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L’élément de la parole: à partir de Jean-Toussaint Desanti

Militant du parti communiste dans les années 1950, auteur de nombreux articles dans La Nouvelle critique, Jean-Toussaint Desanti a longtempsadhéré à l’idéologie communiste. Une fois quitté le parti, il s’est interrogé sur les raisons pour lesquelles on succombe ainsi à la croyance et à la « servitude volontaire ». Fidèle à la tradition phénoménologique, il se demande si la déduction conceptuelle n’est pas propice à oublier l’événement, le singulier, et à nourrir l’idéologie.

L’énigme que cherche à élucider Jean-Toussaint Desanti dans Un destin philosophique, quand il fait retour sur l’engagement communiste qui fut le sien dans les années 1950, ne peut se ramener à des « raisons » d’ordre historique, psychologique ou sociologique, telles que le sentiment d’avoir raison historiquement, la fraternité d’armes issue de la Résistance, le poids de l’Union soviétique, la volonté de puissance d’intellectuels désireux d’exercer un pouvoir, la confiance faite par la classe ouvrière au parti communiste, la virulence de l’anti-communisme, le goût de la dissidence, le refus de l’ordre bourgeois, le prestige du marxisme, la structure quasi ecclésiale du parti communiste, etc. Non qu’il ignore le poids de ces raisons, ni qu’il dédaigne que certaines d’entre elles aient pu valoir pour lui : au contraire, à plusieurs reprises1, il invoque certaines d’entre elles pour rendre compte de son attitude d’alors, et plus largement celle de ses amis et de ses proches, au premier rang desquels Dominique Desanti. Mais ces raisons ne peuvent expliquer une disposition plus fondamentale. Il écrit ainsi :

Il n’est pas question pour moi d’« expliquer » quoi que ce soit dans un tel domaine, à prendre du moins le mot explication dans son sens usuel : un discours exposant comme on dit les « tenants et aboutissants », les « connexions objectives », les « exigences nécessaires », les « détours historiques » selon lesquels de tels partis [i.e. les partis communistes] se sont manifestés dans le cours d’une histoire. […] Pour de tels discours la matière ne manquera jamais. Or que « la matière ne manque jamais », c’est cela qui me fait problème. Quelle est cette matière qui ne manque pas ? Comment se constitue-t-elle ? Pour qui ? Comment ? Dans quel jeu de relations intra-humaines ? Ou bien on se résout à aborder ces questions, ou bien, si « informés » que soient les discours explicatifs, ce qu’ils veulent dire demeurera non compris. Ce qui, bien entendu, n’empêchera nullement qu’on les produise, qu’on les répète, qu’on les complète, qu’on les réaffirme. Les produire il le faut, s’en contenter n’est pas suffisant2.

La constitution de la croyance

De quoi est-il alors question ? Quelle est cette strate d’analyse dans laquelle propose de s’engager Jean-Toussaint Desanti ? S’agit-il là d’un « sol » plus fondamental ou plus originaire sur fond duquel s’enlèveraient les déterminations précédentes ? Avant d’en venir à ces questions, il importe d’abord de situer l’importance de l’enjeu. Si, comme Desanti semble l’indiquer, les « raisons » que l’on invoque ordinairement pour « expliquer » l’engagement stalinien et ses dérives, ou plus largement l’engagement communiste, sont insuffisantes, c’est aussi que ses prestiges, mais aussi ses fourvoiements sont, jusqu’à un certain point, irréductibles à ces « raisons », et en sont quelque part indépendants. C’est donc qu’ils peuvent perdurer par exemple chez ceux qui ont rompu totalement avec le stalinisme, et même avec le communisme, voire qui en pourfendent les méfaits avec la dernière énergie, mais en conservent une certaine disposition, laquelle ne se laisse pas aisément ramener à une constance psychologique : on songe par exemple à deux contemporains de Desanti, quoique diamétralement opposés, Annie Kriegel et Roger Garaudy. Ou encore, c’est qu’une telle disposition peut se retrouver dans un autre contexte que celui du communisme. Que les effets de cécité au réel et de torsion de la vérité, ce que Desanti appelle la « pensée captive », à la suite de Milosz, ne se réduisent pas aux circonstances qui ont été celles de l’essor du communisme stalinien, qu’ils peuvent toujours continuer de se produire, en d’autres lieux, selon d’autres modalités (sans doute moins extrêmes, on en conviendra, tant ces circonstances pesèrent malgré tout et s’il est vrai que l’expérience nous enseigne malgré tout quelque chose). Et qu’y revenir ne relève pas seulement d’une histoire de la pensée, ou d’une histoire politique, attachées à éclaircir quelque point d’un passé révolu, qui ne présenterait, pour nous qui nous mouvons dans une tout autre conjoncture politique et philosophique, qu’un intérêt d’érudition, mais concerne au plus près la question de l’élucidation de notre présent.

