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Espace public et sphère publique politique. Les racines biographiques de deux thèmes de pensée

août/sept. 2015

#Divers

Les racines biographiques de deux thèmes de pensée

Dans ce discours inédit, Habermas indique les expériences personnelles à la source de ses intérêts philosophiques : l’expérience de la maladie et les difficultés liées à son handicap l’ont conduit à réfléchir à l’importance de la communication langagière, tandis que la vie politique allemande d’après-guerre a nourri sa réflexion et son engagement pour la démocratie. Il en tire des enseignements sur le rôle de l’intellectuel dans la cité.

Ce texte est le discours de réception du prix de Kyoto, récompense internationale décernée par la Fondation Inamori à des personnes qui se sont distinguées par des contributions remarquables au développement de la science et de la civilisation mondiale, ainsi qu’à l’élévation spirituelle. Ce texte inédit en français paraîtra en ouverture du tome deuxième des Écrits philosophiques de Jürgen Habermas, dans la collection « Folio essais » (trois volumes, septembre 2016). Nous remercions Jürgen Habermas, Éric Vigne des éditions Gallimard et le traducteur Christian Bouchindhomme de nous avoir permis de publier ce texte. Les intertitres sont de la rédaction.

Je ne peux que dire mon embarras face à la sollicitation qui m’est faite de vous livrer, dans des termes compréhensibles par tous, quelque chose d’édifiant sur mon parcours et mes expériences personnelles. Le président Inamori s’est adressé aux lauréats en ces termes : « Je vous en prie, parlez-nous de vous, [dites-nous] comment vous avez surmonté les épreuves et ce qui vous a guidé lorsque vous trouviez à un carrefour de votre vie. » La vie des philosophes est plutôt pauvre en événements extérieurs – du moins, ils préfèrent, eux-mêmes, se cantonner à ce qui vaut en général. Permettez-moi, donc, d’exprimer la gêne que produit en moi le fait de parler de la sphère privée en commençant par une remarque générale sur la relation entre le privé et le public.

Le privé et le public

Pour ce faire, il peut être utile de distinguer deux types de sphères publiques. Dans la société médiatique d’aujourd’hui, la sphère publique offre à ceux qui ont acquis de la notoriété un espace à partir duquel ils peuvent se faire valoir. La visibilité ou la notoriété sont le but véritable de ces apparitions publiques. Le prix à payer pour ce type de présence dans les médias, celui que paient les stars, c’est la confusion entre vie privée et vie publique. La participation aux débats politiques, scientifiques ou littéraires poursuit, en revanche, un autre but. Il ne s’agit pas, dans ce cas, de se faire valoir personnellement, mais de s’entendre mutuellement sur un enjeu. Ici, le public n’est pas l’espace réunissant spectateurs ou auditeurs, mais celui des locuteurs et destinataires qui se parlent et se répondent. Il s’agit d’échanger des raisons, non d’attirer les regards. Participer à une discussion et se concentrer sur un objet commun implique de tourner le dos à la vie privée. Inutile de parler de soi. Sphère publique et sphère privée ne se confondent pas ; elles entrent dans une relation de complémentarité.

C’est peut-être ce type d’objectivité qui explique que lorsque nous, professeurs de philosophie, faisons un cours sur Aristote, Thomas d’Aquin ou Kant, nous nous bornons à rapporter les faits biographiques élémentaires : quand ils sont nés, quand ils ont vécu et quand ils sont morts. Même les épisodes tumultueux que ces philosophes ont pu connaître dans leur vie passent après l’œuvre. La vie des philosophes n’est pas celle des saints. Ce qu’il reste d’eux, dans le meilleur des cas, c’est une idée nouvelle, formulée de manière idiosyncrasique, et bien souvent énigmatique, sur laquelle s’échineront les générations suivantes. Dans notre discipline, nous appelons classiques ceux qui, par leur œuvre, nous sont restés contemporains. La pensée de ces classiques est comme la lave des volcans sur laquelle, comme la cendre, viennent s’accumuler les scories de la biographie. Les grands penseurs du passé dont les œuvres ont franchi l’épreuve du temps nous imposent une telle image d’eux-mêmes. Nous, en revanche, les philosophes vivants – simples professeurs de philosophie, à vrai dire –, nous demeurons les contemporains de nos contemporains. Et moins nos idées sont originales, plus elles sont tributaires de leur contexte d’origine. À ce titre, de fait, elles ne sont parfois pas autre chose que l’expression des biographies qui les ont fait naître.

