Les jésuites et la sensibilité religieuse en France (table ronde)
Que se passe-t-il au moment du rétablissement de l’ordre jésuite en 1814 ? L’influence rapide que retrouvent les jésuites passe notamment par l’enseignement, mais elle s’étend ensuite à mesure que les jésuites s’engagent dans des professions intellectuelles qui les mettront en contact avec les nouvelles questions scientifiques ou politiques de leur temps.
Esprit – En 2014, l’ordre des jésuites a célébré l’anniversaire de sa restauration en 1814 dans un contexte particulier puisque cet ordre, supprimé par un pape, Clément XIV, en 1773, a pu commémorer cet événement avec François, un pape jésuite au Vatican pour la première fois. Comment les jésuites ont-ils marqué cette date ? En quoi cet anniversaire a-t-il pu être l’occasion d’une relecture de l’histoire mouvementée de la Compagnie ?
Patrick Goujon – L’anniversaire du rétablissement de l’ordre des jésuites en 1814 a donné lieu, parmi d’autres, à un important colloque international à l’Université grégorienne à Rome. La confrontation des recherches actuelles sur l’histoire de la Compagnie faisait notamment ressortir la nécessité d’inscrire le rétablissement de 1814 dans la longue durée. En effet, d’une part, les causes de la suppression sont ancrées dans le xviiie siècle et d’autre part, le rétablissement, même s’il est relativement rapide, s’étale tout au long du xixe siècle. Il ressortait ainsi une histoire de l’ordre en trois grandes périodes : des fondations jusqu’au début du xviie siècle, une longue phase qui va du généralat d’Acquaviva jusqu’aux prémices de Vatican II dans les années 1950 et finalement la phase qui va du concile à nos jours.
Claude Langlois – Cette mise en perspective dans la longue durée dilue cependant tellement l’événement de 1814 qu’on se demande même s’il garde quelque chose de mémorable. Il me semble qu’il faut donc revenir à ce que l’événement a de singulier. John O’Malley, dans son histoire de la Compagnie1, atténue progressivement l’événement que constitue le rétablissement de l’ordre, en montrant qu’il en est question dès 1801 et qu’au demeurant l’ordre n’avait pas été complètement supprimé puisque, paradoxalement, le despotisme éclairé qui prévalait en Russie avait conduit à résister à l’injonction du Vatican et avait donc permis aux jésuites de se maintenir en Russie. Mais en ce qui concerne la France, et même l’Europe dans son ensemble, la restauration des jésuites est inséparable de la Restauration politique qui lui est contemporaine. Aussi le rapport à la Révolution française ne peut-il être éludé et s’impose aux religieux : que peuvent-ils accepter du nouvel ordre des choses créé par la Révolution ? La date du rétablissement place les jésuites dans une situation particulière. Le Concordat signé en 1801 entre Napoléon et le Vatican avait rétabli les ordres lazariste, sulpicien et trappiste. Mais les dominicains et les bénédictins ne seront rétablis que beaucoup plus tard, vers 1840, et seront donc moins marqués par le contexte politique de leur retour en France : ce n’est pas un hasard si le dominicain Lacordaire a pu développer une position libérale, qui n’a pas d’équivalent dans les autres ordres.
Dominique Julia – Le bouleversement révolutionnaire français, qui intervient précisément au cours de la période de suppression de l’ordre, surplombe en effet le contexte politique en 1814. La suppression est un événement qui s’étale : elle commence au Portugal en 1759, se poursuit en France en 1762-1764 puis en Espagne en 1767 avant la suppression générale décidée à Rome en 1773. C’est donc un événement d’ampleur européenne, qui est d’ailleurs médiatisé à travers les relais naissants de l’opinion publique dans toute l’Europe. De multiples réseaux de diffusion des idées, les réseaux jansénistes, les correspondants des cours et de la diplomatie, les écrivains des Lumières, tous pour des raisons différentes, répercutent et donnent de l’ampleur à ce mouvement anti-jésuite qui traverse l’Europe. Les jésuites ont sous-estimé la force de ce courant de l’opinion publique éclairée transnationale.