Dans son livre, Desanti part du phénomène de la croyance et s’interroge sur sa structure. Il est vrai que ce point de départ est en effet un préalable nécessaire à qui veut comprendre les aberrations, à la fois intellectuelles et éthiques, engendrées par certaines croyances, en particulier celle qui l’anima dans les années 1950.

Mais il est loisible de choisir un autre point de départ. Soit les trois modalités de l’être collectif que définit Desanti dans son ouvrage, à travers trois modes de la parole collective : la parole déléguée du représentant habilité, la parole spontanée du groupe, la parole prophétique qui, solitaire, vise un groupe possible. De la seconde il dit explicitement ce qu’elle doit à l’analyse sartrienne du groupe en fusion :

C’est le cas de groupes « en fusion » que Sartre a admirablement analysés dans la Critique de la raison dialectique et dont les événements de mai 68 nous ont donné de nombreux exemples3. Ces « assemblées générales » où certains prenaient une parole que nul ne leur donnait et que nul ne leur contestait. […] Prise en bloc, l’assemblée générale constituait un groupe en fusion, et si régionalement elle pouvait être infléchie, elle ne l’était jamais totalement, en raison de son ouverture et du flou de ses frontières. N’importe qui pouvait y casser les jeux tactiques des groupes organiques. Même situation dans une manifestation spontanée, sans mots d’ordre préalables, où tous (ou un grand nombre) parlent ensemble, sur le tas, sans s’être concertés, face à la situation mouvante. Groupes dans chaque cas transitoires, comme lieux de libres paroles et de libres cris4.

La question devient : comment passe-t-on de cette libre parole spontanée à la parole instituée d’un parti, d’un groupe hiérarchisé, comment la parole est-elle à nouveau confisquée ? C’était déjà la question de Sartre. Mais tandis que ce dernier construit une dialectique qui fait retomber l’effervescence du groupe en fusion dans la fraternité-terreur, comme s’il n’était pas possible d’échapper à cette malédiction, Desanti ne voit aucune fatalité dans cette captation. À vrai dire, la genèse qu’il propose de la forme parti ne se déduit pas du groupe en fusion, qui figure simplement comme une autre modalité de l’être en groupe que celle du groupe institué, l’une des trois modalités qu’il distingue. Quand il propose quelque chose comme une genèse, c’est à une autre expérience qu’il renvoie, la sienne propre, celle de l’engagement éthique tel qu’il l’a ressenti pendant la guerre, au spectacle de la rafle du Vel d’Hiv et des enfants juifs rassemblés pour la déportation. De là date non une conscience politique, elle lui était préalable, mais une impérieuse décision d’agir, qui est d’abord une envie de meurtre. Puis ce sera l’engagement dans la Résistance, et l’apprentissage de la clandestinité. Tout naturellement en découlera l’adhésion au parti communiste, bien entendu pour des raisons idéologiques, probablement aussi à cause de circonstances particulières (rencontres, etc.). Il reste que celle-ci effective, à la Libération, tandis que le parti peut agir au grand jour, le mécanisme de la pensée captive va tout naturellement se glisser dans l’expérience de la clandestinité.