Pour mon soixante-dixième anniversaire, des collègues plus jeunes s’intéressant à mon travail m’ont offert des mélanges qu’ils ont intitulés Die Öffentlichkeit der Vernunft und die Vernunft der Öffentlichkeit1 – « La dimension publique de la raison et la raison de la dimension publique2 ». Ce titre n’est pas mal choisi, car s’il est une question qui m’a occupé ma vie durant, c’est bien celle de la sphère publique comme espace d’échanges et de communication fondés sur la raison. La triade conceptuelle que forment la sphère publique, la discussion et la raison a, de fait, dominé tant mon travail de chercheur que ma vie de citoyen. Toute obsession ayant ses racines biographiques, je peux soupçonner quatre expériences d’être à la source de mes intérêts. (1) Immédiatement après ma naissance et au cours de ma prime enfance, j’ai été exposé à l’expérience traumatique d’interventions chirurgicales – l’expérience de la maladie est un trait qui se retrouve dans la biographie de maints philosophes. (2) À l’époque de mon entrée à l’école, je me souviens d’avoir fait l’expérience de difficultés de communication et d’humiliations liées à mon handicap. (3) Au cours de mon adolescence, l’expérience qui m’a marqué est une expérience générationnelle, celle produite par la rupture qu’a représentée l’année 1945 dans l’histoire mondiale. Enfin (4), au cours de ma vie adulte, je n’ai cessé d’éprouver une profonde inquiétude politique face à l’extrême lenteur et aux constantes incertitudes qui accompagnèrent la libéralisation de la société allemande d’après-guerre.

L’expérience de la maladie

Commençons donc par la petite enfance et par l’opération que j’ai subie tout de suite après ma naissance. Je ne crois pas que cette intervention chirurgicale ait, comme on pourrait le supposer, durablement ébranlé ma foi dans le monde qui m’environnait. Toutefois, il se peut fort bien qu’elle ait suscité en moi le sentiment d’une dépendance et ait donné sens à l’importance de notre rapport aux autres. Il est, en tout cas, certain que la nature sociale des êtres humains s’est par la suite trouvée au départ de mes réflexions philosophiques. Nombreuses sont les espèces animales qui vivent en communauté. Ainsi, les grands singes, nos plus proches parents, vivent en hordes et pratiquent des formes de socialisation familiales – auxquelles fait toutefois défaut la complexité des systèmes de parenté, apanage d’homo sapiens. Ce ne sont pas les formes de vie sociales en tant que telles qui distinguent l’homme. Pour bien saisir ce qu’il y a de particulier dans la nature sociale de l’homme, il faut traduire littéralement la fameuse formule d’Aristote, selon laquelle l’homme est un zôon politikon : être un animal politique, c’est être un animal qui existe dans un espace public. Il faudrait même dire, pour être plus précis : un animal qui ne développe les compétences lui permettant de devenir une personne que grâce à son insertion originelle dans un réseau public de relations sociales. Si l’on compare les caractères biologiques des mammifères à la naissance, il apparaît qu’aucune autre espèce ne vient au monde aussi incomplète, aussi désarmée que l’homme ; aucune autre espèce n’a besoin d’une aussi longue période d’élevage et de protection familiale ; aucune autre espèce ne dépend comme l’homme d’une culture publique, intersubjectivement partagée par les congénères. Nous, humains, apprenons les uns des autres. Et cela n’est possible qu’au sein de l’espace public que produit un milieu culturellement stimulant.

Que j’aie dû subir une nouvelle opération du palais à l’âge de cinq ans, c’est-à-dire à un âge où cette fois la mémoire est tout à fait en éveil, a certainement accentué cette conscience d’une dépendance profonde des uns aux autres. C’est, en tout cas, parce que j’ai été sensibilisé à la réflexion sur la nature sociale de l’homme que j’ai été amené à m’intéresser à des approches philosophiques qui soulignent la constitution intersubjective de l’esprit humain – qu’il s’agisse de la tradition herméneutique partant de Guillaume de Humboldt, du pragmatisme américain de Charles Sanders Peirce et de George Herbert Mead, de la théorie des formes symboliques d’Ernst Cassirer ou de la philosophie du langage de Ludwig Wittgenstein.

