sorte d’approche « écologique » de l’école, intégrant l’ensemble de ses effets (économiques, sociaux, civiques, moraux). La réponse des auteurs repose, me semble-t-il, sur une hypothèse supplémentaire, élaborée par des économistes dans les années 1970, qui est que l’école ne transmet pas vraiment de compétences, mais sert seulement à trier les individus dont les capacités sont les plus grandes, en sorte que ses effets économiques et sociaux sont à peu près nuls au niveau collectif même s’ils existent au niveau individuel (c’est le « paradoxe écologique » que les auteurs invoquent souvent, et qui est, en effet, une des difficultés que rencontre la mesure des effets de l’éducation : de ce que les plus éduqués sont en meilleure santé que les autres, ou ont un meilleur salaire, il ne résulte pas forcément que c’est à l’école qu’ils le doivent, ce peut être à une caractéristique qui affecte positivement à la fois la santé, le salaire et la réussite scolaire). Si cette hypothèse est vraie, en effet, les récompenses mondaines de la scolarité ne peuvent être plus fortes dans un pays parce que l’école y serait plus efficace ou donnerait des compétences plus pertinentes ou encore parce que l’économie y aurait davantage besoin de personnes très qualifiées. Ce serait forcément à cause d’une sorte de décision arbitraire, d’une « croyance », que les auteurs dénoncent. Si c’est le cas, aussi, l’école ne peut pas améliorer la société par son action sur les compétences et les connaissances des individus, mais seulement par son action sur le civisme et la morale des élèves.
Si l’on rejette cette hypothèse, si, en gros, l’on accepte l’idée que l’accroissement des compétences est porteur de progrès collectifs, économiques entre autres, cet ouvrage nous oblige cependant – il faut l’en créditer – à considérer qu’il peut exister des effets pervers de la scolarisation, en particulier une intensification de la reproduction sociale. Il semble que la thèse selon laquelle l’école permettrait de lutter contre l’inégalité des chances ait, par construction pourrait-on dire, oublié de considérer que l’école ferait, certes, diminuer la reproduction sociale d’origine non scolaire (la transmission de l’entreprise familiale au fils de la famille), mais créerait une reproduction sociale d’origine scolaire (les enfants les plus éduqués réussissent mieux à l’école et occupent de ce fait une position plus haute).
Comment répondre ? D’abord, cet ouvrage conduit bien sûr à l’idée importante que plus les études sont rentables dans un pays, plus les politiques scolaires doivent lutter contre les inégalités scolaires d’origine sociale. Ensuite, comme indiqué ci-dessus, la question de l’injustice de la reproduction sociale d’origine scolaire devient centrale. Cette question peut être abordée par l’amont : si la reproduction procède d’une connivence culturelle des classes dominantes avec la culture scolaire ou de ce que les enfants des plus éduqués disposent de meilleures conditions de scolarisation, elle sera plus injuste que si elle procède de ce que les plus éduqués consacrent plus de temps à suivre le travail de leurs enfants ou de ce que ces mêmes enfants travaillent davantage à l’école. Les philosophes et les économistes de la justice proposent d’ailleurs des solutions différentes à propos de cet arbitrage entre les « efforts » des individus, dont ils sont responsables, et les « circonstances » de leur vie, leur contexte familial par exemple, dont les inégalités doivent être compensées. Cette question peut aussi être abordée par l’aval, par la contribution des plus éduqués au bien-être de tous ou (dans la perspective d’un John Rawls par exemple) aux attentes des plus défavorisés : si le travail des plus éduqués accroît la richesse collective, si cet accroissement profite aux plus défavorisés, si leurs pratiques et leurs comportements favorisent la cohésion sociale, alors, l’école contribue à la justice de la société et il est probable que les plus défavorisés perdraient plus qu’ils ne gagneraient au type d’école proposé dans cet ouvrage.
Denis Meuret
Edmond Goblot, LA BARRIÈRE ET LE NIVEAU, Paris, PUF, coll « Le lien social », 90 p., 15 €
Curieux titre que celui de ce livre, initialement paru en 1925. Si peu explicite qu’il faut lui ajouter un sous-titre : « Étude sociologique sur la bourgeoisie française moderne ». La bourgeoisie dont il s’agit n’est ni celle que le développement du commerce et de l’artisanat fit naître dans les villes du Moyen Âge, et pas davantage la bourgeoisie qui constituait la couche supérieure du tiers état sous l’Ancien Régime. On ne saurait dire non plus qu’il est question de la bourgeoisie de 1925, au moment où Goblot sortit ce petit livre d’une centaine de pages remarquablement écrit. Agrégé de philosophie, philosophe des sciences, épistémologue et logicien, Edmond Goblot était un scientifique de haut niveau. On est d’autant plus étonné de trouver sous sa plume une étude sociologique, du moins ce que l’on appelle telle aujourd’hui – discipline alors à peine née et que Goblot devait très vraisemblablement ignorer. Mais il était philosophe !
Si l’on peut dire que Goblot a fait de la sociologie sans le savoir, la postérité a fait semblant de l’ignorer.
Le livre n’a presque jamais été cité par les sociologues qui se sont appropriés ses schèmes interprétatifs, son langage et jusqu’à sa tonalité critique. De tels emprunts sautent aux yeux du lecteur d’aujourd’hui et ce n’est donc que justice de rappeler la dette que la sociologie française a contractée à l’égard du travail lumineux de ce philosophe.
Sans être souvent cité, cet ouvrage fait partie de ceux qui aidèrent les sociologues français à passer des schémas marxistes qui mettaient l’accent sur la dimension économique des rapports sociaux aux dimensions culturelles et symboliques des phénomènes d’inégalité et de domination.