En même temps, le combat contre les Lumières se durcit à Rome à partir de 1759 avec le pontificat de Clément XIII dans une atmosphère d’intransigeance. Mais le pape est dans une position de faiblesse extrême vis-à-vis des cours des Bourbon et des Habsbourg, qui imposent finalement la suppression des jésuites. Les puissances temporelles n’hésitent plus à s’attaquer aux ordres séculiers, dont les constitutions internes leur semblent incompatibles avec l’affirmation pleine de leur souveraineté. C’est ce qui se passe par exemple en Autriche, où Joseph II s’approprie les biens du clergé et bien sûr également dans la France révolutionnaire avec la Constitution civile du clergé.
C’est aussi le moment où la puissance publique décide que l’éducation relève de son pouvoir : les jésuites sont bien sûr un ordre enseignant extrêmement important. Ils sont responsables de cent six collèges, c’est-à-dire un tiers des collèges français. On peut d’ailleurs se demander si leur suppression ne va pas accélérer la déchristianisation rapide d’une partie des élites françaises à la fin du xviiie siècle. La suppression manifeste avec éclat cette volonté nouvelle du pouvoir séculier de ne plus laisser à d’autres le soin de l’éducation. L’État prend en main l’éducation aussi bien en France, en Autriche ou en Italie, avec une administration centralisée et hiérarchisée. Les professeurs sont recrutés en fonction de leur compétence et non plus en fonction de leur allégeance religieuse.
C’est pourquoi quand les jésuites reviennent en France dans les bagages du roi Bourbon en 1814, ils ont contre eux tout l’édifice impérial de l’Université. Napoléon a en effet remis en ordre les institutions universitaires issues de l’Ancien Régime puis de la Révolution. Quand Louis XVIII fait revenir les jésuites, il leur donne la possibilité d’enseigner dans les petits séminaires, dont les élèves n’ont pas besoin des grades universitaires. Les familles qui envoient leurs enfants dans ces petits séminaires, qui ne forment pas que des prêtres, sont des familles légitimistes, et ne s’en cachent pas.
P. Goujon – Les jésuites reviennent finalement comme un ordre enseignant, ce qu’ils n’étaient pas prioritairement au moment de leur fondation. Car le pape espère les imposer en concurrence avec l’enseignement public en développement. La Compagnie sert ici d’opérateur d’une politique qui la dépasse, au service d’un projet général du pape Pie VII. L’ordre jésuite est aussi relancé comme un ordre missionnaire, mais sous l’autorité de la Propaganda fide, qui avait toujours eu des positions antijésuites sur les missions.
C. Langlois – Mais la Compagnie a du mal à s’adapter au nouveau paysage de l’enseignement. Contrairement à ce qui se passe dans d’autres pays, par exemple les États-Unis, les jésuites ne peuvent pas créer d’université ni s’insérer dans l’enseignement supérieur. La présence des jésuites prend donc des formes paradoxales : malgré leur expérience importante dans l’enseignement, ils ne peuvent s’occuper que des petits séminaires, qui se trouvent hors des villes. Puis, après la loi Falloux en 1850, ils ont la possibilité de diriger trente collèges, ce qui reste très faible, et ils sont obligés de se conformer au cursus de l’enseignement général (baccalauréat, concours pour les grandes écoles, avec un accent marqué vers les carrières d’ingénieur et la vocation militaire). Il faut finalement attendre l’après-1945 pour trouver la bonne adaptation des jésuites au système d’enseignement français.
P. Goujon – L’accompagnement spirituel auprès de leurs anciens élèves va conduire les jésuites à se spécialiser auprès de certains milieux professionnels, notamment les ingénieurs. C’est, par exemple, parce qu’ils accompagnent d’anciens élèves des collèges devenus ingénieurs dans le milieu de l’industrie que ces derniers leur confient la création des écoles d’ingénieurs, comme dans le Nord dans les années 1870. C’est ainsi que les jésuites sont chargés de la pédagogie dans les instituts catholiques des arts et métiers. Ils se trouvent ainsi en concurrence avec les écoles publiques.
