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Photo : Oscar Keys
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Sans rites, comment passer les âges ?

La pratique du rugby à Samoa montre que les corps, particulièrement guerriers, ne sont plus le lieu des marquages sociaux dans le cadre de rites d’initiation. L’inscription matérielle – sur le corps ou dans des objets – demeure pourtant le vecteur principal de la reconnaissance d’un individu (nouveau-né ou ancêtre) dans la société. 

À partir d’une étude menée sur le rugby de Samoa et de réflexions ouvertes par l’histoire de cette société, j’aimerais interroger les modalités de la définition des âges dans notre société. Le détour anthropologique permet de questionner quelques uns des enjeux intergénérationnels, notamment ceux de la masculinité, du passage des âges, du corps, du rapport aux ancêtres et, pour finir, des nouveau-nés.

 

Voir aussi son entretien vidéo : "Les rites de passage ont-ils disparu ?"

Haka

Le travail que j’ai effectué sur le rugby de Samoa[1] m’a conduit à aborder la question des générations d’une double manière : d’une part, en interrogeant la position des jeunes hommes qui pratiquent le rugby ; d’autre part, en écoutant de manière répétée les propos de mes interlocuteurs français, ou des commentateurs sportifs, sur le remplacement de la guerre par le rugby et le statut de « guerriers du Pacifique » associé aux joueurs des équipes venues de cette région.

Le mot de haka, terme maori qui signifie « danse », est devenu commun en France et chez les amateurs de rugby pour désigner les danses chantées de ces équipes de rugby du Pacifique avant les rencontres internationales. Elles sont mises en scène par les producteurs des programmes sportifs. Cette mise en scène renforce la qualification de « guerriers » accolée aux joueurs de rugby du Pacifique. Elle est ambivalente, à la fois empreinte de clichés coloniaux sur la sauvagerie guerrière (et son érotisme masculin, pendant de l’érotisme féminin des vahinés tahitiennes) et utile pour la reconnaissance de ces pays et de ces sportifs ; plus largement, elle soude les communautés autour de leur équipe (de nombreux membres des États en question – Fidji, Tonga, Samoa – se trouvent aux États-Unis, en Nouvelle-Zélande ou en Australie). Ces pays en retirent également des bénéfices. Pourtant, elle porte en elle une lecture historique implicite : pour ces pays, le sport serait le lieu d’expression d’une virilité dont la guerre était le précédent réceptacle.

Le rugby professionnel dans son ensemble apparaît lui-même comme le spectacle d’une masculinité spécifique, de plus en plus accentuée par la violence des chocs et le traitement des joueurs, préparés, entraînés, encadrés sur le terrain et en dehors. Cette virilité télévisée est redoublée en France par la présence des joueurs du Pacifique. Elle fait des petits sur les peaux des surfeurs des plages de la côte Atlantique où s’affichent les motifs polynésiens, tandis que les haka font partie des danses pratiquées dans des « stages de masculinité » prônés par certaines nouvelles églises catholiques, dans des mariages, comme un hommage puissant aux mariés ou encore dans des reconstitutions (reenactments) médiévales.

La mise en jeu de ces danses et de ces tatouages du Pacifique témoigne de la prégnance de cette affirmation de soi masculine qui cherche à s’éprouver. Cette présence visible appelle un approfondissement de la compréhension de l’origine de cette masculinité, afin de saisir pourquoi elle touche des enjeux sensibles au sujet des transformations de nos sociétés sur le passage des âges et les relations intergénérationnelles.

Des corps aux âges multiples

Reprenons l’histoire de Samoa, État indépendant situé sur la partie occidentale de l’archipel des îles Samoa, dans le Pacifique, en Polynésie occidentale. La disparition des guerres a suivi l’installation du système colonial. Ce dernier faisait suite à une période où les concurrences coloniales alimentaient les conflits locaux pour établir un pouvoir favorable à l’un ou à l’autre des pays engagés sur place. Cependant, la résistance samoane s’est mise en œuvre à l’appel des chefs principaux, face à l’administration coloniale, de manière non violente, dès les années 1910. L’indépendance du pays a été obtenue le 1er janvier 1962 dans le cadre du Conseil de tutelle de l’Onu, sans heurts. Une stabilité politique caractérise Samoa depuis cette date, dans un système parlementaire monocaméral où seuls les chefs sont éligibles. Cette évolution vers la fin des conflits guerriers et l’installation d’un Etat pérenne tient à la mise en place de nombreuses institutions : parmi elles, le Parlement, la Cour de justice, mais également le système scolaire, les sports et, bien entendu, le christianisme. Comme l’a montré Norbert Elias, le premier grand sociologue du sport, celui-ci s’inscrit dans une configuration d’ensemble qui conduit à la fin des guerres (au moins pour un temps)[2]. Dire que le sport a remplacé les guerres, ou que les joueurs sont des guerriers, tient donc à une vision qui oblige à resituer ce dernier dans une évolution globale et essentielle sur la résolution des conflits dans une société donnée.