Que reste-t-il de la bourgeoisie qui s’était imposée par la Révolution française en contestant le privilège de la naissance ? Avec la Révolution, théoriquement, tout le monde peut tout. Reste que se produit, dans cette nouvelle société ouverte à tous, une cassure. Certains vivent bourgeoisement – et difficilement car ils tentent d’imiter la noblesse de jadis et il y faut des moyens ; d’autres vivent populairement. Ce que reproche Goblot à la bourgeoisie qui se crée, à cette nouvelle classe sociale qui a déjà fait oublier les richesses précédentes que détenaient les rois et leurs cours, ce qui insupporte notre philosophe, c’est que cette bourgeoisie qui, dans un premier temps, n’a que son argent, prétend aussi à plus que cela, à savoir être véritablement une élite. Or, pour un Goblot, la bourgeoisie ne fait que semblant s’agissant des choses de l’esprit qui, seules, intéressent notre philosophe et logicien. Encore jeune agrégé, il rêvait d’un monde meilleur où les différences sociales seraient uniquement fondées sur la valeur et le mérite personnels. Ce n’est pas précisément ce qu’offrent à notre philosophe le règne de la technique à l’heure de la révolution industrielle et celui de l’argent qu’elle procure et dont la bourgeoisie fait étalage, très grossièrement souvent, de façon plus fine d’autres fois. Avec la richesse, on achète des œuvres d’art (si l’on sait ce qu’est de l’art), on entretient une domesticité nombreuse, on invite somptueusement – mais pas n’importe qui. La vie bourgeoise exige une certaine culture et c’est là que, pour Goblot, les choses se gâtent, car il s’aperçoit très vite, dès que la conversation dépasse l’excellence du vin et la qualité du poulet, que les bourgeois ne savent rien. C’est une fausse aristocratie :
Le bourgeois n’a pas de grande estime pour la pensée pure, la science, la philosophie, il n’aime pas les doctrinaires et les idéologues, il se défie des ingénieurs trop savants, purs théoriciens, mauvais praticiens. La peur des idées est un trait de l’esprit bourgeois. Il a peur aussi de l’imagination, peur du sentiment. Il se vante d’être pratique ; c’est un utilitaire. Aussi n’a-t-il qu’un goût médiocre pour les arts, la poésie, la littérature.
Dur et sans concession, le jugement de Goblot sur cette couche sociale en train de se construire et qui a tout à apprendre, du bon ton aux bonnes manières, pour être assurée d’être l’élite qu’elle prétend devenir. L’aigreur est telle chez notre philosophe, bourgeois lui-même qui parle à des bourgeois, que tout à coup se pose la question de ce qu’il fait dans ce monde qu’il abomine :
L’université m’apparaît comme une vaste industrie d’État qui façonne une machine humaine, je ne suis pas patron mais ouvrier dans cette usine. Je fabrique avec des étudiants comme matière première des licenciés et des agrégés de philosophie […] Il n’y a pas de place pour moi dans la nomenclature socialiste. Mais dans la société française, que je le veuille ou non, je suis un bourgeois et n’ai pas lieu d’en être fier.
Ayant mené une carrière à la périphérie des lieux de la reconnaissance universitaire, il est passé de poste en poste à Angers, Toulouse, Caen notamment, toujours en province, en tout cas jamais à Paris où aboutissent les carrières prestigieuses. Ce qu’il a observé dans son parcours inspire certainement ses remarques sur la maigreur des bourses données aux enfants doués mais pauvres, qui ne les menait pas loin, sauf exception – mais alors, ajoute Goblot, si exception il y a, il s’agit d’un élève parfait et d’une intelligence exceptionnelle. Au reste, les bourses sont très peu recherchées par les classes populaires ou tout à fait insuffisantes pour faire des études prolongées permettant de franchir la barrière des classes, sur quoi le nouveau monde que doit affronter Edmond Goblot veille de près, ne serait-ce que parce que dans un régime où théoriquement tout est possible pour tout le monde, ceux qui ont réussi tiennent férocement à la place de choix qu’ils ont réussi à conquérir. Voilà pour « la barrière » du titre énigmatique du livre de Goblot. Quant au « niveau », il est celui du niveau des études faites. Dans un jeu de dupes, quand l’une s’abaisse en théorie, l’autre s’élève en pratique.
Aux débuts de cette nouvelle classe sociale, il pense que le règne de la pseudo-aristocratie ne sera qu’un mauvais moment à passer :
En vain la bourgeoisie s’évertue à conserver la considération dont elle a fait l’objet (disons en y mettant le prix) sans avoir la supériorité qui la justifie. Aucune révolution sociale ne sera nécessaire pour la vaincre […] elle s’éteindra de mort naturelle par une évolution dont elle porte en elle-même le principe. [Car] une classe ne subsiste qu’en faisant croire qu’elle est une élite et ne peut devenir élite qu’en cessant d’être une classe (car une élite n’est pas un tout cohérent séparable du corps dont elle est la plus subtile floraison).
Aussi est-il admirable que cet état d’équilibre instable ait pu se maintenir pendant près d’un siècle ! Bref, le temps a fait rentrer la bourgeoisie dans le rang. Et la guerre (1914-1918) est passée par là, ainsi que l’esprit critique qui a tant réduit cette importance et ce prestige qui donnent la richesse et le luxe, et dont la bourgeoisie avait fait, en ses débuts, grand avantage pour se faire valoir et cacher son vide intellectuel.
Monique Seyler
Jean-Luc Marion CERTITUDES NÉGATIVES Paris, Grasset, coll. « Figures », 2010, 233 p., 22 €
Ce livre présente un intérêt à la fois pour les lecteurs habituels de Jean-Luc Marion et pour ceux qui sont moins familiarisés avec son œuvre. L’auteur reprend des catégories élaborées dans des ouvrages antérieurs, notamment dans Étant donné. Essai d’une phénoménologie de la donation (1997) qui culminait dans la description de phénomènes saturés, c’est-à-dire de phénomènes qui, se donnant dans une contre-expérience, se caractérisent par une richesse intuitive excédant le concept. Cette tentative pour penser les phénomènes en les situant dans l’horizon de la donation où ils n’apparaissent plus comme des objets ni comme des étants, mais comme des événements, aboutit expressément, dans Certitudes négatives, à une herméneutique du don.