On est loin ici, par l’intensité et le caractère dramatique des enjeux, de l’effervescence de 68, même si pour les acteurs cet engagement ne fut ni léger, ni dérisoire, et si certains d’entre eux mobilisèrent de manière excessive le référent de la Résistance : nouvelle résistance, nouveaux partisans, assimilation hâtive du pouvoir au fascisme, rhétorique dans laquelle s’ébroue encore aujourd’hui un Badiou pataud (il est vrai que ce dernier fut dans les années post-68 le grand timonier d’un groupuscule maoïste qui se distingua particulièrement des autres par trois traits : l’usage délibéré de la violence, le culte du chef et une indifférence souveraine à l’événement, qui poussa très loin le déni de réalité). Mais, ni dans la capture de Mai 68 par les léninismes groupusculaires, trotskistes ou maoïstes, ni dans celle de la Résistance par le communisme, il n’y avait de nécessité ou de fatalité.

La relation qu’en fait Desanti ne prend pas l’allure d’une conséquence logique, ni même d’une détermination causale : il s’agit plutôt d’une disposition, d’un possible qui se trouvait là prêt à être déployé. C’est ce que révèle l’analyse de la structure dans laquelle s’enracine le phénomène que Desanti appelle « pensée captive » : une pensée qui reste autonome, qui n’est pas une erreur ou une illusion, encore moins un mensonge délibéré, qui n’est pas non plus une pensée contrainte, mais qui s’organise en fonction d’un discours auquel on prête une légitimité supérieure, une autorité plus grande : le discours du parti. Cette autorité et cette légitimité ne lui viennent pas de sa force théorique propre, ni de sa « vérité » telle qu’elle pourrait être attestée par les procédures habituelles de vérification des énoncés, mais d’une conviction préalable dans sa « justesse ». Comment se constitue dès lors cette conviction ? Tel est l’enjeu des analyses déployées dans Un destin philosophique. Nous voilà reconduits à la croyance. Je ne vais pas reprendre ici le détail des analyses parfois fort subtiles par lesquelles Desanti entreprend de rendre compte de la constitution de ce noyau de convictions partagées qui fait tenir ensemble les adhérents d’un parti, d’une Église, d’un groupe structuré quelconque. Pour les résumer à l’excès, disons ceci : ce noyau de convictions se constitue et se renforce par la médiation d’un autrui pris dans la même structure de croyance. Celui-ci est à la fois un autrui déterminé, proche, doté d’un visage, tel camarade, avec lequel des liens d’amitié ou d’inimitié ont pu se nouer, mais qui partage cette croyance, et un horizon d’autruis plus indéterminés, certains très lointains, mais dont le groupe atteste l’existence et qu’ils partagent ces convictions. Mais il faut encore préciser : qu’est-ce qu’une telle conviction ? Elle se déploie dans un champ que Desanti appelle symbolico-charnel, pour en baliser les accroches, le symbolique d’une part, cette présence/absence qui ouvre un espace, une faille et appelle à son remplissement, et le corps propre d’autre part, qui engage l’existence de celui qui appartient à ce champ et ouvre sur la nécessité du recours au symbolique. Or ce champ est parcouru de lignes de forces, que Desanti appelle des « flèches de renforcement » qui s’organisent dans des systèmes de renvois mutuels. Ces systèmes de renvois s’organisent à leur tour dans des « bassins de capture », où se sédimentent des expressions, des énoncés et sans doute aussi des postures que l’on peut qualifier de crédogènes. Dans cette description, on perçoit la technique de celui qui, nourri de phénoménologie husserlienne, a déjà eu l’occasion, dans un tout autre champ, celui des idéalités mathématiques5, de déployer les procédures de constitution de telles idéalités. Dans un tout autre champ, mais qui n’est pas sans présenter une analogie majeure avec le problème qui nous préoccupe : de même qu’il s’agit de rendre compte de la constitution d’un champ d’idéalités sans postuler des idées toutes faites qu’il s’agirait de découvrir, ni de les dissoudre dans des accumulations empiriques d’exemples, il s’agit ici de rendre compte de la constitution de collectifs soudés par des croyances, sans les rabattre sur une nécessité anthropologique (« le besoin de croire est inhérent à l’homme… ») recourant à des universaux (la religion, l’illusion, l’utopie, etc.), ni sur la simple succession d’événements fortuits.