Que sont devenus les guerriers dans ces changements ? Un tatouage collectif assurait l’accès au statut d’homme adulte, avant qu’il puisse postuler au titre de chef. Comme l’a étudié Sébastien Galliot, ce tatouage collectif avait lieu dans une maison à part, où les hommes étaient rassemblés pendant plusieurs jours[3]. Ils étaient ensuite réintégrés au sein du collectif villageois, par une cérémonie, dans cette nouvelle catégorie d’homme adulte et dans le groupe qui rassemble ces hommes au sein du village. Le tatouage samoan se caractérise par la surface qu’il couvre, depuis les genoux jusqu’à la taille, les motifs s’appliquant sur l’entièreté de cette zone à l’exception des parties génitales. La christianisation a mis fin à ce rituel – sous cette forme, puisque la pratique du tatouage est restée importante à Samoa, mais de manière plus individuelle. Sous des formats nouveaux, elle s’est également étendue à d’autres catégories de personnes, comme les étrangers. Les festivals dédiés à des divinités, les nuits de fête à l’érotisme assumé, ou encore la défloration publique des femmes vierges au moment du mariage : outre le tatouage collectif, un ensemble de rituels a disparu tandis que les rites chrétiens, à la fois protestants et catholiques, ont pris place. La performance de la masculinité dans les danses chantées qui précèdent les matchs de rugby est donc à la fois un rappel de la position historique des jeunes hommes et une emphase de leur réalité actuelle dans le rugby mondial. S’y inscrit l’histoire de jeunes hommes dont la position sociale s’est transformée.

Que se passe-t-il quand les rites d’initiation sont interdits ? Sont-ils remplacés par d’autres ? Quels agencements sont produits par ces situations nouvelles ? Répondre à ces questions pose un problème doublement compliqué : comprendre la transformation des sociétés et des cultures dans ses effets multiples ; suivre de près la formation des corps des personnes dans ces configurations changeantes. La globalisation a multiplié les cas d’étude, dont la récurrence oblige à mettre en relation les champs disciplinaires concernés : les rites, les âges, les corps, les rapports de pouvoir, la gestion des conflits ou bien encore le genre. La spécialisation est caduque, nos contemporains forcent au regard transversal.

Revenons à notre société. Pour les enfants, ce sont d’abord l’école et les institutions éducatives qui définissent les catégories : maternelle, primaire, collège, lycée, voire études supérieures, marquent les âges initiaux. De l’autre côté, à l’autre bout, la retraite, mais la vie s’allonge et cette période peut couvrir plusieurs décennies. Au milieu, l’âge adulte, dont les marqueurs sont bien flous.

Difficile d’y voir clair. Et pour cause : les corps ne sont plus le lieu des passages en tant que support du marquage social dans le cadre de rites d’initiation. On y joue, au contraire, avec le temps. Leur place est trouble. D’une part, ils apparaissent soumis à l’inéluctable perte des facultés de récupération, de puissance, etc. ; à la présence croissante des maladies, des problèmes de santé, des inconvénients ou des difficultés, produits d’une vulnérabilité toujours plus grande lorsqu’on avance en âge – narration constante de nos contemporains. D’autre part, ils sont le lieu possible de la mascarade, du maquillage, des trucages, des opérations, des retouches des photographies qui viennent compléter les retouches du corps lui-même, dont l’un des objets est d’être vu et photographié, depuis les célébrités jusqu’aux photographies que l’on montre à ses proches.