Aussi, ce qu’il y a d’exceptionnel dans le phénomène saturé, irréductible à tout ce que j’en vois ou en sais, comme l’événement historique, l’idole, la chair, le visage d’autrui, éclaire-t-il l’expérience ordinaire. Celle-ci n’est pas la construction d’un sujet qui croirait que le réel est à la mesure de son pouvoir constituant. Bien plus, les phénomènes appréhendés dans l’horizon de la donation découvrent une rationalité du réel et une vérité que le modèle kantien (et husserlien) de l’adéquation du concept et de l’intuition ne suffit pas à concevoir. De même, la manière dont la métaphysique explique toute chose en se référant au principe d’identité et se représente l’essence de l’homme, défini comme animal rationnel, est dénoncée comme étant une objectivation qui nous masque la visibilité et, en ce sens, la beauté du monde, et nous fait passer à côté de l’humanité de l’homme, dont l’irréductibilité à toute définition, voire à toute forme, constitue le privilège et garantit la dignité, égale en chacun de nous.
Au lieu de penser le phénomène à partir de l’objet, il s’agit de penser l’objet à partir du phénomène et de ce qui, dans ce dernier, est plus originaire que ce que nous y voyons quand nous percevons les choses comme subsistantes (Vorhanden) ou comme des ustensiles (Zuhanden), pour reprendre la manière dont Heidegger oppose les étants, y compris l’animal, au Dasein et situe ce dernier, qui seul existe, dans l’horizon de l’être, qu’il comprend (versteht). Non seulement le phénomène n’est pas soumis aux conditions de l’expérience, comme chez Kant, mais, de plus, l’intuition, qui est, depuis Husserl, « l’opérateur de la donation », n’est pas séparée en intuition sensible et en intuition intellectuelle. À Kant, qui bornait notre connaissance à ce dont nous pouvons faire l’expérience dans le temps et l’espace, Jean-Luc Marion répond non par la tentation de l’illuminisme (Schwärmerei) et son illusion d’une connaissance suprasensible, mais par une conception des degrés de phénoménalité. Ainsi, l’objet scientifique et l’événement de la naissance sont tous les deux des phénomènes : ils réclament l’intuition, mais selon des modalités différentes et avec des variations qui autorisent à parler de certitudes négatives, où je connais avec certitude que la chose n’est pas un objet.
Même si les sciences s’appuient sur des modèles inclusifs, n’impliquant aucun débordement de l’intuition, on peut regretter que Jean-Luc Marion ne fasse pas plus de place à la diversité des sciences. Cependant, en distinguant les phénomènes du type de l’objet, qui comprennent les « phénomènes pauvres » (idéalités mathématiques) et les « phénomènes de droit commun » (objets des sciences de la nature ou objets industriels), et les phénomènes du type de l’événement, qui renvoient aux « phénomènes saturés » et aux phénomènes de la révélation (le phénomène érotique, la Révélation), le philosophe ne vise pas à élaborer une théorie de la connaissance et encore moins une doctrine des régions de l’être. Son ambition est de proposer une phénoménologie qui repose sur une conception renouvelée de l’intuition et nous offre d’autres perspectives dans notre manière de penser notre rapport à nous-mêmes, aux autres et au monde, voire à la vie.
Les trois derniers chapitres consacrés au don et à l’événement témoignent de cette ambition. Le don est inconditionné, ce qui ne veut pas seulement dire qu’il faudra l’opposer à l’échange, comme Jean-Luc Marion l’a déjà fait dans d’autres ouvrages en se démarquant de l’interprétation de Mauss. L’idée est de réduire le don à la donation, c’est-à-dire d’en faire un horizon. C’est à cette condition que le don ne se retourne pas en son contraire, parce qu’il retomberait dans la logique du donnant-donnant, deviendrait un bien à distribuer au donataire ou disparaîtrait au profit du donateur, célébré pour son altruisme. Cette herméneutique du don, soutenue par l’analyse de passages bibliques, comme le sacrifice d’Abraham et le retour du fils prodigue, mais aussi d’œuvres littéraires comme le Roi Lear, est à même de décrire le sacrifice et le pardon, que la logique de l’échange qui pense le don en termes de réciprocité manque, restreignant le premier à la dépossession d’un bien au bénéfice d’un tiers et omettant les conditions qui rendent possible le second.
Non seulement le pardon, comme l’avait vu Jankélévitch, suppose la faute envers une victime qui est encore là pour pardonner à des êtres le lui demandant, mais, de plus, il rompt avec la demande de règlement de compte associée à la justice. Aussi, le pardon qui est « abandon du don perdu dans l’échange inégal », dans l’injustice ou la violence, est-il le contraire de la haine. Il est aussi la seule manière de sortir du mal qui est contamination, comme l’écrivait l’auteur des Prolégomènes à la charité en commentant l’Argent de Bresson. Enfin, le pardon qui fait apparaître un don initial qui était méconnu ou rejeté est « la répétition du don », ce qui signifie qu’il est ou qu’il suppose l’amour.
Cette notion d’amour, dont Jean-Luc Marion cherche à décrire, depuis ses premiers livres, la rationalité, est au cœur de sa phénoménologie de l’événement (ou de « l’événemential »). La naissance, par laquelle je suis devenu(e) et qui m’échappe, suggérant aussi notre fondamentale dépendance à l’égard d’un autre, fait plus qu’illustrer cette phénoménologie. La naissance, que je n’ai pas choisie, qui souligne mon retard sur moi-même et advient une fois pour toutes, est un événement qui inspire cette philosophie où se fait jour la volonté de corriger Heidegger sur ce qui est à la fois son point fort et son point faible, à savoir sa manière de penser le Dasein en excluant la vie, de penser la vie et le « simplement vivant » du point de vue du Dasein.