L’intuition d’une profonde dépendance réciproque des uns aux autres s’articulant dans une « image » de la « position de l’homme dans le monde » met en évidence des paradigmes qui déterminent, d’une part, la manière dont nous nous comprenons nous-mêmes quotidiennement, mais qui, d’autre part, peuvent aussi poser les jalons de disciplines scientifiques entières. J’ai en tête l’image d’une subjectivité dont on ne peut discerner qu’elle est tramée des fils de l’intersubjectivité que si on se la représente comme un gant retourné. Dans l’intériorité du sujet se reflète une extériorité. L’esprit subjectif tire, en effet, sa structure et son contenu de sa connexion à l’esprit objectif, lequel résulte lui-même du commerce intersubjectif qu’entretiennent des sujets toujours déjà socialisés. L’individu humain ne rencontre pas son environnement social à la manière du simple organisme entrant en contact avec l’environnement extérieur – c’est-à-dire comme un intérieur qui se démarque osmotiquement d’un monde extérieur extrinsèque. Les oppositions abstraites sujet/objet, intérieur/extérieur sont à cet égard trompeuses : l’organisme du nouveau-né ne devient humain que par l’entrée dans des interactions sociales. Il ne devient une personne qu’en entrant dans l’espace public d’un monde social qui l’attend les bras ouverts. Or cette dimension publique que revêt l’intérieur de notre monde vécu – intérieur habité en commun – est à la fois interne et externe.

C’est pourquoi la personne en construction qu’est l’enfant ne peut développer un centre intérieur, axé sur une vie éprouvée en pleine conscience de soi, qu’en s’extériorisant dans des relations interpersonnelles établies dans la communication. Sa conscience apparemment privée continue, à travers l’expression d’impressions personnelles et d’émotions intimes, de se nourrir des impulsions qu’elle reçoit du réseau culturel des idées publiques – pensées intersubjectivement partagées et exprimées dans des formes symboliques. De ce point de vue, l’image cartésienne, que ressuscitent aujourd’hui les sciences cognitives, d’une conscience monadique se trouvant dans une relation opaque à son cerveau et à son génome et qui n’aurait de cesse de rentrer en elle-même nous fourvoie.

Je n’ai jamais bien compris pourquoi il faudrait que le phénomène de la conscience de soi soit quelque chose d’originaire. N’est-ce pas sous le regard d’autrui que nous prenons conscience de nous-mêmes ? C’est dans le regard d’un Tu, une deuxième personne, parlant avec moi à la première personne que je prends conscience de moi-même non seulement comme d’un sujet éprouvant ce qu’il vit, mais encore comme d’un moi/d’un Je individuel. Le regard subjectivant d’autrui possède une force individuante.

Le handicap

Voilà pour les élucidations concernant le paradigme sous lequel se placent mes recherches. J’ai développé dans ce cadre une approche philosophique centrée sur le langage et une théorie morale qui pourraient avoir été inspirées par deux expériences auxquelles, écolier, j’ai été confronté : (a) les autres enfants ne comprenaient pas ce je disais ; et (b) cela entraînait une réaction de rejet de leur part.

(a) Je me souviens des difficultés que j’éprouvais lorsqu’il m’a fallu, alors que je nasonnais et articulais mal – ce dont je n’étais pas du tout conscient –, me faire comprendre en classe ou dans la cour de récréation. Je devais, hors de mon cercle familial et familier, m’affirmer dans un espace jusqu’à un certain point anonyme. C’est lorsque la communication tourne court que l’on prête attention à la réalité d’un monde intermédiaire qui, sans cela, passe inaperçu : celui des symboles qu’à la différence des objets on ne peut pas toucher. Dans ces échecs, le médium de la communication langagière s’impose alors véritablement comme l’assise de tout ce que nous avons en commun et sans quoi nous ne pouvons pas, même en tant qu’individus, exister. Nous nous trouvons toujours déjà dans l’élément du langage. Seuls ceux qui parlent peuvent se taire. Ce n’est que parce que nous sommes d’entrée de jeu liés aux autres que nous pouvons nous isoler.