Comme lieu d’inscription de la position sociale de chacun, la place du corps a changé. Je ne suis pas en mesure d’analyser cela en détails ici, mais la perspective née des transformations observées dans d’autres sociétés permet d’interroger le lien entre âges, corps et générations.

Au-delà de cet enjeu du corps, où situer le travail dont il faisait l’objet ? Continuons un temps à suivre le corps, non plus comme entité propre, mais comme le lieu d’un travail qui vise à se transformer soi, à l’« intérieur » de ce dernier.

Les transformations de soi

De nombreuses pratiques physiques actuelles peuvent être prises comme des transformations de soi. Issu des études sur les rites d’initiation dans les sociétés où elles ont cours, un champ nouveau s’est ouvert aujourd’hui à propos des nouveaux rites des sociétés occidentales : les enterrements de vie de jeune fille et de garçon, les bizutages, etc. Mais certains types de danses, par exemple les danses contacts, les danses libres, etc., attirent également l’attention. Des pratiques de danse soulèvent deux enjeux : les pratiques du corps qui visent le soi et les formes nouvelles de renaissance par des rituels d’un type inédit, des « pratiques de danse rituelle » [4]. La mise en jeu de soi se joue de manière plus individuelle, dans un rapport à cette intériorité de la personne. Une pratique physique comme la danse s’y trouve assujettie. Le corps y est déplacé : il n’est pas considéré dans une logique de passage ou de génération, mais de « renaissance » à « soi-même ».

On peut penser à d’autres pratiques, elles-mêmes en développement, dans une perspective similaire : un sport comme la boxe se situe dans cet entrelacement du corps et de soi[5]. « Rester debout », « ne pas tomber » : autant d’expressions et d’enjeux réels sur le ring qui situent physiquement un enjeu beaucoup plus large, lié à la fragilité des positions sociales des boxeurs. La boxe devient un espace de travail de soi et de sa position sociale, dont la ritualisation des pratiques (le gymnase où l’on s’entraîne, le ring, etc.) est efficace également dans cet objectif. La violence associée à la masculinité fait également écho aux danses des sociétés du Pacifique dans le rugby. Ici se trouvent liées des formes de ritualisation de pratique avec des enjeux de travail du corps pour une affirmation de soi. Mais où se trouve la dimension collective qui sous-tend les rites collectifs ? La dimension symbolique inscrite dans la matérialité des tatouages, des scarifications, ou des objets du rituel est ici disparue.

Dans ces pratiques personnelles qui touchent au corps, autre chose est donc toujours visé : une position de soi, une mise en jeu de son inscription sociale, dans un espace « à-côté », pour reprendre l’expression de Florence Weber à propos des jardins ouvriers[6]. On peut, là comme dans ces jardins, se définir autrement que dans sa condition sociale quotidienne. Pour autant, a-t-on vu ici s’accomplir une mise en jeu des rites d’initiation ? Ou bien s’agit-il d’une reprise, sous un format nouveau, de pratiques réinvesties autrement ?

Le temps passe donc de deux manières sur le corps : on joue sur l’âge de sa chair, par des pratiques d’artifice, autour d’un discours sur la perte ; on touche l’intériorité à travers lui, par des actions qui visent la transformation réelle de soi. Les deux plans se chevauchent, s’entrelacent, se confondent ou se disjoignent autour de l’alimentation, du sport, des pratiques de calme et de souffle, de danse rituelle, des arts martiaux ou des beaux-arts, qui tous engagent les corps et les personnes de différentes manières. Le passage des âges et les relations intergénérationnelles traversent cet ensemble de pratiques d’une manière qui reste difficile d’accès dans ses effets profonds et dont les chercheurs essaient de percer les conditions actuelles.

 

La génération des ancêtres

Dans cette réflexion sur les rites d’initiation, il faut également considérer des rites spécifiques, les funérailles. Depuis Robert Hertz, au début du xxe siècle, les anthropologues considèrent ces dernières comme un rite de passage au monde des ancêtres. Les observations de terrain les rapprochent des rites de naissance. Dès 1907, Hertz en a proposé une analyse détaillée et fondatrice à partir des rites funéraires des Dayak de Bornéo, présentés comme les exemples les plus complets et les plus instructifs parmi ceux disponibles dans la littérature de l’époque[7]. Il écrit deux choses essentielles pour notre réflexion : les rites funéraires sont des rites d’initiation dans de nombreuses sociétés ; la période de deuil a été ramenée à sa plus simple expression dans nos sociétés.