Une telle entreprise qui peut offrir une alternative non heideggérienne à l’humanisme métaphysique se place à côté de l’œuvre de Levinas, mais aussi de celle de Derrida qui, dans l’ouvrage posthume L’animal que donc je suis, osait poser la question de l’animal considérée comme le lieu d’une interrogation radicale sur le sujet et l’occasion privilégiée d’un débat avec Heidegger. Chacun de ces trois auteurs poursuit une voie originale en répondant au philosophe allemand. On peut suivre, ou pas, l’auteur de Certitudes négatives dans ses descriptions exigeantes, dans sa manière d’écrire en s’efforçant de laisser le dernier mot à la donation première des choses, dans son mouvement d’aller et retour entre la phénoménologie et la théologie, qui toutes les deux s’opposent, chez lui, à la métaphysique. On peut préférer à cette philosophie, où luit le désir de voir ce que la lumière du monde ne suffit pas à faire apparaître, une pensée tout aussi consciente des limites de notre pouvoir de connaître, mais résolument tournée vers les institutions et où la Cité est ce par quoi il faut commencer pour revenir aux choses mêmes, s’élever – peut-être – jusqu’au tout et espérer changer, un peu, le monde. Mais on ne peut pas ignorer l’œuvre de Jean-Luc Marion.
Corine Pelluchon
Brèves
Vivien A. Schmidt, LA DÉMOCRATIE EN EUROPE. L’Union européenne et les politiques nationales, Paris, La Découverte/Pacte, 2010, 384 p., 28 €
Ce livre, paru il y a déjà quatre ans en langue anglaise, est exemplaire au sens où il met intellectuellement en pratique, ce qui est rare de la part des chercheurs, ce qu’il exige des responsables européens. À savoir un langage neuf qui correspond aux mutations en cours et des notions susceptibles de mettre en scène une véritable politique de communication afin d’enrayer un déficit démocratique désastreux qui ne fait aucun doute selon l’auteure. « L’intégration européenne est menacée, non pas tant à cause des changements institutionnels liés à l’européanisation, mais en raison du manque d’idées neuves et de nouveaux discours pour faire accepter ces changements à l’échelon national. » Loin de se contenter d’évoquer un élargissement mal contrôlé, un approfondissement insuffisant ou de rappeler que l’Europe d’après-guerre portée par les Trente Glorieuses et l’horizon de l’État-providence a radicalement changé, en termes économiques, depuis 1975, Vivien Schmidt propose de distinguer en termes politiques l’Europe des États-nations au sens où l’institution européenne est un « État-région » composé d’États-nations. D’où les propositions qui sont faites au fil des chapitres : retrouver le sens du symbolique et nommer, en finir avec la règle de l’unanimité ? En finir avec l’idéal d’uniformité ? Davantage de gouvernance avec le peuple ? Davantage de politiques publiques avec la politique ? De même, elle distingue des systèmes politiques simples (au sens où la France et l’Angleterre valorisent une autorité unique sur le plan de l’exécutif) et des systèmes politiques composés (au sens où il y a une pluralité des autorités comme en Allemagne). Ce qui la conduit à remarquer que les premiers ont plus de mal que les autres à s’inscrire dans l’imaginaire politique de l’État-région qu’est l’Europe.
O. M.
Laurent Bonelli, Willy Pelletier, L’ÉTAT DÉMANTELÉ. Enquête sur une révolution silencieuse, Paris, La Découverte/Le Monde diplomatique, 2010, 323 p., 20 €
Ce collectif qui offre un large tour d’horizon des changements de l’action publique dans différents secteurs (pôle emploi, inspection du travail, éducation nationale, université, justice, hôpital…) est dans l’ensemble moins unilatéral que son titre. Car, comme le montrent les analyses de détail et même en partie l’introduction, le « démantèlement » dénoncé ne décrit qu’une face des changements en cours, la réduction du périmètre de l’action publique, mais décrit assez mal le mouvement concomitant de centralisation de l’autorité qui est particulièrement marqué sous le gouvernement actuel. Même si l’introduction parle de « caporalisation » pour tenir compte de ces changements de la relation hiérarchique, il aurait été intéressant de pointer, comme l’indiquent plusieurs contributions, le paradoxe d’un État qui apparaît sur le recul alors qu’il prétend aussi affirmer un contrôle plus étroit sur le travail des fonctionnaires. Du coup, le discours militant (« défense de la civilisation ») laisse insatisfait car il ne dit rien de la forme que devrait prendre, en particulier sur cette question de l’autorité, ce contrepied à l’État « modeste » que le volume appelle de ses vœux.
M.-O. P.
Alex MacLean En collaboration avec Gilles A. Tiberghien et Dominique Carré, postface de Gilles Tiberghien, CHRONIQUES AÉRIENNES. L’art d’Alex MacLean, Paris, éd. Dominique Carré/La Découverte, 2010, 144 p., 39 €
La photo aérienne est devenue aujourd’hui un genre esthétique en soi qui relève du beau livre, et ne retient souvent dans sa version Yann Arthus-Bertrand que des sites et des couleurs. Depuis des années, Alex MacLean ne photographie pas une ville ou un pays de haut, il s’efforce d’extraire du dispositif photographique des thématiques qui sont pour lui autant de manières de découvrir ce qui se passe en bas, comme s’il retirait grâce à l’appareil une peau ou une toile superficielle. Si, en apparence, « la terre ne se meut pas », selon la formule de Husserl, quand on la regarde d’avion audessous des océans de nuages, MacLean traque le temps et la mobilité. Selon lui, la photo aérienne, qui transpose un espace à trois dimensions sur un plan à deux dimensions, apporte une quatrième dimension qui est l’échelle du temps. Les variations géologiques, les changements de saison, le passage d’une ombre ou la poussière d’une moto (comme dans un film de Kiarostami) sont autant de signes de cette mobilité qui travaille la surface de la terre. À ces thèmes, l’artiste ajoute ceux des frontières et des limites (autant de signes visuels qui sont poreux), des figures géométriques, des séries (autant de mises en forme du chaos), des miniatures (le monde vu de haut ressemble à un tapis plein de jouets comme dans un film de Tim Burton), et la lumière qui, impossible à maîtriser par principe, se présente à l’improviste. Comme quoi, voir de haut en bas n’est pas nécessairement une mauvaise manière de s’approprier le monde verticalement quand on sait regarder latéralement de haut en bas.