Les philosophes ne se sont pas particulièrement intéressés à cette force que possède le langage de fonder la communauté. Depuis Platon et Aristote, ils analysent le langage comme le médium de la représentation et étudient la forme logique des énoncés par lesquels nous nous référons aux objets et restituons les faits. Mais le langage existe au premier chef pour communiquer et pour que chacun puisse prendre position par « oui » ou par « non » aux prétentions à la validité émises par autrui. Nous usons du langage à des fins plus communicationnelles que purement cognitives. Le langage n’est pas le miroir du monde ; il nous permet d’accéder au monde. Ce faisant, il oriente toujours déjà notre regard sur le monde d’une certaine manière. Y est, en quelque sorte, inscrit quelque chose comme une image du monde. Mais, fort heureusement, ce pré-savoir dont nous héritons en acquérant une langue déterminée n’est pas établi une fois pour toutes. Sans cela, nous n’apprendrions rien de neuf au contact du monde et nous entretenant à son propos. Ce qui vaut pour les langages théoriques de la science vaut également au quotidien : nous pouvons aussi indéfiniment réviser la signification des prédicats et des concepts à la lumière des expériences que ces prédicats et ces concepts nous aident à faire.

Il se peut, par ailleurs, que mon handicap explique que j’aie, ma vie durant, été convaincu de la supériorité de l’écrit sur l’oral. La forme écrite masque les défauts liés à une oralité précaire. J’ai toujours plutôt évalué mes étudiants sur leurs travaux écrits que sur leur participation, quand bien même brillante, aux discussions du séminaire. Et, comme vous pouvez le constater, à votre grand dam j’en suis sûr, je répugne encore aujourd’hui à l’exercice de la conférence. Ce refuge derrière la précision de l’expression écrite pourrait bien être à l’origine d’une distinction théorique importante, chez moi. Dans l’activité communicationnelle, nous avons, dans une certaine mesure, un comportement naïf ; dans la discussion, qui n’est pas qu’orale, nous échangeons des raisons afin d’examiner les prétentions à la validité devenues problématiques. C’est ce qui a permis de faire entrer en ligne de compte la contrainte non contraignante du meilleur argument.

(b) Cette conception m’a aidé à théoriser une autre expérience : les humiliations qui proviennent de ce type de discriminations plus ou moins anodines que les enfants différents des autres sont amenés à subir dans les cours d’école ou dans la rue. Depuis lors, la mondialisation, le tourisme de masse, les migrations planétaires et, d’une manière générale, le pluralisme croissant des visions du monde et des formes culturelles de vie nous ont familiarisés avec ces expériences d’exclusion des marginaux et de marginalisation des minorités. Chacun d’entre nous peut aujourd’hui se faire une idée de ce que c’est que d’être un étranger à l’étranger, un allogène parmi les allogènes, un autre parmi les autres. De telles situations provoquent nos sentiments moraux. La morale en effet est un dispositif qui se tisse avec les moyens de la communication afin de protéger les individus de la particulière vulnérabilité à laquelle les expose leur socialisation communicationnelle.

Plus la personne est individuée de l’intérieur et plus elle se trouve enchevêtrée, pour ainsi dire de l’extérieur, dans un réseau toujours plus dense et plus fragile de relations fondées sur la reconnaissance mutuelle. Plus elle s’expose, par conséquent, aux risques de refus de réciprocité. La morale de l’égal respect dû à chacun vise à réduire ces risques. Elle a pour but, et c’est ce qui la définit, à la fois d’en finir avec la discrimination et d’inclure dans le réseau du respect mutuel ceux qui se trouvent marginalisés. Les normes du vivre-ensemble peuvent produire une solidarité, y compris entre des personnes allogènes – qu’aucun lien préalable n’unit –, mais il faut pour cela qu’elles reçoivent l’agrément de tous. Nous devons nous engager dans des discussions afin de développer de telles normes. Les discussions morales, en effet, permettent à toutes les personnes concernées d’avoir voix au chapitre. En outre, elles les engagent à adopter également le point de vue des autres.