Luce Giard – Ils font aussi le choix, dès la seconde moitié du xixe siècle, de la création d’un enseignement agricole supérieur (école d’agriculture d’Angers fondée en 1898, école d’ingénieurs de Purpan fondée en 1919), un domaine délaissé par l’enseignement public, dans lequel ils sont demeurés actifs et compétents. Leurs activités missionnaires, en revanche, n’accompagnent pas toujours le développement de l’empire colonial français, en raison de l’opposition des autorités politiques. En Afrique du Nord, le gouvernement français n’a guère favorisé leur implantation ; à Madagascar, leurs débuts furent difficiles. En revanche, ils ont pu être très actifs dans le domaine scolaire au Proche-Orient et soutenir l’essor du français, en Égypte (avec, au Caire, le collège de la Sainte-Famille fondé en 1879) et au Liban où l’université Saint-Joseph, fondée à Beyrouth en 1875, a joué un rôle de premier plan. C’est d’ailleurs à Beyrouth, durant la guerre civile, que la province de France a perdu deux compagnons : Michel Allard (tué par un éclat d’obus en janvier 1976), un arabisant qui avait étudié la lettre du Coran, et André Masse (vice-recteur de Saint-Joseph, assassiné dans son bureau en septembre 1987), ancien directeur de la revue Études.
Mais quel est l’apport de la pédagogie jésuite au modèle d’enseignement français ? Dans quelle mesure les jésuites contribuent-ils à développer ou à renforcer le sentiment antirépublicain des catholiques français ?
D. Julia – Les jésuites suivent un programme défini dans la ratio studiorum qui date de 1599, modernisée en 1832. Ainsi, l’enseignement est censé se faire en latin, ce qui n’est plus possible au xixe siècle, et qui ne se faisait d’ailleurs probablement déjà plus dans la seconde moitié du xviiie siècle. Cependant, le réalisme prévaut et, conformément aux constitutions de la Compagnie, une grande liberté est accordée aux professeurs. L’originalité de la Compagnie par rapport à l’enseignement public, c’est l’utilisation du théâtre. Quand on regarde les sujets des pièces qui sont proposées aux élèves, on relève plusieurs thèmes récurrents : les premiers chrétiens, les martyrs et les premiers évêques ; la jeunesse des saints ; les croisades ; l’épée française au service de l’Église ; la croisade contre les Albigeois ; la bataille de Lépante et le siège de Vienne ; des épisodes contre-révolutionnaires, ou des éléments tirés de l’actualité comme le vœu national du Sacré-Cœur ou la politique d’unité italienne. On voit que ces sujets mettent l’accent sur une histoire politique qui se démarque très nettement des thèmes de l’enseignement public. L’insistance sur la gloire militaire traduit en particulier une volonté de tourner les jeunes gens vers l’action.
C. Langlois – On voit dans ces thèmes la tentative d’une généalogie alternative de l’histoire de France, qu’on retrouve dans les manuels de l’enseignement libre. Et dans l’ensemble, une logique de contre-société par rapport à la France issue de la Révolution. On voit que par rapport aux pièces jouées dans les collèges jésuites au xviiie siècle, les thèmes profanes tirés du théâtre ancien sont peu présents. D’ailleurs, au moment du retour des jésuites, une querelle éclate précisément sur la place des classiques latins dans l’enseignement chrétien. Les jésuites vont ainsi défendre les classiques et s’opposer à la tendance consistant à valoriser les Pères de l’Église comme auteurs de substitution.
P. Goujon – Au moment de leur retour en France, de nombreux jésuites gardent la trace de l’ambiance contre-révolutionnaire qu’ils ont trouvée dans la Russie de Catherine II, en particulier l’influence de Joseph de Maistre (les Soirées de Saint-Pétersbourg). Ce qui va faire naître à la fin du xixe siècle puis au cours du xxe siècle des divisions à l’intérieur de la Compagnie sur les questions politiques et notamment le rapport à la monarchie. Mais on a peu d’études sur les débats idéologiques au sein des jésuites. Assez vite, dès les années 1840, ils sont accaparés par leurs tâches pastorales et éducatives. Par ailleurs, le projet de rétablissement monarchique échoue vite d’un point de vue politique. Mais, surtout, au sein de la Compagnie, les débats les plus essentiels ne portent pas sur les stratégies politiques. Ils concernent surtout la crise moderniste qui affecte directement la recherche théologique.
C. Langlois – Deux moments importants donnent des images contradictoires. Au moment de l’affaire Dreyfus, les jésuites ne sont pas au premier plan, contrairement aux assomptionnistes, qui sont plus engagés dans le mouvement antidreyfusard et antisémite. Ils sont surtout légitimistes, comme la plupart des catholiques à cette époque. En revanche, quand l’Action française se développe, ils sont, avec les dominicains, assez fortement touchés. Quand Pie XI cherche, par exemple, des relais en France pour soutenir Jacques Maritain, qui se détache de l’Action française, il peine à trouver des interlocuteurs chez les jésuites.
