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Ernst Kantorowicz: A Life, de Robert E. Lerner

juil./août 2018

#Divers

Princeton University Press, 2017, 424 p.,  $39.95

Ernst Kantorowicz est connu avant tout pour un livre monumental, les Deux Corps du Roi (1958), dans lequel il explique comment, à la fin du Moyen Âge, les monarchies européennes se sont fondées symboliquement sur une théorie duale de la personne royale : à la fois corps mystique, donc permanent, à caractère divin, et corps naturel, particulier, exposé à la maladie et à la mort. En particulier, il montre comment cette représentation a ses origines dans la théologie chrétienne (la nature divine et humaine du Christ), et comment celle-ci a été progressivement laïcisée dans une théorie juridique de la monarchie, qui fonde en fait la théorie de l’État moderne, lui aussi perpétuel et impersonnel.
L’influence profonde de cette thèse, tout comme l’image de ­Kantorowicz lui-même, est restée toutefois dans l’ombre diffuse d’une jeunesse sulfureuse dans l’extrême droite allemande des années 1920. Son premier livre, une biographie de l’empereur ­Frédéric II Hohenstaufen (1194-1250), avait été perçu dès 1928 comme un manifeste nationaliste à la gloire d’un grand héros germanique. Que ce livre ait été lu et admiré par Hitler, Goebbels et Mussolini n’a évidemment rien arrangé : depuis, le soupçon de crypto-nazisme pèse sur Kantorowicz et sur son œuvre.
La belle biographie que Robert Lerner vient de publier ne mettra peut-être pas un terme à la polémique, mais elle devrait lui mettre des bornes. Le travail d’archives, l’exploration d’une masse de correspondances inédites et de nombreux entretiens nous apprennent tout ou presque sur la vie de ­Kantorowicz, ses amitiés, ses combats et ses humeurs.
Kantorowicz est né en 1895 dans une famille juive assimilée de Posnan, une ville qui deviendra polonaise en 1919 après quelques combats auxquels ce jeune bourgeois de bonne éducation a participé. Il est vrai qu’il avait fait toute la guerre depuis août 1914 sous l’uniforme, notamment en Argonne, et qu’il reprendra les armes contre la République des conseils, à Munich en mars 1919. Il l’a dit et écrit : il a tué lui-même des communistes. Peu après ces événements, il s’inscrit à l’université de Heidelberg, en économie et en finance, a priori pour se préparer à reprendre ­l’entreprise familiale. Mais il s’ennuie ferme, en particulier dans les cours d’Alfred Weber, frère cadet de Max, connu localement sous le surnom de Minimax. D’ailleurs, le premier travail de recherche de Kantorowicz, qui lui vaut le titre de Docteur, est sèchement condamné par son biographe – apparemment, c’était du niveau d’un mauvais mémoire de maîtrise.
Le vrai tournant intervient peu après. En 1920, il devient un proche du grand poète symboliste Stefan George, adulé depuis le début du siècle par une grande partie de la jeunesse étudiante (dont Walter Benjamin). Autour de lui s’est formé un cercle de jeunes hommes (principalement), qui voient dans le Maître le prophète d’une Allemagne régénérée, conduite par une élite spirituelle, héroïque, en rupture avec le matérialisme de la vie bourgeoise, la République de Weimar et bien sûr le Traité de ­Versailles. On est donc ici dans un des multiples courants de ­l’extrême droite allemande d’après 1918, proche par exemple de Ernst Jünger ou de Ernst von Salomon, et très éloigné à cette époque de ce monde de semi-­délinquants dont seront issus les nazis.
Très vite, Kantorowicz devient un membre éminent du cercle de George où, avec bien d’autres, il fait l’expérience évidente d’une domination charismatique, au sens fort que Max Weber donne à ce terme. Il se définit lui-même comme le valet de chambre du Maître, il change le graphisme de son écriture pour suivre ses consignes et il déclare qu’il ne se passe d’heure sans qu’il pense à lui. La connotation sexuelle est transparente et, de fait, les relations homosexuelles étaient très présentes dans le cercle. ­Kantorowicz lui-même, nous dit R. Lerner, a été toute sa vie un bisexuel assumé et très entreprenant, toujours attentif à l’effet de sa présence physique sur son entourage.