La rupture 1945

J’ai parlé, jusqu’ici, de questions personnelles relatives à mon enfance. Ce n’est toutefois qu’avec la rupture qu’a représentée l’année 1945 que ma génération s’est enrichie d’une expérience sans laquelle je ne serais probablement jamais venu à la philosophie et à la théorie de la société. La société et le régime sous lesquels nous avions vécu avec un sentiment de semi-normalité étaient – ce qui arriva pour ainsi dire du jour au lendemain – démasqués pour ce qu’ils étaient : une société et un régime pathologiques et criminels. C’est ainsi que la confrontation avec l’héritage que laissait le passé nazi de l’Allemagne est devenue une question fondamentale pour ma vie politique d’adulte. Ce regard sur le passé suscita en moi un intérêt pour les conditions de vie, pour ce qu’elles devaient être à l’avenir et pour le fait qu’il était nécessaire qu’elles se soustraient à cette fausse alternative « communauté »/« société ». J’avais en tête ce que Brecht appelle des formes « amicales » du vivre-ensemble3, à savoir des formes de vivre-ensemble, d’une part, qui ne galvaudent pas le bénéfice apporté par la différenciation dans les sociétés modernes, mais, d’autre part, qui ne nient pas non plus que, pour se tenir debout, les sujets ont besoin des autres – et doivent, en même temps, pouvoir compter sur les autres.

La Seconde Guerre mondiale s’est achevée quelques mois avant mon seizième anniversaire. Suivirent, jusqu’à la création de la République fédérale et jusqu’au début de mes études universitaires à l’été 1949, quatre années d’une adolescence en permanence à l’affût. J’étais de ces jeunes gens ayant reçu la « grâce d’une naissance trop tardive » – assez vieux pour, à un âge moralement impressionnable, être de plain-pied avec les bouleversements historiques en cours ; trop jeunes pour qu’on puisse nous imputer ce qui s’était produit politiquement. Nous n’avions même pas été incorporés dans l’armée. Et nous n’avions à répondre ni d’une mauvaise prise de position ni d’erreurs politiques lourdes de conséquences. Après les révélations sur Auschwitz, tout devint toutefois à double fond. Ce que nous avions vécu comme une enfance et une jeunesse plus ou moins normales était désormais devenu un quotidien passé dans l’ombre d’une rupture de civilisation. Sans avoir rien fait pour le mériter, nous, tous les jeunes gens de cette même tranche d’âge, avons eu cette facilité de pouvoir tirer la leçon, sans réserve, du procès de Nuremberg, que nous suivions à la radio. Et nous fîmes nôtre la distinction proposée par Karl Jaspers entre responsabilité collective et culpabilité collective.

Cette attitude générationnelle est aujourd’hui bien souvent considérée avec un regard critique et elle est tout sauf quelque chose que nous puissions à bon droit revendiquer. Ce schéma réactif, que l’on a pu observer chez les gens de mon âge, de gauche comme de la droite libérale, a indéniablement quelque chose d’une fatalité d’époque. Les convictions morales et politiques acquises pour ainsi dire à moindre coût se sont alors intriquées à une révolution des modes de pensée dans leur ensemble – avec l’ouverture culturelle à l’Ouest, notamment. Pendant l’époque nazie, nous, qui n’avions pas connu l’époque de Weimar, avions grandi dans le climat lourd, chargé de ressentiment du kitsch patriotique, du monumentalisme et du culte de la mort. Et d’un coup, après 1945, les portes s’ouvraient sur l’expressionnisme, Kafka, Thomas Mann, Hermann Hesse, sur la littérature mondiale de langue anglaise, sur la philosophie contemporaine de Sartre et des catholiques de gauche français, sur Freud, sur Marx, et même sur le pragmatisme d’un John Dewey, dont les disciples eurent une influence décisive sur la « rééducation » en Allemagne. Le cinéma contemporain faisait également souffler un vent nouveau qui nous stimulait. Dans le constructivisme d’un Mondrian, dans les formes architecturales, géométriques et froides, du Bauhaus, dans le design industriel sans compromis, l’esprit révolutionnaire et libérateur de la modernité trouvait son expression visuelle la plus convaincante.