Mais en dehors de l’enseignement, quelle est l’originalité des jésuites et en quoi s’inscrit-elle en continuité avec leur histoire ?
L. Giard – Au xixe siècle, il faut souligner le choix de prendre pied dans la presse à différents niveaux. Il y eut d’abord la création de la revue mensuelle Études (1856), qui connaît rapidement un essor important. Par son intermédiaire, la culture française s’est diffusée, certains articles de la revue étant traduits dans le réseau des revues jésuites : The Way en Angleterre, Stimmen der Zeit en Allemagne, El Mensajero en Espagne et en Amérique latine… Les jésuites français ont développé un remarquable savoir-faire dans le domaine des revues. Ils ont aussi investi dans des publications de recherche, comme les Recherches de science religieuse (fondées en 1910) ou les Archives de philosophie (1923), et également produit et diffusé toute une littérature populaire pieuse sans prétention intellectuelle. Mener en parallèle dans la durée avec la même intensité ce double registre de publication est une singularité par rapport aux autres ordres religieux français.
P. Goujon – En ce qui concerne les revues, la crise moderniste favorise en effet la création d’une revue plus spécialisée dans les questions théologiques, Recherches de science religieuse. On ne sait pas si c’est pour protéger la revue Études, qui se trouve dès lors déchargée du rôle de rendre compte des travaux théologiques, notamment ceux qui, suspectés de modernisme, seraient susceptibles d’attirer l’attention des autorités, ou si c’est le reflet d’un conflit interne à la Compagnie, qui arbitre ainsi une répartition des tâches. La place des sciences historiques va se développer progressivement dans la théologie, ce qui explique que de nombreux jésuites commencent des études d’histoire. Les jésuites ont d’ailleurs commencé à travailler sur leur histoire dès la fin du xviiie siècle, en commençant à rassembler les sources de la Compagnie, ce qui a permis des retours critiques sur l’histoire des jésuites qui ont porté des fruits, y compris d’un point de vue théologique, à partir des années 1950. Le bicentenaire a aussi été l’occasion d’un encouragement lancé par le père général de la Compagnie, Adolfo Nicolás, à ce que les provinces jésuites d’Afrique, d’Inde et d’Asie se mettent à travailler elles-mêmes sur leur histoire, en particulier celle des xixe et xxe siècles. L’histoire de la Compagnie, liée aux missions, pourrait ainsi ne plus être écrite seulement par des Européens ou des Américains.
L. Giard – Ce serait le prolongement, d’une certaine façon, du travail antérieur sur les sources de la première Compagnie, qui a permis d’accumuler tout un savoir historique sur les premiers temps de l’institution. Un grand travail d’archivage des correspondances régulièrement échangées entre le gouvernement central à Rome et les compagnons dispersés à travers le monde commença du vivant d’Ignace de Loyola. Il s’y ajouta très tôt une production historiographique soutenue, d’abord à usage interne, puis partiellement diffusée à l’extérieur. Tout cela relevait de la construction bien comprise d’une image publique, un art que le fondateur maîtrisa dès les commencements, mais ce fut aussi, dans les temps de crise, le moyen d’un recentrement et d’un renouvellement interne. Après sa restauration, la Compagnie est retournée assez vite à l’étude de ses sources et de ses premiers temps. Il s’agissait de répondre aux critiques ayant conduit à la suppression de l’ordre et de se défendre contre des polémiques antijésuites toujours vivaces. Mais aucun autre ordre religieux n’a aussi bien réussi à se mettre en scène en travaillant savamment sur sa propre histoire. Ce travail a donné lieu à l’édition critique d’un vaste corpus de sources dans la série des Monumenta historica Societatis Iesu commencée à Madrid en 1894 par la volonté du vingt-quatrième supérieur général Luis Martín, transférée à Rome à partir de 1930 : il en est résulté cent cinquante-six forts volumes de stricte érudition, bourrés de notes, où se déploie l’histoire de la Compagnie, ombres et lumières mêlées, dans les différentes régions du monde. Il s’y est ajouté une revue spécialisée de haut niveau, Archivum historicum Societatis Iesu (fondée à Rome en 1932, parution semestrielle). Les jésuites de France n’ont pas été en reste dans ce domaine, on leur doit deux grandes entreprises éditoriales. D’abord un recensement exhaustif de tous les imprimés dus à des auteurs jésuites dans la Bibliothèque de la Compagnie de Jésus (douze volumes in-folio, Bruxelles et Paris, 1890-1932), une somme compilée par un jésuite strasbourgeois, Charles Sommervogel. Ensuite le Dictionnaire de spiritualité ascétique et mystique (dix-sept volumes in-quarto, Paris, 1937-1995), devenu très vite un ouvrage de référence. En fait, chaque branche nationale a mené des recherches érudites sur sa propre histoire : ainsi en Allemagne Otto Braunsberger a superbement édité (huit volumes in-octavo, Fribourg-en-Brisgau, 1896-1923) la correspondance de Pierre Canisius, natif de Nimègue, première recrue d’Europe du Nord, entré dans la Compagnie en 1543 après avoir fait les Exercices à Mayence avec Pierre Favre (ce Savoyard qui étudia avec François Xavier et Ignace de Loyola à Paris et que le pape François a canonisé en décembre 2013).