La déprise de la croyance

Nous ne sommes pas ici simplement dans un champ d’objets – les croyances collectives – destiné à faire valoir la pertinence de la méthode phénoménologique (même si cela peut être considéré comme un bénéfice secondaire de la démarche), mais bien dans l’urgence d’un questionnement éthique et politique. Comment de telles croyances (le communisme et ses dérivés) ont-elles pu avoir lieu ? À supposer que les descriptions que donne Desanti de leur structure soient convaincantes (ce qu’on accordera ici par prétérition, mais que chacun a loisir d’aller vérifier en lisant attentivement les textes), trois questions surgissent : la constitution de tels collectifs capteurs de croyances est-elle inévitable ? Comment s’en déprendre ? Ces univers de croyances sont-ils équivalents les uns aux autres ?

Les exemples historiques déjà rencontrés (le communisme des années 1950, Mai 68) peuvent indiquer une voie : à l’évidence, si une telle capture est possible, voire même fréquente, elle n’a rien d’inéluctable. Des tentatives, des expériences, des individus ont témoigné de leur capacité de résister au flot dominant du communisme stalinien, soit en dehors du parti (l’expérience du Rassemblement démocratique révolutionnaire, Socialisme ou Barbarie), soit même en son sein (Tribune du communisme). Cela ne veut pas dire qu’ils aient été ipso facto à l’abri de tout entraînement collectif, des luttes pour le pouvoir ou des œillères idéologiques, de la tentation de servir une cause absolutisée : mais du moins les dynamiques y furent plurielles, les effets de distorsion moindres. Pour Mai 68 c’est encore plus évident : qui ne voit que l’héritage le plus fécond du mouvement ne fut pas dans les groupuscules, mais dans la multiplication de collectifs éphémères, de luttes spécifiques, de journaux pluralistes qui eut lieu dans l’après-mai, effervescence continuée à laquelle d’ailleurs la vie des organisations gauchistes n’était pas totalement étrangère, puisqu’elle finit par avoir raison de la plupart d’entre elles, de leurs certitudes et de leur forme de militantisme. Que cette capture se perpétue selon d’autres formes, avec d’autres acteurs, à d’autres occasions n’efface pas ce fait.

Mais n’en va-t-il pas de même de la « déprise » ? Au début de son ouvrage, Desanti questionne :

Qu’est-ce qui a déchiré l’univers circulaire ? Portait-il en lui une menace, un point de fragilité ? N’était-ce point le lieu où tous les fils semblaient se nouer qui était, au plus, un point fragile et menacé ? Comment est arrivé ce moment (qui ne se réduit pas au seul poids d’un événement : le xxe congrès du Pcus) où vient à manquer le sol de l’histoire, où le monde éthique semble s’écrouler, où plus un regard ne s’offre pour accueillir ton regard, où tu n’as plus de « dehors » dans quoi tu puisses encore enraciner tes discours ? À tel point que ce que tu tenais pour vrai devient alors formel et vide, sans substance6.

Mais cette question est comme oubliée en route, tant il s’attache à élucider les motifs du croire. Reste que cette déprise est possible, son exemple l’atteste.

Quant à la hiérarchie des univers de croyance, ne doutons pas qu’elle existe : la question est bien entendu de savoir si cette hiérarchie peut s’articuler d’une manière ou d’une autre à la structure même de la croyance.

Si là encore, on tente de mettre entre parenthèses la chaîne des explications causales (la psychologie des individus, le hasard des rencontres, la vertu illuminante d’une lecture, etc.), il me semble que l’on peut dégager deux récifs qui perturbent le flot de la capture, empêchent le cours des renforcements symboliques. L’un est de nature plutôt théorique, l’autre éthique. Tous deux s’articulent assez fortement à la possibilité de maintenir un engagement hors de la capture des appareils, à la déprise envers ces appareils et à la teneur qualitative des univers de croyance.