La formule magique, pour moi, ce n’était pas le libéralisme anglo-saxon ; elle consistait dans le seul mot : « démocratie ». Les constructions que léguait la tradition du droit rationnel, et dont j’avais pris connaissance dans les présentations qu’en faisaient de petites éditions populaires, s’associaient à l’esprit de transformation et aux promesses d’émancipation de la modernité. Le sentiment d’isolement que nous, étudiants d’après-guerre, avons alors ressenti, alors que l’environnement universitaire était toujours aussi autoritaire et finalement inchangé, n’en était que plus grand. Konrad Adenauer avait choisi d’acheter l’adhésion à sa politique en pratiquant la continuité des élites et en mettant en place des structures minées par les préjugés ; c’en était paralysant. Il n’y avait aucune rupture, aucun véritable renouvellement du personnel politique, aucun changement de mentalité – pas de renouveau moral ni de remise en question des convictions politiques. Je partageais mon profond désenchantement avec celle que j’avais rencontrée durant mes années d’études et qui était devenue ma femme. Et jusque dans les années 1950 encore, nous avons fréquenté une université témoignant d’une compréhension d’elle-même qui demeurait élitiste et en même temps apolitique, et où n’était pas rare cette combinaison funeste de nationalisme et d’antisémitisme bourgeoisement convenu, cette même combinaison qui en 1933 avait désarmé intellectuellement nos maîtres quand elle ne les avait pas directement jetés dans les bras des nazis.

Dans un tel climat, mes convictions politiques, plutôt à gauche, n’ont guère pu affecter mes études de philosophie. Politique et philosophie sont demeurées deux univers de pensée longtemps séparés. Il fallut attendre un week-end du semestre d’été, en 1953, pour qu’elles se télescopent, lorsque mon ami Karl-Otto Apel me remit entre les mains un exemplaire fraîchement imprimé de l’Introduction à la métaphysique de Heidegger. Jusque-là, Heidegger avait été, quand bien même ce n’était que de loin, le maître par excellence. J’avais lu Être et Temps avec les yeux de Kierkegaard. L’ontologie fondamentale contenait une éthique, qui, à ce qu’il me semblait, en appelait à la conscience morale individuelle, à la sincérité existentielle de l’individu. Voilà maintenant que ce même Heidegger publiait, sans révision ni commentaire, des cours de 1935. Le vocabulaire de ces cours laissait tout à la fois transpirer l’idolâtrie de l’ethno-nationalisme völkisch, le mépris des tranchées et l’exaltation du « Nous » exclusif. Incidemment, le « Dasein4 du peuple » avait pris la place du « Dasein » – individuel par définition. C’est donc du fond de l’âme que j’exprimais alors mon effroi incrédule.

Le titre de l’article de journal que je publiai, « Penser avec Heidegger contre Heidegger », trahissait encore le disciple attaché au maître. Mais le choix des citations révèle, aujourd’hui encore, ce qui m’avait alors tant irrité dans le texte de Heidegger, à savoir quatre choses : la calamiteuse combinaison de l’appel héroïque à la « violence créatrice » et d’un culte du sacrifice – du « oui le plus profond et le plus large à sa [propre] fin » ; les préjugés platoniciens du mandarin allemand dépréciant l’« intelligence » et l’analyse pour leur préférer l’« esprit » et la pensée authentique, et s’employant à réserver la vérité ésotérique à « quelques-uns » ; les élans anti-chrétiens et anti-Occidentaux dirigés contre l’universalisme égalitaire des Lumières ; mais surtout, ce qui était pour moi la véritable source du scandale, le refus du philosophe nazi de répondre moralement et politiquement d’une criminalité de masse, dont à l’époque, huit ans après la guerre, plus personne pratiquement ne parlait. Dans la controverse qui a suivi, l’interprétation du fascisme stylisé par Heidegger comme « destin de l’Être », et donc comme ce qui exonérait les personnes, a été complètement perdue de vue. Il a ensuite, on le sait, ignoré cette erreur politique capitale pour la considérer comme le simple reflet d’« errements » ne lui étant pas personnellement imputables.