C. Langlois – À partir de la fin du xixe siècle, des jésuites commencent à passer des thèses à l’université, par exemple l’ouvrage de Lebreton sur la langue de Cicéron (1901) est resté un classique longtemps réédité. C’est le signe d’un basculement qui se poursuivra plus tard dans des domaines moins classiques, par exemple avec Pierre Teilhard de Chardin.
En mettant l’accent sur les questions d’organisation, d’influence, de formation intellectuelle, on sous-estime ou on marginalise souvent la part mystique dans la présentation de la spiritualité jésuite. Elle apparaît pourtant essentielle. Ce silence relatif est-il propre à la culture française ? Est-ce encore une dimension qu’on peut considérer comme essentielle actuellement ?
P. Goujon – Dans la bulle de la restauration de la Compagnie, il n’est pas fait mention des « Exercices spirituels », ce qui peut surprendre. À partir de 1820, les jésuites français se mettent à publier de nouvelles traductions des Exercices, qui sont donnés dans les collèges, qui sont utilisés pour la formation des jésuites mais aussi plus largement, à travers une maison de retraites à Clamart, pour la formation du clergé. Les laïcs, de plus en plus nombreux, sont invités à participer à ces retraites consacrées aux Exercices spirituels. On voit là une diffusion qui traduit la réputation grandissante de ces pratiques. S’il y a une pérennité des textes, en revanche, il y a aussi une véritable évolution dans les usages : aux xviiie et xixe siècles, ce sont des retraites où le temps est très occupé par des prédications. Le prédicateur donne des instructions très longues, qui prennent l’essentiel de la journée. À l’inverse, des temps de méditation personnelle vont apparaître tardivement et progressivement dans les années 1960-1970. Cela ne sera pas sans soulever de nombreux débats internes jusque dans les années 1990. Ces Exercices font partie de l’identité des jésuites. Mais la transformation de la pédagogie des Exercices, dans un sens plus personnel, qui accepte une relation personnelle, ne sera possible que par l’intermédiaire d’une évolution qui se fera d’abord sur un plan théologique.
C. Langlois – À la fin du xixe siècle, il y a effectivement une banalisation des usages des Exercices spirituels qui sont donnés à toutes sortes de populations. Mais les Exercices sont conçus comme un moment d’individuation des choix personnels, moment de discernement personnel, et pas une sorte d’initiation à la vie mystique.
P. Goujon – On a en effet très longtemps mis l’accent, jusque dans les années 1970, sur le temps de la délibération rationnelle, qui n’est, pour Ignace de Loyola, qu’un troisième temps, qui succède à des moments où il s’agit d’être attentif à des « mouvements intérieurs ». Ignace, en effet, articule rationalité et sensibilité, dans une conception de la volonté très large, mais depuis le xviie siècle on avait valorisé plutôt le moment de la délibération rationnelle de ces Exercices. Il y a eu des travaux de longue durée sur ce sujet, pour retrouver cette première inspiration ignatienne et la légitimer à nouveau.
L. Giard – On peut voir dans cette évolution une influence de la psychanalyse. On se souviendra que, parmi les soixante-dix ou soixante-quinze participants à l’assemblée de fondation de l’École freudienne par Jacques Lacan en juin 1964, tous les récits mentionnent la présence d’au moins quatre jésuites (Louis Beirnaert, Michel de Certeau, François Courel, François Roustang), qui ont d’ailleurs longtemps exercé comme psychanalystes, à l’exception de Certeau.
