Sur les traces de l'État, à Washington
Le chercheur qui travaille sur les relations entre le Fonds monétaire international (Fmi) et le gouvernement américain peut être conduit à prendre un peu de recul sur les dernières crises : comment fonctionnait cette relation avant la globalisation, avant les changes flottants, avant même la décolonisation ? Ce faisant, il aura l’occasion d’observer, brièvement mais très matériellement, ces deux institutions sous un angle inattendu : les archives que chacune laisse derrière elle et la manière dont elles les conservent. En un mot, leur trace.
Derrière l’efficacité apparente
Ainsi notre chercheur va-t-il se retrouver un matin au milieu des énormes bâtisses néo-classiques qui font le charme de la capitale fédérale : à mi-chemin entre le Congrès et la Maison-Blanche, et pas très loin du siège du Fmi. Mais au lieu d’affronter immédiatement une climatisation glaciale, ou bien l’incroyable désuétude de la Library of Congress, il va prendre un petit minibus gracieusement offert par le gouvernement américain et, pendant près d’une heure, il va parcourir la banlieue de Washington, apercevoir la campagne, circuler entre d’anciens villages coloniaux. Enfin, il arrive dans les nouveaux bâtiments des National Archives, agréablement installés parmi les arbres, en retrait de la circulation, où l’attendent tous les contrôles prévisibles : le passeport, la pupille gauche et le pouce droit, l’ordinateur ouvert, l’appareil photo sur la table, les numéros de série soigneusement relevés. À l’américaine, le personnel est ouvert, serviable, diligent et attentif aux règles.
Vient alors une série de petits signaux bizarres que le chercheur note à peine, tant il est concentré sur le plan d’ensemble, sur la procédure qui lui permettra d’arriver au plus vite là où il veut en venir. Par exemple, bien avant que ne lui arrive entre les mains le premier document, l’archiviste va lâcher en biais à l’Européen de passage une remarque à la fois interrogative et dépitée, suggérant que ce dernier sait ce qu’est une vraie archive. La vieille Europe sait administrer son passé, laisse-t-il entendre, dans une sorte de concession inattendue, comme si sa profession d’archiviste le renvoyait lui-même à une Amérique pré-impériale, presque coloniale, encore dans l’ombre des grands et des puissants États européens.
Très vite, on va mieux saisir la portée de cette exception à l’assurance professionnelle invincible avec laquelle les Américains nous considèrent d’habitude – vous avez peut-être la sagesse et l’expérience, mais en réalité elles vous encombrent. Par exemple, là où l’on s’était cru modestement embarrassé pour maîtriser à distance le catalogue digital, on s’aperçoit que ce n’était pas le cas. Il est réellement fruste et, pour affiner sa recherche, il faut en passer par de grands classeurs rangés bord à bord : State Department, Indian Affairs, Federal Highways, Treasury, Veterans, etc. On va donc s’asseoir dans un habitacle de verre pour compulser ces gros dossiers, relever les cotes au crayon, et demander à nouveau l’aide des diligents archivistes pour entrer le tout en machine. Ici aussi, en effet, le logiciel n’est pas commode et d’ailleurs votre voisine vous fait un clin d’œil – c’est toujours comme ça, il faut un très long entraînement pour y arriver ! This software is a real challenge !
Ce n’est pas tout. Les dossiers eux-mêmes, puis les boîtes d’archives qui sont livrées sur des gros chariots, sont classés et organisés de manière incroyablement approximative, presque improvisée. Alors que la clé d’une bonne archive est un principe de classement fonctionnel, permettant à l’utilisateur de s’orienter au mieux, on s’aperçoit ici que le problème n’est pas seulement le logiciel informatique, au bout des doigts du chercheur : c’est aussi le papier, les cartons et les rayonnages qui résistent à l’interrogation. On s’attendait par exemple à ce que la simple correspondance entre le Département du Trésor et le représentant américain au Fmi forme une série de documents bien délimitée, au périmètre stable, et auxquels on puisse se reporter aisément. Quelles consignes lui a-t-on données ? Et pour quels motifs ? Avec quel argumentaire ? Eh bien, non seulement il n’y a pas de continuité dans le temps – les séries s’interrompent au bout de deux ou trois ans – mais en outre ces pièces sont généralement mélangées avec d’autres documents (mémos internes au Fmi ou à l’administration, coupures de presse, contribution de tel ou tel think tank, compte rendu d’une conférence internationale, etc.). Et l’expérience se répète, carton après carton.
La surprise est grande et l’embarras au moins égal. Au bout d’une journée, le chercheur a certes trouvé des choses intéressantes et il sait qu’il en trouvera d’autres, mais c’est un peu par chance. Il est rare que dans des archives on ne trouve rien. Le vrai test est de trouver raisonnablement tout ou presque, sur un sujet donné, ce qui suppose de passer au tamis un ensemble délimité de dossiers (qui peut être très volumineux), avant d’appliquer des coups de sonde plus ou moins nombreux dans les couches sédimentaires voisines. Peut-être était-on réellement engourdi ces jours-là et pas très alerte, ou peut-être fallait-il à nouveau un très long entraînement. Quoi qu’il en soit, dans les Archives fédérales américaines, cette assurance raisonnable d’avoir couvert son terrain est plutôt difficile à acquérir. Et ça, c’est une impression que le chercheur n’aime pas du tout.