O. M.
Pierre Gras, LE TEMPS DES PORTS. Déclin et renaissance des villes portuaires (1940-2010), Paris, Tallandier, 2010, 298 p., 19, 90 €
La France n’est pas un pays de ports comme le rappelle sur le plan de l’architecture la ville de Richelieu, une ville d’État qui jouxte et regarde La Rochelle, ville protestante d’où les navires partaient vers le Nouveau Monde. Alors que le monde d’aujourd’hui est marin (« liquide » comme le dit Z. Bauman) et que le fret maritime représente plus de 80 % des échanges commerciaux, la France, pays de l’intérieur, de la terre, du sol et de l’État, entreprend de valoriser son littoral au-delà du seul « désir de rivage » (expression de l’historien Alain Corbin) ou de l’appel du littoral (voir l’entretien avec Paul Virilio dans ce numéro). Et le pays s’interroge parallèlement sur le devenir de ses trop rares ports. L’originalité de cet ouvrage, qui fourmille d’informations et d’exemples aux quatre coins de la planète, est d’inscrire la dynamique portuaire française dans un contexte global. Ce qui oblige à ne pas craindre les comparaisons (Le Havre n’est ni Rotterdam ni Anvers) et surtout à comprendre ce qu’est le défi portuaire sur le plan urbain. Alors même qu’on célèbre les ports et ses peintres (voir l’exposition actuelle au musée du Havre) et qu’on visite aux lumières nocturnes le port de Saint-Nazaire qui s’inscrit bien dans la cité, il apparaît que les ports commerciaux contemporains, ceux qui accueillent off shore des bateaux qui se contentent de déposer leurs containers, se dissocient le plus souvent des ports « historiques » construits à l’époque industrielle. Les ports sont désormais hors ville. En ce sens, le projet Le Havre/Paris imaginé par Antoine Grumbach, qui a mis l’accent sur le paysage maritime et valorisé les liens entre le fleuve Seine et la mer, apportera ou non une réponse à cette déconnexion/décontextualisation des ports comme on le voit en Asie.
O. M.
Catherine Maumi, USONIA OU LE MYTHE DE LA VILLE-NATURE AMÉRICAINE, Paris, Éditions de la Villette, 2008, 240 p., 20 €. Ralph Waldo Emerson, SOCIÉTÉ ET SOLITUDE, Paris, Payot/Rivages, coll. « Rivages poche/Petite bibliothèque », 2010, 310 p., 9, 50 €
Alors qu’on parle d’écocité, d’écoquartiers et qu’on imagine utopiquement de ressusciter la ville-jardin à l’anglaise, la ville-nature américaine devrait être célébrée. Mais, comme le montre bien Catherine Maumi, qui a consacré également un ouvrage (Thomas Jefferson et le projet du Nouveau Monde, éd. de la villette) sur le plan de Jefferson à l’origine du découpage du territoire américain, cette thématique s’inscrit dans une vision urbaine spécifiquement américaine. Cette ville-nature, dont on trouve des traces chez un architecte comme Franck Lloyd Wright, qui correspond à une recherche de la nature et de l’espace, est paradoxale puisqu’elle s’accompagne d’un éloignement de l’urbain dans sa version downtown (centre-ville) et donne lieu au phénomène de la los angelisation (du nom de Los Angeles) qui est, selon les uns ou les autres, le pire ou le meilleur de la ville étendue. Reste qu’aujourd’hui, un nouvel urbanisme qui n’est pas sans prétention écologique, celui qu’on voit à Portland ou à Seattle, prend quelque peu à revers ces tendances lourdes. Ce qui ne doit pas empêcher de comprendre en quoi la recherche du havre naturel, de la cabane au fond du jardin ou en plein désert, nourrit l’imaginaire américain le plus démocratique. Ce que rappelle le dernier ouvrage d’Emerson (1803-1882), Société et solitude (1870), ce proche de David Thoreau pour lequel la démocratie n’était pas l’ennemie de la solitude et du silence.