P. Goujon – C’est une transformation de la compréhension de la conduite de soi qui rend possible cette réappropriation plus large des Exercices spirituels. Ce n’est que tardivement qu’ils peuvent être l’occasion d’une relation avec l’absolu, qui se laisse déchiffrer autrement que par une analyse rationnelle de la position à prendre dans la société.
Les collèges jésuites après 1814
Il faut attendre la loi Falloux sur la liberté d’enseigner (1850) pour que les jésuites (un millier, dont la moitié en formation et cent cinquante dans les missions) puissent refonder des collèges. Jusqu’alors, ils ont d’abord géré quelques petits séminaires confiés par des évêques : cinq en 1816, huit en 1824. Mais, en 1828, des ordonnances de Charles X ont soumis les petits séminaires à l’Université et chassé les jésuites de leur direction. Ceux-ci sont considérés en effet comme « chefs du parti-prêtres », opposés « à la liberté, à la Charte et au Roi ». La Compagnie a alors ouvert des établissements à l’étranger, près des frontières françaises : à Brugelette en Belgique, à Saint-Michel de Fribourg en Suisse.
À la promulgation de la loi Falloux, soixante demandes d’ouverture d’un collège sont soumises d’emblée. À la fin de l’année 1850, dix collèges sont créés. Ils seront dix-sept en 1860 (dont, à Paris, « Vaugirard » et, à côté du Panthéon, rue de l’École-des-Postes, Sainte-Geneviève), et trente en 1880, dont deux en Algérie. Ces collèges scolarisent onze mille élèves majoritairement internes, ils emploient huit cents des trois mille jésuites français, soit vingt-cinq jésuites en moyenne par collège. Cette année 1880 marque ainsi le second pic de l’investissement dans l’histoire des collèges français.
Le premier pic avait été atteint au moment de la suppression, mais les effectifs étaient très différents : en 1764, les trois mille jésuites français avaient quitté quatre-vingt-dix collèges scolarisant environ cinquante mille élèves majoritairement externes. Surtout, la physionomie des nouveaux collèges et leur pédagogie sont fort éloignées de l’ancien modèle, voire en contradiction avec lui, par la force des choses plus que par la volonté des jésuites.
Le principe de la gratuité, d’abord, voulu par saint Ignace et toujours respecté dans la première Compagnie, doit être abandonné : le temps et l’argent manquent pour créer des fondations permettant de financer la scolarité. En outre, l’internat devient majoritaire, alors qu’il avait été limité aux collèges les plus importants. Scolarité payante et internat payant lui aussi : une sélection par l’argent se crée de facto, ainsi qu’une homogénéisation sociale et idéologique (les familles sont majoritairement légitimistes), que renforce l’étroitesse des effectifs (trois cents élèves en moyenne), même dans les grandes villes (alors que les grands collèges de l’Ancien Régime comptaient au moins deux mille élèves).
Les programmes scolaires et la pédagogie doivent s’aligner, pour l’essentiel, sur les normes fixées par l’Université pour les lycées d’État : abandon des méthodes actives qui occupaient jadis l’essentiel du temps scolaire, primat du cours magistral (quatre à cinq heures par jour), longues heures d’étude surveillée (les externes sont présents de 7 h 30 à 19 heures, beaucoup plus longtemps que sous l’Ancien Régime). On essaie de rester fidèle à l’idéal de l’humanisme gréco-latin et à la Ratio studiorum dans la version adaptée de 1832. Mais la hantise de la réussite aux examens d’État et la concurrence avec les lycées publics limitent les marges de manœuvre ; aux yeux de certains, ces contraintes nuisent à l’enseignement religieux et au développement de la piété.
L’animation parascolaire est assurée par les « régents », jeunes jésuites en cours de formation, qui partagent de près la vie des internes. Ils surveillent les études, encadrent les récréations, les promenades, la préparation et le déroulement des fêtes.
Montalembert, pourtant favorable aux jésuites, a porté sur le système un jugement souvent cité. Il regrette qu’on ne prépare pas les jeunes à s’engager dans la vie publique. Il ne voit parmi les anciens élèves « aucun défenseur de l’Église » mais « des êtres mous, torpides, sans énergie, sans dévouement1 ». Cette sévérité s’explique sans doute par sa détestation des légitimistes. En réalité, les classes préparatoires, aux écoles militaires notamment, ont formé et formeront des officiers de valeur ; des prêtres et des missionnaires remarquables sont passés par les collèges.
