Le passage de témoin. Introduction
La réforme du bac, celle de la fiscalité (de la Csg notamment) et le projet de mise en place du service national obligatoire affectent ce que l’on peut considérer comme des marqueurs du passage de l’enfance à l’âge adulte et les relations entre les différentes classes d’âge. Ce dossier se propose d’identifier le problème intergénérationnel dans les sociétés modernes. Toutes les sociétés ont dû affronter le problème des barrières entre classes d’âge (enfance, adolescence, jeunesse, âge adulte, vieillesse…). Comment désormais celles-ci sont-elles prises en charge ? Pour répondre à cette question, il est d’abord requis de se défaire d’un préjugé naturaliste, selon lequel les classes d’âge seraient déterminées de manière purement biologique (par la puberté par exemple) : ces dernières sont d’abord déterminées par des relations de reconnaissance réciproques dans un contexte institutionnel donné. La dé-symbolisation accélérée du statut des tranches d’âge, que l’on peut apprécier par la disparition contemporaine des « rites de passage », selon le concept de Van Gennep, fait que toute gestion institutionnelle de leurs relations a quasiment disparu et ne subsiste que de manière indirecte par stratification salariale ou se vérifie de fait dans une ségrégation par la mode (vocabulaire, vêtements, lieux, musiques…).
Comme le montre Marcel Hénaff dans sa contribution, ce processus résulte principalement d’impératifs économiques qui effacent les différences et imposent une simple alternative entre productifs et non-productifs. Cet impératif génère un double bind : il faut être jeune pour être productif, mais il faut attendre son tour, ce qui génère une guerre d’empoigne pour la plus grande satisfaction des meneurs de jeu. Le grand problème des générations nouvelles, c’est que notre rite de passage majeur dans l’âge adulte est l’entrée dans la vie professionnelle mais que, pour beaucoup de jeunes, il n’y a pas de travail. Pourtant, du point de vue de la transmission des savoirs et des compétences, il y a un avantage nouveau des jeunes générations : leurs capacités d’adaptation et d’accès aux moyens électroniques et aux réseaux sociaux les valorisent puissamment et destituent en partie l’autorité ancienne des détenteurs de connaissances.
C’est par un regard décalé que l’on peut identifier le problème intergénérationnel des sociétés modernes : par comparaison avec les sociétés traditionnelles. Les recherches de Julien Clément sur la pratique du rugby à Samoa montrent que les corps, particulièrement guerriers, ne sont plus le lieu des marquages sociaux dans le cadre de rites d’initiation. Ils jouent néanmoins toujours un rôle déterminant, notamment dans certaines pratiques de danse et de pratiques sportives qui servent à l’affirmation de soi mais dont la dimension collective semble disparue. L’inscription matérielle – sur le corps ou dans des objets –, via des interactions complexes, demeure pourtant le vecteur principal de l'inscription d’un individu (nouveau-né ou ancêtre) dans la société, d’une reconnaissance.
Ces trajectoires de reconnaissance entre générations sont mises en scène au cinéma, particulièrement américain, comme le montrent Ghislain Benhessa et Nathalie Bittinger. À partir des années 1960, le Nouvel Hollywood prend acte de la crise de transmission qui affecte les générations : il ne s’agit plus pour les fils de se disputer l’héritage du père, mais pour le jeune « rebelle sans cause » d’endurer les tourments d’un parcours incompris par les adultes avec la seule compagnie de ses pairs. Aujourd’hui, le cinéma s’attaque à la violence et à la vacuité existentielle d’une jeunesse pourrie par le monde néo-libérale et qui ne cherche plus à se révolter.
Les rapports entre générations soulèvent des questions qui sont donc éminemment politiques. À cet égard, Daniel Inerrarity souligne que les sociétés modernes éprouvent une difficulté particulière à prendre en compte le futur. Cet impérialisme du présent émousse leur légitimité démocratique. Pourtant, le développement durable ou la justice intergénérationnelle font émerger avec de plus en plus de force la conscience que le futur doit gagner un poids politique. Saurons-nous assumer la responsabilité et dépasser l’incertitude d’une « politique du futur » ?