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Kler

Ces dernières années, la Pologne nous a habitués à des enthousiasmes nationaux-catholiques excessifs. Or voilà que sort un film de fiction polonais qui se gausse des péchés du clergé. Il s’intitule Kler (Le Clergé), c’est le cinquième réalisé par ­Wojciech Smarzowski, avec à l’affiche quelques-uns des acteurs les plus populaires du moment. Le sujet : la vie de trois prêtres qui se soûlent volontiers ensemble et de quelques évêques dans la Pologne d’aujourd’hui. L’envers de l’Église et ses péchés : corruption, pédophilie, concubinage, cynismes, exploitation des fidèles, arrangements douteux avec les politiciens. Ces trois prêtres, sur les 30 000 que compte le pays, méritent-ils le caractère généralisateur du titre ? C’est ce que semble considérer le public. Prix spécial du jury au festival du film polonais de Gdynia en septembre, la rumeur s’est répandue et quand, le 28 septembre, il est sorti couvert d’insultes par la presse du régime conservateur, les foules se pressaient dans les salles. Les multiplex ont dû improviser et lui attribuer tous leurs écrans. Dans un pays où la fréquentation des salles de cinéma est plutôt modeste, 900 000 spectateurs se sont présentés. Du jamais vu depuis 1989 ! Et ça s’est poursuivi. Quinze jours plus tard, on en était à cinq millions. Les salles se remplissaient un quart d’heure avant le début de la séance, avec des files ­d’attente impressionnantes, et dans la salle un silence spécial, une sorte de gravité brisée de temps en temps par un éclat de rire général. Ainsi, quand la maîtresse d’un des curés lui annonce être enceinte, l’autre réagit, agacé : « Mais, tu ne pouvais pas faire attention! » Et la fille de répondre : « Mon père… c’est contraire à ma foi. »

Car il y a de l’humour dans ce film sévère et à charge. Son auteur s’est déjà distingué par des films chocs, comme ża (2011) sur l’arrivée de l’Armée rouge en 1944 et les viols de masse, ou Wołyń (2016) sur les massacres de Polonais par les nationalistes ukrainiens en 1943-1944. Certains apprécient son ton. Le propos est toujours direct, appuyé, parfois caricatural. Dans Kler, chacun reconnaît ce qu’il sait déjà, mais n’ose pas s’avouer, sur son église. Un critique écrivait lors du festival de Gdynia : « Après avoir vu la bande-annonce sur le net, nous nous attendions à un festin de blagues épaisses, un cinéma fabriqué à la hache. Or, presque rien de cela, les scènes spectaculaires de la bande-annonce se limitent au prologue, puis nous avons du cinéma sérieux et honnête. ­Wojciech Smarzowski peut aborder la question de la foi, il nous parle de l’institution et des gens qui la composent. Des pécheurs, parfois répugnants, qui cherchent tout de même leur purification. […] Smarzowski nous fournit un miroir dans lequel nous devons nous regarder[1]. »

La pédophile est abordée avec subtilité. Pas de scènes graveleuses, mais des personnages complexes, avec une insistance sur le point de vue des victimes. Le regard d’un jeune garçon qui se tait, des adultes qui racontent à un journaliste ce qu’ils ont subi enfants. Ce sont d’ailleurs des témoignages authentiques publiés dans la presse polonaise libre et dans des livres, notamment celui d’Ekke Overbeek, un journaliste belge correspondant en Pologne, paru au début de l’année et qui est explicitement évoqué dans le film[2]. De même, un quotidien en ligne rapporte une déclaration de Marek Lisiński, le président de la fondation N’ayez pas peur, consacrée aux victimes des prêtres pédophiles : « Rien n’est inventé dans ce film sur la pédophilie, a-t-il déclaré. Je connais ces cas. Ce sont des personnes dont ma fondation s’occupe. » D’ailleurs, Smarzowski et son scénariste l’ont consulté. Et le journaliste de déplorer les attaques politiques contre Kler : « Les critiques – principalement des prêtres, des politiciens de droite et des publicistes – accusent Smarzowski de donner une image trop partiale du clergé, de ne montrer qu’une série de péchés capitaux en omettant les vertus. En effet, les personnages principaux de Kler sont avant tout des pécheurs. Ils boivent comme des trous, couchent avec leur gouvernante et des enfants de chœur, font payer trop cher les services sacerdotaux, corrompent les politiciens, et sont eux-mêmes corrompus par des gangsters. Et quand ils essaient de résister au mal dans l’Église, ils sont condamnés à l’échec et à l’exclusion [3]. » C’est authentique. C’est ce qui en fait un événement, et met l’Église polonaise sur la sellette.

Le courage du réalisateur a été salué, son audace lui a valu le prix à Gdynia. Les grandes plumes de la critique cinémato­graphique ont toutefois apprécié diversement ses qualités artistiques. Ainsi, Tadeusz Sobolewski a vu « un grand film, captivant, qui ne laisse pas un instant pour souffler. Pas un film anti-Église, ni contre la foi. Apparemment, les prêtres, à qui Smarzowski a été le premier à montrer son film, ont dit que tout était vrai. » (Gazeta Wyborza). Plus réservée, Barbara ­Hollender trouve le film « fort, mais non sans ambiguïté. J’espère qu’il deviendra une voix dans une discussion sérieuse et substantielle » (Rzeczpospolita). Quant à Agata Szczęśniak de Krytyka Polityczna, elle voit dans la réaction du public une vérité : « Les réactions des spectateurs prouvent qu’ils veulent qu’on leur dise cela. » Ce qui rend « vraiment important » ce film « artistiquement quelconque. » Et positif : « Si le geste de Smarzowski contribue à l’auto-purification de l’Église en Pologne – et je crois qu’il y contribuera – ses faiblesses artistiques n’auront plus grande importance. »

Jean-Yves Potel

 

 

[1] - Jacek Wakar dans Kultura Liberalna.

 

[2] - Ekke Overbeek, Lękajcie się Ofiary pedo-filii w polskim Kościele mówią [Les victimes de la pédophilie dans l’Église polonaise parlent], Czarna Owca, 2013.

 

[3] - Daniel Flis, Oko press, 26 juillet 2018.

 

Jean-Yves Potel

Historien et politologue, spécialiste de l’Europe centrale (IEE – université de Paris 8), sur laquelle il a publié une quinzaine d'ouvrages dont Les Disparitions d’Anna Langfus (Noir sur blanc, 2014) et L’Europe nue (à paraître à l’automne 2002).

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