Le premier est en rapport étroit avec une manière d’enchaîner les énoncés : tout à la fin de son texte, Desanti note que la capacité d’enchaîner des énoncés de manière cohérente participait de la capture. Cela ne veut pas dire que l’exigence de cohérence, la rigueur des déductions produisent en elles-mêmes de la capture, mais qu’elles contribuent à la déguiser, à la cacher.

Ces « notions » (nommons-les des « quasi-concepts ») ne se réduisaient pas à leur apparente teneur intelligible. Et ces énoncés ne disaient pas seulement ce que leur contenu explicite signifiait. Pourquoi ? Parce que dans cette inversion qui masquait le poids symbolique de la région d’adhérence, ce poids se trouvait toujours renforcé. Si bien que ces quasi-concepts, ces énoncés de « statut théorique » qui semblaient ne devoir s’enchaîner explicitement qu’en vertu de leur intelligibilité même, ne formaient corps que par un effet de la teneur symbolique qui y était masquée. Les mots n’avaient donc pas le même sens pour les communistes que pour les autres. Ni les concepts non plus que nommaient ces mots. « Paix » cela pouvait désigner aussi bien la « guerre ». Ce qui est bien connu. Mais pour le « sujet » qui vivait captif en ce champ, « paix » signifiait explicitement la paix. Il reste que c’était la guerre qui se trouvait obliquement nommée. Tel était l’effet de l’irréel-réel pensé selon des médiations qu’il engendrait lui-même. À « essence bâtarde », « pensée captive ». Le paradoxe, l’effet de l’inversion, est que cette pensée capturée se voyait libre et s’exerçait selon cette apparence7.

Il y a des univers de discours, des styles d’énonciation, propres à susciter la croyance. Le destin du marxisme, du moins d’un certain marxisme, est d’avoir été de ceux-là. Cela, Desanti ne le dit pas explicitement. Mais il n’interdit pas de le penser :

Je laisse en suspens ce qu’il me faudrait éclairer encore : le mode de connexion de la teneur symbolique propre à la région d’adhérence et de la teneur intelligible propre au champ des énoncés possibles, à leur exigence de « systématicité8 ».

Cette piste nous entraînerait loin. Par exemple, pourquoi le style phénoménologique s’est-il trouvé bien plus approprié que tout autre pour énoncer la critique du totalitarisme (Lefort, Arendt) ? Pourquoi Desanti lui-même accentue-t-il son intérêt pour la phénoménologie au lendemain de sa rupture avec le parti communiste ? Ou encore : n’y a-t-il pas dans la capture idéologique, quelque chose de propre à séduire tout particulièrement les philosophes ? Toute déduction conceptuelle n’est-elle pas en un sens propice à oublier l’événement, le singulier, et à nourrir de « l’idéologie » ? N’en avons-nous pas sous les yeux de nos jours, dans de multiples domaines, des exemples criants (je pense à ces exercices de déduction conceptuelle de notions comme « l’école », « la laïcité », « la république », « l’universel », etc.) ? N’y aurait-il pas à creuser ici autour de certaines lectures de Spinoza, de la faveur dont jouit cet auteur chez les « doctrinaires », y compris le Desanti communiste lui-même ?

Laissons-là ces questions pour nous contenter de remarquer que certaines structures d’énoncés sont plus propices que d’autres à suturer la pensée, à empêcher que le manque ou le vide, l’énigme apparaissent.

Or c’est précisément ici aussi que surgit le second obstacle à la tentative de capture, ou encore l’occasion de la déprise. Dans la possibilité soudaine d’un manque, d’une déchirure dans un univers clos. Questionné sur les modalités de la déprise, Desanti répond :

On ne se déprend pas : ça se déprend. Ce n’est pas pareil. Cela tient au phénomène constitutif d’un univers de croyance. Cet univers est une connexion en devenir de modes de renvois symboliques dans le rapport réciproque avec l’autre, dans l’intersubjectivité. Or, ces modes de renvois sont toujours fragiles en raison même de la réciprocité de l’un à l’autre et du fait que l’autre est toujours un peu mystérieux. La connexion des modalités de renvoi, appelons-les des flèches de renvoi, ne peut se maintenir qu’en étant renforcée de l’extérieur. Il faut donc une parole de maîtrise pour les renforcer, une parole qui soit la source d’un renvoi tel que toutes les flèches qui constituent la vie du groupe se trouvent bouclées. Dès lors, tous les renvois symboliques jouent sous la garde de la parole du maître, quel qu’il soit. On a donc une parole de maîtrise qui suture tous les rapports symboliques9.