O. M.
Bernard Salignon, QU’EST-CE QU’HABITER ? Paris, Éditions de la Villette, 2010, 144 p., 15 €. Jean-Paul Dollé, L’INHABITABLE CAPITAL. Crise mondiale et expropriation, Fécamp, Lignes, 2010, 12 €, 112 p. Jean-Yves Le Bouillonnec, LOGEMENT : LE BIEN PREMIER, Paris, Fondation Jean-Jaurès, 2010, 112 p., 6 €
Pays à État et non pas pays de villes comme l’Italie, la France qui aime l’alchimie rousseauiste et privilégie le passage « miraculeux » de la volonté individuelle à la volonté générale tend à inscrire toute sa politique urbaine (le dernier exemple en est la politique de la ville) dans une oscillation entre l’État et le logement. À l’État, la volonté générale et l’esprit public, voire les espaces publics, au monde du privé le logement même si le public organise le logement social. Mais ce clivage (qui recoupe l’opposition brutale et discutable entre privé et public chez Hannah Arendt) ne permet pas de saisir, dans le sens du classique Traité d’édifier d’Alberti, ce qu’est l’habiter et à quoi renvoie la capacité même d’habiter. Si le logement, l’abri est une condition de l’habiter, habiter ne se réduit pas au logement qui n’en reste pas moins, alors que les logements deviennent inabordables à Paris et dans certaines villes comme Annecy, un « bien premier » comme l’affirme le maire de Cachan, J.-Y. Le Bouillonnec. Aujourd’hui, l’Union pour l’habitat social s’efforce de glisser d’une réflexion étatiste sur le logement à une interrogation citoyenne sur l’habiter permettant d’imaginer ce que pourrait être une démocratie urbaine en France. L’ouvrage de Bernard Salignon, plus optimiste que celui de Jean-Paul Dollé pour qui le capitalisme contemporain (voir la crise des subprime) produit délibérément de l’inhabitable et s’acharne à exproprier, a donc le mérite de revenir sur les notions les plus propices à faire réfléchir. À commencer par le clivage entre le dedans et le dehors, le proche et le lointain qui organise toutes les échelles de l’espace en fonction d’un « chez soi » qui est un seuil et non pas une clôture. Ce que Simmel avait remarquablement vu dans ses méditations indépassables (« Pont et porte ») sur la fenêtre, le pont, la porte qui sont autant de variations sur les liens entre « les » dedans et « les » dehors, c’est-à-dire sur tous ces « entre-deux » et ces « écarts » qui composent les seuils qui rythment le désir d’habiter.
O. M.
Anne Soupa et Christine Pedotti, LES PIEDS DANS LE BÉNITIER Paris, Presses de la Renaissance, 2010, 276 p., 19 €
Sera-t-on sensible à la nouveauté du ton de ce livre vigoureux et bien pensé de deux femmes qui cherchent une issue à l’impossible réforme de l’Église catholique ? Est-ce parce que ce ton est animé, marqué d’enthousiasme, d’humour, exempt de toute résignation ? Est-ce parce que y règne une cohérence de convictions qui ne se laisse pas impressionner par les excuses habituelles, les arguments dilatoires ? Le statut inférieur des femmes et des baptisés dans l’Église catholique, la division intérieure du catholique qui vit sur un registre dans l’Église et sur un autre dans la vie professionnelle et personnelle : de ce constat, ce livre constitue lui-même une prise de conscience et il vise une prise de conscience. « Ni partir, ni se taire » est le mot d’ordre. Le statut de baptisé est le point d’appui obligé, le soutien de l’entreprise, il n’y en a pas d’autre théologiquement ni canoniquement. L’impasse du manque de prêtres est retournée : « Mais enfin ne renversons pas les choses : il y a des prêtres pour le bien du corps, et non un corps pour qu’il en naisse des prêtres. » En fondant le « Comité de la jupe » à la suite d’une parole malencontreuse du cardinal de Paris, en partant d’un incident mineur, mais significatif, Anne Soupa et Christine Pedotti en sont venues à fonder aussi la « Conférence des baptisés » qui, depuis un an, rencontre un vif écho et des groupes en province et dans la région parisienne. La visée est positive : comment est-il possible que le public catholique se rende compte qu’un autre rôle lui revient que celui de consommateur religieux ou d’auxiliaire subordonné ? Quels sont la foi et le style d’un catholique qui assume un statut visible ?
J.-C. E.
Robert Scholtus, UNE SAISON DANS LES LIMBES, Paris, Bayard, 2009, 141 p., 18 €
Les limbes étaient ce lieu intermédiaire, plutôt côté enfer et néanmoins hors enfer, destiné aux enfants morts sans baptême, donc sans la grâce qui leur eût permis d’échapper à la « faute d’Adam », le péché originel. Je dis « étaient », car l’Église a récemment décidé que la foi catholique pouvait se passer des limbes – inventés pour parer à la rigueur de saint Augustin, indéfectiblement attaché au péché originel de tous, y compris des petits enfants. Le petit livre de Robert Scholtus, promenade dans les limbes de la littérature et de l’actualité, témoigne pourtant de l’attachement moderne au mot – qu’on croit volontiers féminin et qui est pourtant de genre masculin – et à la chose, que symbolisent au mieux tous ces lieux « entre deux » et ces âges d’attente désolée qui ont envahi nos vies et dont les aéroports, par exemple, sont l’emblème. Incroyable en tout cas, le nombre de romanciers, d’essayistes, d’artistes qui revisitent les limbes – mot et chose –, comme si tout le séjour terrestre était finalement devenu un lieu « limbique », ou « limbal », ou « limbesque ». Méditant sur sa propre vie, l’auteur file avec justesse la métaphore d’un non-lieu où, pour le sauver, « se cachent des anges ». Curieusement, désertés maintenant par l’Église, les limbes révèlent l’ampleur de leur vérité humaine, si humaine.
J.-L. S.
En écho
LE BRÉSIL APRÈS LULA – Dirigée par Gilles Bataillon et Marie-France Prévôt-Schapira, la revue Problèmes d’Amérique latine (éditions Choiseul, automne 2010, no 78) propose un dossier sur le Brésil au sortir des années Lula. Au-delà des analyses relatives à un système politique complexe (qui empêche la constitution d’une majorité forte et exige de passer par des alliances qui ne sont pas sans conséquences) ou sur l’évolution du Parti des travailleurs, un article éclaire bien l’un des paradoxes brésiliens. Confronté au problème noir (Salvador de Bahia est la grande ville africaine d’Amérique latine avec Cali et La Havane), le Brésil pratique désormais une politique d’affirmative action combattue par les partis de droite qui y voient la dénégation de ce qui fait selon eux la personnalité même du Brésil, à savoir sa capacité de métissage. On est loin des débats à la française : au Brésil on ne s’en prend pas à l’affirmative action au nom de la République égalitaire mais parce qu’elle fragilise le mythe cher au pays du métissage (voir l’article de Marilena Chaui sur « La méthode Lula », dans Esprit en janvier 2004).