Inquiétudes d’après-guerre

Dans les années qui ont suivi, j’ai plus précisément cerné ce qui unissait des esprits tels que Martin Heidegger, Carl Schmitt, Ernst Jünger ou Arnold Gehlen. On trouve chez tous un mépris à l’égard de la masse et de ce qui est moyen, qu’ils associent, d’un côté, à la célébration de l’homme supérieur, de l’élu et de l’extraordinaire, et, de l’autre, au rejet du discours, de la sphère publique et de l’inauthentique. Ils privilégient le silence face au dialogue, et donnent la priorité à l’ordre résultant du commandement et de l’obéissance par rapport à l’égalité et à l’autodétermination. C’est de cette manière que se définissait la pensée jeune-conservatrice, en contraste tranché avec l’élan démocratique qui nous habitait depuis 1945. Ce « syndrome de Weimar » était devenu, pour moi, le point de référence négatif, lorsque, mes études étant achevées, j’entrepris d’investir théoriquement ma déception face aux difficultés et aux menaces qui ne cessaient de peser sur le processus de démocratisation dans l’Allemagne d’après-guerre. Jusqu’aux années 1980 incluses, ma crainte d’une rechute politique est restée l’aiguillon de mon travail scientifique, un travail commencé à la fin des années 1950 avec l’Espace public.

Je devins d’abord, en tant qu’assistant d’Adorno, collaborateur de l’Institut de recherche sociale. La théorie critique de la société m’offrait une perspective à partir de laquelle il était possible d’enchâsser dans le contexte global de la modernisation sociale à la fois les premiers pas de la démocratie aux États-Unis, en Grande-Bretagne et en France et les élans avortés pour y accéder en Allemagne. Chez nous, à l’époque – la fin des années 1950 –, la culture politique n’avait encore nullement acquis une forme stable. Il n’était pas du tout dit que les principes d’un ordre démocratique qui nous était pour ainsi dire imposé de l’extérieur s’enracineraient dans les têtes et dans les cœurs des citoyens allemands. Il était évident qu’un tel changement de mentalité ne pouvait se produire dans l’isolement ni être simplement décrété par voie administrative. Pour qu’un tel processus puisse s’engager, il était vital qu’il reposât sur une formation de l’opinion publique, recourant si possible au débat public.

C’est pourquoi je concentrai mon attention théorique sur la sphère publique politique. Le phénomène général de l’« espace public », que les interactions les plus simples suffisent à créer, m’avait toujours intéressé, sous l’angle notamment de ce pouvoir mystérieux que possède l’intersubjectivité d’unir ce qui est différent sans pour autant nécessairement aplanir ces différences. Il est possible à partir des espaces publics de déchiffrer les structures de l’intégration sociale. C’est dans la constitution des espaces publics que les traits anomiques annonçant la dislocation ou révélant les failles d’une communautarisation répressive peuvent être le plus sûrement discernés. Dans les conditions qui sont celles des sociétés modernes, la sphère publique politique spécifique aux entités démocratiques communes (de type étatique, infra- ou supra-étatique5) revêt en particulier une signification symptomatique, eu égard à l’intégration sociale. Les sociétés complexes ne peuvent plus se souder qu’en recourant, entre leurs citoyens, à une solidarité abstraite et médiatisée par le droit. Or, entre des citoyens qui ne peuvent plus tous se connaître personnellement, le seul moyen de créer et de reproduire une communauté, même fragile, est d’entrer dans le processus permettant de former une opinion et une volonté publiques. La sphère publique politique est donc le cœur d’une démocratie et c’est en l’auscultant, en tâtant son pouls, qu’on peut juger de son état.

Mais les professeurs ne sont pas que des scientifiques qui questionnent la sphère publique politique du point de vue de l’observateur. Ce sont aussi des citoyens, qui participent, à l’occasion, en tant qu’intellectuels, à la vie politique de leur pays. J’ai moi-même pris part, à la fin des années 1950, au mouvement de protestation pacifiste des « marches de Pâques », et j’ai dû, dans les années 1960, prendre publiquement position sur le mouvement étudiant. Ensuite, dans les années 1980 et 1990, je me suis mêlé aux débats sur le travail de mémoire par rapport au passé nazi, sur la désobéissance civile, les conditions de l’unification allemande, la première guerre d’Irak, les modalités du droit d’asile, etc. Au cours de ces dix dernières années, je me suis surtout exprimé sur les questions relatives à l’unité européenne et à la bioéthique. Depuis l’invasion de l’Irak en contravention du droit international, je m’intéresse au « postnational » – c’est-à-dire aux formes de dépassement de l’État-nation –, en me demandant si l’on peut envisager un avenir au projet cosmopolitique kantien. Je mentionne ces activités parce que j’aimerais, pour conclure, parler de ce que je crois avoir appris, à partir de mes erreurs et des erreurs des autres, sur le rôle de l’intellectuel.