Les archives et la construction de l’État
Progressivement, toutefois, on comprend que ce n’est pas seulement cette administration banlieusarde qui manque de personnel qualifié pour traiter les camions de papiers qui lui sont livrés. On n’est pas confronté à un problème d’entropie interne aux archives, une fois qu’elles ont été qualifiées et traitées comme telles par l’institution – des catégories de rangements qui se diluent peu à peu, des dossiers qui bavent, les chariots qui se perdent, des utilisateurs inattentifs qui redistribuent les pièces entre les cartons. Le constat porte, de manière oblique mais précise, sur le fonctionnement de l’État américain au travail.
Principalement, ces assemblages disparates nous apprennent trois choses. D’abord, on ne trouve aucune archive personnelle : pas un seul document manuscrit, pas une seule lettre n’est disponible, même pour des époques où il n’y avait ni mail, ni fax. En d’autres termes, les cadres du ministère s’en vont avec leurs papiers, depuis le secrétaire au Trésor jusqu’à des niveaux hiérarchiques relativement bas. C’est le spoil-system, ou les dépouilles. Et qu’en font-ils après ? Peut-être conservent-ils le tout chez eux, ou bien vont-ils en faire don à leur université préférée, ou encore le transporter dans le bureau de consultant pour lequel ils vont travailler. Qui sait ?
Ensuite, dans la profondeur de ces dossiers, on n’a rien croisé qui ressemble à une archive d’État : un dépôt raisonné de ses actes politiques et administratifs significatifs, de sa correspondance, de ses délibérations. Alors qu’on nous a appris que, depuis au moins la Renaissance, les administrations royales se sont constituées autour de la conservation et de l’enregistrement des décisions souveraines, ici il n’en est rien. La continuité de l’action de l’État fédéral n’apparaît pas dans son paper-trail. Enfin, ce qui reste semble représenter des reliquats en vrac de dossiers personnels, constitués en fonction des sujets à traiter, en gros par l’équivalent en France des directeurs et sous-directeurs d’administration centrale. Simplement, quand il a fallu libérer les bureaux et les armoires, les Archives se sont contentées apparemment de verser ces restes de dépouilles dans des cartons, de ranger ces cartons linéairement et de rajouter quelques pages vaguement descriptives dans les gros classeurs. On exagère à peine. Ou bien le Département du Trésor est très particulier, à moins que ce soit la division des affaires économiques internationales.
Au-delà, en effet, on ne saurait généraliser et entonner à nouveau le grand air de « l’Amérique, pays sans mémoire ». Des quantités énormes d’enregistrements, de séries et de dénombrements sont réalisées et classées partout, aux États-Unis comme ailleurs, année après année. Ce pays est plein d’institutions en tout genre, publiques ou privées, locales et nationales, qui font fonctionner le pays. Et elles-mêmes ne sauraient opérer sans une mémoire dure – codée, classée, enregistrée et consultée. Ainsi, les États-Unis ont un très gros appareil de production statistique, en place parfois depuis les années 1920. Comme tout pays de Common Law, les décisions de justice sont précieusement conservées et classées. Des milliers de pupilles et de passeports sont photographiés tous les jours, et on se souvient certainement des numéros de dossiers consultés par tel Européen, dans tel service fédéral. Enfin, une bonne partie du matériel politique vraiment important se retrouve sans doute dans les bibliothèques créées ici et là sur tout le territoire américain, par chaque Président, une fois qu’il a quitté la Maison-Blanche. Mais, même dans ce cas, il n’y a pas de continuité des fonds et ceux-ci ne sont pas aisément disponibles pour les administrations successives, et les chercheurs.
Les principes observés de constitution et de classement des archives fédérales témoignent donc avant tout d’un problème à la source, à Washington centre-ville, plus qu’à sa destination dernière – à une heure de route, dans le Maryland. Et en perspective, on croit avoir vu là l’expression anecdotique mais très pointue d’un problème général des Américains avec leur État fédéral : contesté, méprisé et souvent mal géré. Il y a bien un problème avec le logiciel.
Contrepoint washingtonien
En comparaison, les archives du Fmi appartiennent à la vieille Europe : celle des vieux États, construits autour de leur Trésor public et d’administrations de service public. Ici, tout est numéroté et rangé rationnellement depuis la mise en place de l’institution, en 1946 ; une partie importante des fonds a déjà été numérisée ; sur chaque question, les productions des différents départements sont clairement identifiables et les relations avec chaque pays membre sont aisées à parcourir. Enfin, les minutes du Conseil exécutif sont, elles aussi, accessibles au public après un délai de dix ans. La seule touche américaine vient des papiers personnels des directeurs généraux, c’est-à-dire les patrons successifs de l’institution, qui jouent un rôle majeur compte tenu d’un fonctionnement très hiérarchisé. Ici, apparemment, il y a une part discrétionnaire. Alors que les papiers de Jacques de Larosière (1978-1987) semblent être restés pour leur plus grande partie à Washington, le personnel du service des Archives s’étonne de l’étroitesse des dossiers laissés par son successeur, Michel Camdessus (1987-2000).
Mais, au total, l’ensemble témoigne d’une technocratie classique, à l’ancienne, dont le point d’honneur est d’avoir un dossier prêt, disponible dans la journée, sur tous les sujets qui peuvent intéresser le prince. Que ce soit le programme de soutien du Fmi à l’économie française en 1957, la crise mexicaine d’août 1982 ou le G7 de 1998. Quant au chercheur, il aura compris très vite que s’il veut faire l’histoire de ces épisodes, il aura beaucoup plus vite fait d’aller au Fmi ou dans les vieilles archives européennes, plutôt que d’explorer les traces incertaines de l’État américain.