MÉDITER – Lumière et vie (juillet-septembre 2010, no 287) propose un dossier sur la méditation qui porte sur le caractère universel (ou non) de cette expérience (voir les articles sur le bouddhisme et le rapport des neurosciences à la méditation). On lira un bel entretien avec Pierre Gibert qui vient de sortir un nouvel ouvrage sur la Bible (l’Invention critique de la Bible. xve xviiie siècles, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque des histoires »). Rappelant que le xxe siècle fut le pire de tous, il rappelle les trois guerres françaises (la première, la seconde et l’Algérie) qui ont secoué sa famille. Mais surtout, en ce qui le concerne, la guerre d’Algérie durant laquelle, jeune soldat, il ne sortait pas dans le djebel sans sa Bible dans la poche. On ne devient pas un grand lecteur de la Bible sans vivre l’histoire du monde.
LES ROMS À NANTES – Dans Place publique. Nantes-Saint-Nazaire. La revue urbaine (novembre-décembre 2010, no 24), on lira les adieux de l’urbaniste Laurent Théry (grand prix d’urbanisme 2010) à la métropole nantaise dont il a conduit le devenir urbain avec quelques autres. Voir aussi la controverse qui oppose les associations et les élus nantais à propos de l’accueil des Roms.
HUMANISME – Après les articles de Jean-Pierre Filiu sur les quatre fronts d’Al-Qaida et celui de Jean-Marc Aveline sur les enjeux actuels des relations entre juifs et chrétiens dans la livraison d’octobre d’Études, on lira, dans celle de novembre, les articles de Dominique Schnapper sur la burqua, de J.-J. Arenes sur le mythe de l’individualisme et de Patrick Goujon sur l’humanisme jésuite aujourd’hui et sur la nécessité de se cultiver pour des clercs et des personnes de foi.
MER ET GÉOPOLITIQUE – Dans Politique internationale (automne 2010, no 129), « Une nouvelle géopolitique de la mer », entretien avec l’amiral Jacques Launay, ancien major général de la Marine, aborde les questions militaires et géographiques.
CRISES FINANCIÈRES : LEÇONS DE L’HISTOIRE – L’Économie politique, no 48. Alternatives économiques (www.leconomiepolitique.fr). Ce dossier propose des comparaisons entre plusieurs crises financières de nature très différente : la faillite de John Law, la bulle des mers du Sud, la panique de 1907, la crise de 1929, et la crise des subprime de 2007.
PAUL RICŒUR – Dans l’Histoire, la mémoire et l’oubli, Paul Ricœur avait lancé l’idée d’un « travail de mémoire » pour remédier aux apories du « devoir de mémoire ». Cette tentative a fait l’objet de vives critiques, et parfois de soupçons peu honorables pour leurs auteurs. Préoccupée par l’érosion du « devoir de mémoire » et la difficulté de l’enseigner, Myriam Bienenstock propose dans Les Temps modernes une réflexion suggestive, plus « hégélienne » que « kantienne » dit-elle, sur la « mémoire particulière » à chaque peuple, née d’expériences historiques différentes, et donc l’idée que le devoir de mémoire a un rapport étroit avec le politique, ou qu’il est un « devoir politique » et non pas purement « moral » (« Le devoir de mémoire : un impératif ? », Les Temps modernes, octobre 2010).
Avis
À l’occasion de l’ouverture au public du Fonds Ricœur, un colloque (coorganisé par l’EHESS et le Fonds Ricœur) est consacré à « La mémoire, l’histoire, l’oubli, dix ans après ». L’ouverture aura lieu à l’Hôtel de ville de Paris, le jeudi 2 décembre à 18 h 30, avec les interventions de Pierre Nora et Jean-Claude Monod (complet). La suite du colloque aura lieu le lendemain, vendredi 3 décembre (9 h 30-12 h 30) : Frédéric Worms, Morny Joy, Jeanne-Marie Gagnebin, Johann Michel, Christian Delacroix interviendront sur : « La mémoire, l’histoire, l’oubli et ses dialogues ». François Azouvi, Andris Breitling, Jean-Michel Frodon, Olivier Abel s’interrogeront ensuite sur « La Shoah et sa représentation » (14 h-18 h). Samedi 4 décembre, 9 h 30-12 h 30 : « De la mémoire à l’histoire, et retour », avec Philippe Joutard, Jean-Marie Schaeffer, François Hartog, François Dosse, Nikolay Koposov ; 14h-18h : « Témoignage et narration », avec Annette Wieviorka, Smaranda Vultur, Luba Jurgenson, Sabina Loriga, Myriam Revault d’Allonnes. Lieu : Amphithéâtre de la Faculté protestante, 83 boulevard Arago, 75014 Paris (métro Denfert-Rochereau). Renseignements et inscriptions : 01 43 31 61 64 (secretariat@iptheologie.fr et www.fondsricœur.fr).
« Esprit public », rencontre publique à la mairie du 3e arrondissement de Paris, en partenariat avec la mairie du 3e, la fondation Terra Nova et Alternatives économiques le jeudi 16 décembre, Jean Peyrelevade qui fera le point sur la « Dette publique : peuton encore préparer l’avenir ? » (19 h-21 h, salle Odette Pilpoul, mairie du 3e, 2, rue Eugène-Spuller, 75003 Paris, renseignements : 01 53 01 75 45).
Erratum – Dans notre numéro d’août-septembre 2010 consacré à l’« Actualité d’Ivan Illich », la traduction de l’article de Sajay Samuel sur « Le rôle des professions » était due à Grégory Pierrot. Nous le remercions vivement de son aide.