Le processus d’« ancestralisation » passe donc par la période de deuil qui comporte de nombreux interdits et prescriptions de comportement selon les cultures (ne pas se laver, s’habiller d’une certaine couleur, ne pas sortir de chez soi, etc.). Elle commence par le décès des personnes et se termine par un rite qui en marque la fin.

La remarque de Hertz sur nos sociétés consiste à souligner que les deux moments sont ramenés à un seul, l’enterrement. Celui-ci et les cérémonies qui l’entourent (le terme est d’ailleurs à la fois littéral et métonymique pour l’ensemble des actions qui accompagnent la mise en terre elle-même) apparaissent comme le moment où se clôt aussitôt le rite funéraire collectif. Le deuil se déplace et ne constitue plus un seuil du mort vers le monde des ancêtres[8]. Ce moment n’est pas pensé comme un passage, mais comme une fin.

A ce sujet, Foucault écrit : « On pourrait dire qu’au vieux droit de faire mourir et de laisser vivre s’est substitué un pouvoir de faire vivre ou de rejeter dans la mort. C’est peut-être ainsi que s’explique cette disqualification de la mort que marque la désuétude récente des rituels qui l’accompagnaient. Le soin qu’on met à esquiver la mort est moins lié à une angoisse nouvelle qui la rendrait insupportable pour nos sociétés qu’au fait que les procédures de pouvoir n’ont pas cessé de s’en détourner. Avec le passage d’un monde à l’autre, la mort était la relève d’une souveraineté terrestre par une autre, singulièrement plus puissante ; le faste qui l’entourait relevait de la cérémonie politique. C’est sur la vie maintenant et tout au long de son déroulement que le pouvoir établit ses prises ; la mort en est la limite, le moment qui lui échappe ; elle devient le point le plus secret de l’existence, le plus “privé”[9]. » Cette remarque, presque en passant dans un livre qui porte sur un sujet autre, laisse penser que le pouvoir s’est détourné de la mort et des rites funéraires. Les anthropologues comme Arnaud Esquerre ont cependant étudié les nouvelles modalités des rapports entre État, pratiques funéraires et matérialité des restes humains – dans la crémation, par exemple[10] – ou bien la question des rapports aux morts et de leur présence dans la vie des vivants, à l’image de Vinciane Despret, philosophe de terrain[11]. Il manque la place des ancêtres et de leur génération, essentielle à notre réflexion. Qu’est-ce qui peut avoir disparu avec cette évolution ? Comment s’organise le passage des générations et aux mondes des ancêtres ?

Où sont nos ancêtres ? L’enjeu des générations vivantes et de leurs conflits est peut-être à situer dans un processus plus général : le rapport entre les vivants et les morts. L’affaiblissement des rites funéraires est l’un des symptômes de la difficulté à penser le passage des générations. L’absence d’une perspective longue, au-delà même des vivants, peut-elle être source d’une difficulté à organiser les relations entre eux ?

 

L’arrivée des nouveau-nés

Une fois établie la perspective de cette approche, comment ne pas réinterroger le statut des nouveau-nés ? Ils sont eux-mêmes l’objet de tous les soins. Leur arrivée d’un espace autre, leur nécessaire inscription parmi les vivants obligent à les considérer avec attention : comment tenir leur place ? Ils sont porteurs de questions. Qui sont-ils ? D’où viennent-ils ? De quelle matière sont-ils faits ? De quel souffle sont-ils nés ? L’ensemble de ces interrogations conditionne la manière dont ils seront inscrits dans le monde qui les entoure – physique, matériel, mais aussi social, psychologique ou spirituel. Ce sont chez nous des êtres fabriqués de manière scientifique, dont on suit la courbe et l’évolution grâce aux médecins. De la fécondation jusqu’aux interdits alimentaires de la grossesse puis de l’allaitement, tout un parcours conditionne notre appréhension. Elle s’établit autour de la prise en charge hospitalière, d’un côté, tout en établissant un rapport à l’identité par le nom, la déclaration des parents, la mise en place d’un nouvel individu au sein de la société et de son administration, de l’autre. L’État le prend en charge. Enfin, la famille, les proches, voire d’autres types d’institution comme les associations ou les institutions religieuses, viennent compléter ce dispositif qui aménage une place nouvelle à l’enfant.