C’est la défaillance de cette parole du maître, de cette posture de maîtrise qui produit la déprise. Mais c’est dire aussi a contrario qu’il est nécessaire que les flèches de renvoi ne se bouclent pas pour que ce lieu de la maîtrise reste vide. Ce qui est l’ouverture vers un sens.

De la même manière procèdent l’ouverture éthique, et la possibilité de distinguer entre les univers de croyance.

Qu’est-ce qui distingue les bons recouvrements des mauvais ? C’est la façon dont ils font retour à la dimension d’avenir. […] Le bon recouvrement, c’est celui qui se réinvestit dans le mode d’installation du monde des gens qui sont maintenant présents et qui en porteront seuls le poids. […] Les bons recouvrements sont ceux qui sont effectués dans la pleine connaissance de leur mode de constitution et qui sont promesse d’avenir10.

Autrement dit, la question centrale est ici celle de l’ouverture. Et comme l’opérateur de cette ouverture c’est l’autre, la question de l’autre : le maximum d’ouverture au maximum d’autres, et à l’altérité maximale pourrait-on dire. Ce qui n’arrive pas, bien entendu. Mais dont, parfois, de manière fugace, la circularité ouverte du groupe en fusion nous offre le pressentiment. Une parole circulante, qui appartient à tous et en propre à personne, mais où chacun se reconnaît.

  • 1.

    Notamment dans le texte intitulé « Un témoin : Jean-Toussaint Desanti », qui fut publié une première fois en annexe au livre de Dominique Desanti, les Staliniens, Paris, Fayard, 1975, et qui est repris à la suite des articles publiés par Jean-Toussaint Desanti dans La Nouvelle critique, sous le titre Une pensée captive, Paris, Puf, 2008, textes présentés et commentés par Maurice Caveing, sous les auspices de l’Institut Jean-Toussaint Desanti de l’Ens de Lyon (voir « Librairie », infra, p. 232).

  • 2.

    J.-T. Desanti, Un destin philosophique, Paris, Grasset, 1982, rééd. avec une postface de Maurice Caveing, Paris, Hachette Littératures, coll. « Pluriel », 2008, p. 122-123.

  • 3.

    Desanti devait accueillir avec faveur les événements de mai 1968. Par ailleurs, Un destin philosophique a la forme d’une longue lettre en réponse à un questionnement de Maurice Clavel, qui était un ami de Desanti, mais qui fut aussi une des figures les plus en phase avec les événements et avec leur postérité.

  • 4.

    J.-T. Desanti, Un destin philosophique, op. cit., p. 62-63.

  • 5.

    J.-T. Desanti, les Idéalités mathématiques, Paris, Le Seuil, 1968.

  • 6.

    J.-T. Desanti, Un destin philosophique, op. cit., p. 37.

  • 7.

    J.-T. Desanti, Un destin philosophique, op. cit., p. 319-320.

  • 8.

    Ibid., p. 320.

  • 9.

    « Quand la croyance se défait », entretien avec Marc-Olivier Padis, Joël Roman, François Sebbah et Jacques Sédat, dans Esprit, juin 1997 ; repris dans le Philosophe et les pouvoirs et autres dialogues, Paris, Hachette Littératures, coll. « Pluriel », 2008, p. 378-379.

  • 10.

    J.-T. Desanti, Un destin philosophique, op. cit., p. 381.

Joël Roman

Philosophe, essayiste et éditeur Joël Roman prône « un multiculturalisme à la française », qui reconnaisse le pluralisme social et culturel de la société française, l’empreinte durable des immigrations post-coloniales, et sache adapter le modèle républicain à la multiplicité individuelle, à la nouvelle question sociale des banlieues et à la présence établie de l’islam de France. Il place ainsi les…

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