Dans notre article sur le livre d’Hugues Lagrange, le Déni des cultures (numéro de novembre 2010), nous avons fait référence (p. 14, note 2) à une tribune de Didier et Éric Fassin, parue dans Le Monde (30 septembre 2010), « Misère du culturalisme », en leur reprochant de ne se fonder que sur des coupures de presse et non sur la lecture du livre lui-même. Les auteurs nous demandent de rectifier cette assertion puisqu’ils citent directement le livre dans leur tribune. Dont acte. Cette erreur de notre part était sans doute due à une manière de traiter le livre si polémique et qui rend si peu justice à sa thèse centrale que l’effort de lecture du travail d’Hugues Lagrange ne transparaissait guère dans leurs propos. Au-delà de cet échange, le mieux reste certainement de lire ce livre (notamment les bonnes feuilles parues dans Esprit, août-septembre 2010).
Nos prochains numéros seront l’occasion de toucher une série de sujets politiques. En premier lieu, en janvier, nous nous interrogerons, avec Jean-Claude Monod, Marc Crépon et Christophe Bouton sur notre rapport à la guerre et à la mémoire de la guerre : comment ne pas refouler la question de la mort, ou plus précisément du pouvoir de tuer qui caractérise les conflits armés entre États ? Comment commémorer ces conflits et comment traiter la mémoire et l’oubli ? Par la suite, nous nous inquiéterons de l’état de la démocratie française en vue des prochaines échéances présidentielles. Existe-t-il encore une démocratie sociale effective quand un sujet comme les retraites est traité sans tenir compte de l’avis des partenaires sociaux ? Que devient la démocratie locale dans les projets en cours de réforme territoriale ? Où en sommes-nous des attentes de représentation des citoyens alors que la question de la diversité est si mal posée ? Pour ne pas limiter la vie politique à l’affrontement partisan et aux questions de personnes qui absorbent l’essentiel du commentaire politique, on prendra ainsi du recul sur ces sujets vitaux pour la vie collective.
En cette période de fin d’année, propice aux cadeaux et aux réabonnements, nous remercions nos abonnés et nos lecteurs de leur fidélité, qui permet de faire vivre un espace intellectuel indépendant qui nous semble plus indispensable que jamais en cette période de grandes opérations de rachats dans les médias.
- 1.
Jérémy Robine, « Des ghettos et la nation. Conflit géopolitique à propos des enfants français de l’immigration postcoloniale », Hérodote, no 130, 3e trimestre 2008, p. 173-208.
- 2.
Pierre Gibert a récemment établi une magnifique édition critique de son Histoire critique du Vieux Testament, Paris, Bayard, 2008 ; voir aussi, du même, l’Invention critique de la Bible. xve-xviiie siècle, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque des idées », 2010.
- 3.
Gerd Theissen, l’Ombre du Galiléen, Paris, Cerf, 1988.
- 4.
Le livre le plus important de Theissen est intitulé : Histoire sociale du christianisme primitif, Genève, Labor et Fides, 1996. Mais de nombreux autres travaux exégétiques de langue française, dans le domaine de l’histoire sociale, de l’eschatologie, de l’apocalyptique, de la sagesse, totalement ignorés par Gowler, mériteraient citation.
- 5.
Herta Müller, Niederungen, Bucarest, Verlag Kriterion, 1982 ; Berlin, Rotbuch Verlag, 1984.
- 6.
H. Müller, L’homme est un grand faisan sur terre, Paris, Maren Sell, 1988.
- 7.
Id., la Convocation, Paris, Métailié, 2001.
- 8.
Id., Le renard était déjà le chasseur, Paris, Le Seuil, coll. « Cadre vert », 1990.
- 9.
Clin d’œil à Sherwood Anderson.
- 10.
Voir les recensions des deux derniers romans dans Esprit de février 2008 et de décembre 2009.
- 11.
Des annexes et références se trouvent sur un site, www.fredericmartel.com, contenant de nombreux tableaux, par exemple les conglomérats mondiaux (35 pages), etc.
- 12.
Uniquement des films à effets spéciaux pour adolescents américanisés.
- 13.
L’émission que produit Frédéric Martel sur France Culture, Masse critique, est spécifiquement consacrée aux industries culturelles et à leur économie. Elle se distingue parfaitement des émissions consacrées à l’art et à la culture. Françoise Benamou y tient une chronique consacrée aux pures questions économiques. On a l’impression que ce point de vue (parfaitement « matérialiste ») sur ces sujets est souvent plus près de la vérité des objets traités que les grandes émissions conceptuelles (et « idéalistes »).
- 14.
Après les blockbusters américains classés en millions de dollars, les dix plus gros succès français classés en millions d’entrées : 1. Bienvenue chez les ch’tis : 19 millions ; 2. La grande vadrouille : 17 millions ; 3. Astérix et Obélix : mission Cléopâtre : 14 millions ; 4. Les visiteurs : 14 millions ; 5. Le corniaud : 12 millions ; 6. Les bronzés 3 : 10 millions ; 7. Taxi 2 : 10 millions ; 8. Trois hommes et un couffin : 10 millions ; 9. La guerre des boutons : 10 millions ; 10. Les misérables : 10 millions. Portons un jugement cinéphilique : dans ces dix films, huit comédies, et aucun chef-d’œuvre du cinéma comique français.
- 15.
L’observation que les inégalités ne sont pas plus fortes là où les élèves sont scolarisés plus longtemps (p. 78) aurait plus de portée si les inégalités de compétences étaient mesurées à la sortie du système scolaire plutôt qu’à 15 ans, mais, hélas, les premières restent inconnues, à l’inverse des secondes, mesurées par le programme Pisa.
- 16.
Il serait intéressant, à cet égard, d’étudier si le climat s’est tendu dans les écoles américaines entre les années 1970, pendant lesquelles les avantages salariaux de la réussite scolaire étaient faibles, et la période postérieure, où ils sont devenus beaucoup plus forts.