Ces éléments sont toujours pris dans une rationalité claire, celle de notre pensée qui distingue le bios du reste – spirituel, ancestral, social, etc. Chaque élément est posé comme distinct des autres. Nous avons donc une pensée qui fonctionne avec ces catégories découpées, qui ordonne l’ensemble. L’efficacité de cette pensée est assurée par cette capacité à faire vivre physiquement les nouveau-nés. La mortalité infantile est faible, les enfants vont bien.

Les anthropologues ou les psychologues cliniciens des populations migrantes ont mis en lumière d’autres conceptions. De nombreux rites entourent les nouveau-nés : circoncisions, scarifications, incision de la fontanelle, tous ces marquages du corps traduisent l’inscription sociale et spirituelle de l’enfant – c’est tout un. Les catégories d’analyse, là encore, sont à la fois utiles et font obstacle : pour éclairer les jonctions, elles distinguent ; pour montrer l’intrication finale dans ces conceptions culturelles, elles masquent. Les enfants sont inscrits quelque part tout entiers : chair, position sociale et spirituelle appartiennent à un ensemble culturel donné.

Cette opposition trop tranchée entre « eux » et « nous », fausse dans une réalité bien plus complexe, permet de faire apparaître les traits de certains types idéaux, modèles qui servent à penser ces situations différentes de prise en charge des enfants. Notre conception elle-même apparaît alors autrement : non pas prise en charge médicale du bios qui assure la naissance et la santé du nourrisson, prise en charge familiale et étatique qui assure l’inscription sociale et prise en charge religieuse qui assure la dimension spirituelle, quelle qu’elle soit, dans un esprit de laïcité œcuménique, mais ensemble de l’être pris en charge par des institutions articulées entre elles pour garantir la mise en œuvre de ces différents plans de l’être humain. Le découpage est essentiel pour tenir l’articulation des institutions et de l’être tout à la fois. Il peut également se présenter comme problématique si l’une des dimensions décide de prendre une autre place, en particulier celle de la médecine. Le découpage, accepté, fait tenir les êtres qui peuvent se penser à partir de ces disjonctions. Bien entendu, apparaissent ensuite des questionnements sur les interactions de ces plans : abandon de la position spirituelle imposée par la famille, somatisations des problèmes sociaux, reprise du spirituel par des exercices physiques, etc. La comparaison avec d’autres sociétés fait apparaître cet énoncé en forme de paradoxe : notre intégration des plans, c’est leur découpage.

La naissance en est un formidable révélateur. Il faut ajouter une chose pour comprendre cette conception qui est la nôtre : les cadeaux. L’arrivée du nouveau-né s’accompagne souvent de dons pour la famille, ce qui est également le cas dans de nombreuses sociétés, comme à Samoa (où ils sont rendus selon des logiques étudiées par les anthropologues). Que révèlent-ils ? À l’évidence, ils forment d’emblée une relation. Avec les parents, bien sûr. Avec le bébé lui-même, également : les objets sont marqués de leur porteur et les parents peuvent l’énoncer à chaque fois. L’ensemble de ces cadeaux situe donc l’environnement matériel de l’enfant dans la configuration sociale de sa naissance. Ce phénomène se prolonge ensuite dans les échanges réguliers suscités par les fêtes et les anniversaires, que ne manquent pas les proches – d’abord les semaines, les mois, puis les années et les décennies.