L’intellectuel doit spontanément – et donc sans demande spécifique venant d’un côté ou de l’autre – faire un usage public de son savoir professionnel, c’est-à-dire des connaissances dont il dispose en tant que philosophe, écrivain, sociologue, physicien ou autre. Sans être impartial, il doit s’exprimer en conscience de sa faillibilité. Il doit se limiter aux questions qui le concernent, apporter des informations objectives et livrer les meilleurs arguments possible ; il doit ainsi s’efforcer de relever le niveau déplorable de discussion des débats publics. Il est par ailleurs attendu de l’intellectuel qu’il puisse se livrer à un difficile exercice de corde raide. Il trahira son autorité sur les deux tableaux s’il ne sépare pas avec le plus grand soin son rôle public de son rôle professionnel. Et il ne doit pas utiliser l’influence qu’il acquiert avec ses mots comme un moyen de conquête du pouvoir – il ne doit donc pas confondre « influence » et « pouvoir ». Dès lors qu’ils assument des fonctions publiques, les intellectuels renoncent à être des intellectuels.

Que nous ne satisfassions pas, le plus souvent, à ces critères n’a rien de surprenant, mais cela ne dévalue en rien les critères eux-mêmes. Car s’il est une chose que les intellectuels ne peuvent pas se permettre, eux qui sont les premiers à s’entre-déchirer et à annoncer la mort de leur engeance, c’est de se laisser aller au cynisme.

© Éditions Gallimard, 2015, pour la traductionfrançaise

  • *.

    Traduction de »Öffentlicher Raum und politische Öffentlichkeit. Lebensgeschichtliche Wurzeln von zwei Gedankenmotiven« , dans Zwischen Naturalismus und Religion, Suhrkamp, Francfort-sur-le-Main, 2005, p. 15-26. L’expression « espace public » fut forgée initialement par Marc de Launay (l’Espace public, Paris, Payot, 1978) pour traduire Öffentlichkeit, puisque la notion de « publicité », pourtant la plus adaptée, n’a pour ainsi dire en français qu’un sens commercial. Cependant, la fortune de l’expression finit par la desservir ; souvent employée pour désigner les formes tangibles d’espace non-privé (la rue, le marché, l’enceinte des bâtiments publics, etc.), elle s’est répandue dans une littérature, qui a contraint ses traducteurs à recourir aux expressions public space ou öffentlicher Raum. Dans ce qui suit, « espace public » rendra donc exclusivement öffentlicher Raum, même si Habermas, comme on le verra au fil du texte, donne à cette expression encore un autre sens – celui d’un espace, commun et abstrait, d’accord ou d’entente, dans lequel il est fait abstraction des intérêts privés ou personnels –, tandis que nous traduirons Öffentlichkeit, selon les contextes, par « sphère publique », « caractère public », « dimension publique », etc. [Toutes les notes sont du traducteur.]

  • 1.

    Lutz Wingert et Klaus Günther (sous la dir. de), Die Öffentlichkeit der Vernunft und die Vernunft der Öffentlichkeit, Francfort-sur-le-Main, Suhrkamp, 2001.

  • 2.

    Si on donne au concept de « publicité » son sens premier, la meilleure traduction serait évidemment « Publicité de la raison et raison de la publicité ».

  • 3.

    Habermas se réfère ici, comme il l’avait déjà fait dans un entretien important qu’il avait accordé à Axel Honneth et al. pour la revue Ästhetik und Kommunikation (n° 45-46, octobre 1981) (trad. fr. dans Les Cahiers de philosophie, nouvelle série, n° 3, 1987) au discours de Shen Te, la jeune prostituée de la Bonne Âme du Se-Tchouan, qui aspire à une société d’« amicalité ».

  • 4.

    Nous ne traduisons pas ici ce terme, qui signifie en général « existence », mais qui prend chez Heidegger une signification philosophique très spécifique d’un sujet transcendantal « jeté-dans-le-monde » et « être-pour-la-mort ».

  • 5.

    Gemeinwesen est souvent traduit par « communauté », traduction également de Gemeinschaft, qui doit être distingué de Gemeinwesen. Dans un contexte moderne, Gemeinwesen peut être défini comme « toute construction de droit public instituant un ensemble de personnes liées par une appartenance commune », d’où notre traduction.