Si les années de jeunesse sont, comme souvent, le cœur de la biographie, le second grand thème du livre est la rupture lente mais radicale avec cette jeunesse, et en particulier avec le nationalisme brûlant des années de Heidelberg. R. Lerner est toute­fois très prudent ici : il expose les faits beaucoup plus qu’il n’avance sur le terrain de l’interprétation et de ­l’empathie. Il suggère cependant trois clés de cette longue aliénation.
D’abord, il y a la parution de ­Frédéric II, qui est à la fois un très grand succès public (d’où Goebbels, Hitler,  etc.) et une sorte de scandale académique : pas de notes en bas de page, pas de références bibliographiques, un style brillant mais bien trop marqué par ­l’interprétation, ­l’allégorie et «  l’imagination créatrice  » (en français dans le texte). En un mot, c’est un tour de force, mais ce n’est pas bon pour la carrière. Il faudra attendre ­l’invitation de l’université de Francfort, de création récente, pour que ­Kantorowicz obtienne en 1930 un poste de professeur, sans passer par l’habilitation et avec quelques appuis à Berlin. Reste aussi ce véritable aveu : il passe trois ans à rédiger un «  supplément  » à Frédéric II, en fait un second livre, qui inaugure le style massivement érudit qui marquera toute la suite de sa carrière. Une rupture qui semble signaler un déplacement de l’allégeance, du Maître George à l’Université, conçue comme une sorte de sacerdoce. Il le rappellera plus tard : les prêtres, les juges et les professeurs sont les seuls à porter encore la toge.
Mais, la fin des années Heidelberg, c’est aussi 1933, avec l’arrivée au pouvoir des nazis, que rejoignent bien des membres du cercle de George, lequel meurt en novembre. Ici, R. Lerner est très net. Dès 1930-31, Kantorowicz exprime clairement son inquiétude devant l’évolution du pays. Au printemps 1933, sous la pression des étudiants nazis, il demande une mise en congé (avec salaire) dans une lettre aux autorités universitaires où il souligne, sans grande gloire, son passé d’ancien combattant et son engagement nationaliste. Il faudra attendre la fin de l’année pour qu’il prenne ses distances, dans une leçon publique où la tonalité critique et le judaïsme sont assumés sans ambiguïté. Il reste néanmoins à Francfort et voyage sans difficulté jusqu’en 1938, année où il part pour l’Angleterre avant de rejoindre rapidement Berkeley, puis Princeton en 1951 : l’exil américain lui sera bien plus facile que pour la majorité des réfugiés européens.
Après le cercle de George et le nazisme, la dernière rupture avec le passé, c’est donc l’Allemagne comme telle. Un premier séjour à Oxford en 1934 (où il rencontre Marc Bloch), mais surtout la guerre, la Shoah et la mort de sa mère, à Theresienstadt, achèvent de rompre le lien charnel avec l’ancienne patrie : «  Pour ce qui est de l’Allemagne, ils peuvent mettre tout le pays sous une tente et ouvrir le gaz.  »
Bien sûr, il est impossible de savoir ce que conservait de sa jeunesse cet homme tôt vieilli, qui ne s’aime plus et qui nous est présenté, dans ses dernières années, comme à la fois acariâtre, misogyne et alcoolique. La fidélité spirituelle à Stefan George ne fait pas moins de doute que le rejet de Frédéric II, dont il refusera pendant plusieurs années la réédition en langue allemande. Ce qui reste sans doute, et dont témoignent les Deux Corps du Roi, c’est la question du charisme dans un monde rationalisé et routinier, ce monde sans dieux où la permanence des institutions n’est plus un mystère. Alors qu’une lecture commune de ce livre s’attache toujours à la seule dimension mystique de cette dualité corporelle, c’est la transition vers l’État et la politique modernes qui en sont le vrai enjeu, parallèle peut-être à l’expérience propre de Kantorowicz, sur la longue route qui, de Munich et Heidelberg, l’a conduit à Berkeley et Princeton, ces temples du libéralisme américain d’après-guerre.


Jérôme Sgard

Jérôme Sgard

Docteur en économie, Jérome Sgard est professeur d’Économie Politique à Sciences Po. Auparavant, il a notamment été chercheur au Centre d’études prospectives et d’informations internationales (CEPII). Il est notamment l’auteur de L’Économie de la panique (La Découverte, 2002) et Europe de l’Est : la transition économique (Flammarion, 1997).…

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