L’inscription matérielle fait donc office d’inscription sociale, ici comme ailleurs, et l’on peut se demander si les cadeaux, les interactions précoces, les mises en jeu des relations dans cette coprésence momentanée avec le bébé (que l’on vient voir, que l’on garde, que l’on complimente, que l’on commente, etc.) ne vient pas chez nous suppléer au défaut d’inscription corporelle. La dimension sociale se joue dans cette multiplication des interactions, qui n’est pas une prise en charge du bébé (sauf dans des cas précis : les grands-parents, certains proches, etc.) mais bien une manière d’en reconnaître l’existence sociale. Interagir plutôt qu’agir sur : au fond, là encore, on peut se demander si nos sociétés n’ont pas substitué une modalité à une autre. Mais qu’a-t-on perdu ? Qu’a-t-on gagné ? On ne prête pas suffisamment attention aux cadeaux : ne sont-ils pas nos rituels les plus établis et les plus difficilement évitables ? Noël, anniversaires, cadeaux de bienvenue, cadeaux de départ… Ils marquent l’ensemble de nos vies, comme des rituels incontournables, aussi bien susceptibles d’analyse économique que rituelle. Les enfants sont inscrits dans le cycle des relations sociales par leur intermédiaire. Être adulte, au fond, n’est-ce pas commencer à offrir des cadeaux, c’est-à-dire être en mesure de les faire ? Le nouveau-né est d’abord celui avec lequel on doit nouer des échanges, de sourires, de premiers sons, de gestes. À défaut de marquer son corps, on se tient à distance et on entre dans l’échange. Si les dimensions se complètent dans certaines sociétés, chez nous, l’une s’est-elle hypertrophiée au détriment d’autres ? Le consumérisme de ces fêtes rituelles est-elle à chercher dans des racines de constitution des personnes ?

***

Les rites ont changé de nature et se trouvent dans des pratiques quotidiennes dont nous ne voyons pas la ritualisation, elle-même transformée. Peut-on parler de fin des rites ? Au sens de leur disparition, celle de leur pratiques et de leurs effets, sûrement pas, mais il faut reconnaître qu’ils ne correspondent pas à la manière dont ils étaient ou sont pratiqués dans de nombreuses sociétés. Nous sommes dans une période nouvelle au sein de laquelle se redistribuent sous d’autres modes le passage des âges et les marqueurs de générations. Il s’agit de reconnaître les transformations actuelles que connaissent les sociétés en tentant de percevoir où se jouent les effets des agencements nouveaux. Ils suscitent inquiétude et curiosité. En passant en revue quelques points de jonction entre les générations, en analysant nos pratiques à partir de celles des rites d’initiation d’autres sociétés, des logiques apparaissent pour permettre d’interroger les problèmes intergénérationnels de notre société.

 

[1] Julien Clément, Cultures physiques. Le rugby de Samoa, préface d’Alain Berthoz, Paris, Éditions Rue d’Ulm, coll. « Sciences sociales », 2014.

[2] Norbert Elias et Eric Dunning, Sport et civilisation. La violence maîtrisée, avant-propos de Roger Chartier, traduit par Josette Chicheportique et Fabienne Duvigneau, Paris, Fayard, 1994. Ces auteurs s’intéressent au cas britannique.

[3] Sébastien Galliot, « O le ta tatau. Couleur, tatouage et technique du corps à Samoa », dans Gilles Boëtsch, Dominique Chevé et Hélène Claudot-Hawad (sous la dir. de), Décors des corps, Paris, Cnrs, 2010, p. 265-273.

[4] Voir Michael Houseman, Marie Mazella di Bosco et Emmanuel Thibaud, « Renaître à soi-même, Pratiques de danse rituelle en Occident contemporain », Terrain n° 66, 2016.

[5] Jérôme Beauchez, L’empreinte du poing. La boxe, le gymnase et leurs hommes, Paris, Éditions de l’Ehess, 2014.

[6] Florence Weber, Le Travail à-côté. Étude d’ethnographie ouvrière, Paris, Inra/Ed. Ehess, coll. « Réimpressions », 1989.

[7] Robert Hertz, « Contribution à une étude sur la représentation collective de la mort », dans Année sociologique, première série, tome X, 1907. Pour les discussions de cette perspective, cf. les travaux de Maurice Bloch et, plus récemment, de Grégory Delaplace.

[8] Je laisse ici de côté la question du « travail de deuil ».

[9] Michel Foucault, Histoire de la sexualité I, La volonté de savoir, Paris, Gallimard, coll. « Tel », 1976, ch. « Droit de mort et pouvoir sur la vie », p. 181-182.

[10] Arnaud Esquerre, Les os, les cendres, et l'État, Paris, Fayard, 2011.

[11] Vinciane Despret, Au bonheur des morts, Paris, La Découverte, coll. « Les empêcheurs de penser en rond », 2015.

Julien Clément

Anthropologue, adjoint au directeur du département de l'enseignement et de la recherche au musée du quai Branly - Jacques Chirac, il est l'auteur de Cultures physiques. Le rugby de Samoa (Rue d'Ulm, 2014).

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