L’équilibre est rompu en 1880 par la loi sur les congrégations. La Compagnie a trois mois pour se dissoudre. Le 30 août, les jésuites sont expulsés de leurs collèges. Ils n’y reviendront plus, officiellement, jusqu’au lendemain de la victoire de 1918. La responsabilité des établissements est confiée à des directeurs laïcs ou ecclésiastiques. Mais, entre 1885 et 1901, la présence de quelques jésuites dans les établissements est souvent tolérée. La loi du 1er juillet 1901 sur les associations renforce l’état des choses. Les jésuites refusent les conditions de la reconnaissance légale. Les collèges sont donc entièrement remis à des sociétés civiles (constituées par des amis ou des familles des jésuites).
À partir de 1905, on implante des collèges dans les pays voisins : en Belgique, en Italie, en Espagne, à Jersey.
La victoire de 1918 verra les jésuites revenir dans leurs établissements, après quarante ans d’absence. Durant l’entre-deux-guerres, cinq cents jésuites (sur un total de trois mille, dont les missionnaires et les jésuites en formation) animeront trente et un collèges. Le mouvement de retour aux sources ignatiennes qui marque cette époque, dans le domaine de la spiritualité notamment, aura des répercussions sur le plan pédagogique. L’initiateur fut François Charmot (1881-19652). Le collège de Reims est le premier à pratiquer, sous l’Occupation, une pédagogie faisant appel à la responsabilité des élèves, à des formes (encadrées) d’autodiscipline, à des activités parascolaires favorisant l’épanouissement des différentes dimensions de la personne. Le Centre d’études pédagogiques (Cep), fondé en 1946 par Pierre Faure (1904-1988), anime la recherche, l’innovation pédagogique et la concertation entre les établissements, dont le nombre se réduira peu à peu de moitié. Les revues Pédagogie et Parents et maîtres sont ses porte-parole.
Les jésuites seront parmi les premiers à accepter de conclure avec l’État les « contrats d’association » que propose la loi Debré en 1959, ce qui permettra de diminuer considérablement la participation financière des familles. Les collèges, une quinzaine désormais, doubleront en général leurs effectifs et diversifieront leur offre en direction de baccalauréats techniques et professionnels. Mais leur gestion sera désormais étroitement dépendante des normes et des directives de l’Éducation nationale.
Aujourd’hui, les jésuites ne sont plus guère présents dans les collèges dont ils ont la tutelle. Deux d’entre eux seulement ont, à ce jour, un chef d’établissement jésuite. Il ne s’agit pas d’un choix délibéré au profit d’autres types d’apostolat (social par exemple), contrairement à une idée reçue. Simplement, les effectifs de la Compagnie ont fondu (chaque année, on compte trois ordinations sacerdotales, en moyenne, depuis vingt ans). Et, en ce qui concerne la jeunesse, les aumôneries d’étudiants demeurent prioritaires. Par le jeu d’un réseau associatif (Loyola éducation) formé de laïcs et de religieux, animé par une équipe nationale et fortement impliqué dans la tutelle et la vie quotidienne des établissements, un « esprit », une inspiration cherchent à se maintenir.
1.Lettre au père de Ravignan, citée par Mgr Baudrillart, « Les catholiques ont-ils le droit de se désintéresser de la liberté de l’enseignement ? », discours au congrès diocésain de Toulouse, 13 mai 1908.
2.François Charmot, l’Humanisme et l’humain, Paris, Spes, 1934, et la Pédagogie des jésuites. Ses principes, son actualité, Paris, Spes, 1943.
3.Faculté jésuite de théologie de Paris (Centre Sèvres).
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Luce Giard est historienne et éditrice des œuvres de Michel de Certeau ; Patrick Goujon s.j. enseigne la théologie à la faculté jésuite de théologie de Paris (Centre Sèvres) ; Dominique Julia est historien (Cnrs et Ehess) et Claude Langlois est historien à l’Ephe.
- 1.
John W. O’Malley, Une histoire des jésuites. D’Ignace de Loyola à nos jours, Bruxelles, Lessius, 2014.