Mais que veut dire « une Europe forte » ?
La crise de légitimité de l’Europe est évidente : la politique d’austérité menée sous l’impulsion de l’Allemagne, la multiplication des décisions prises sans contrôle démocratique direct et les limites de l’union monétaire creusent le fossé entre l’Europe et ses citoyens. Ce fossé peut être comblé ; pour cela il faut faire évoluer non seulement les institutions européennes, mais le discours que les politiques tiennent sur « Bruxelles ».
Notre époque se caractérise par une disproportion croissante entre une société mondiale en voie d’homogénéisation systémique et le monde des États, qui demeure inchangé dans sa fragmentation. De graves problèmes en résultent. Des États intégrés avec les volontés et consciences de leurs citoyens sont les uniques collectifs capables d’agir efficacement en se fondant sur la formation de la volonté démocratique et d’exercer intentionnellement une influence sur leurs sociétés. Mais ces États s’empêtrent toujours plus profondément dans les rapports fonctionnels qui, à leur insu, se faufilent à travers les frontières nationales. Face aux conséquences politiquement indésirables de cette intégration systémique, un besoin de régulation se fait sentir, alors même que les États-nations se montrent toujours moins en mesure d’y satisfaire. Les politiques et les citoyens ont conscience de cette perte de capacité d’action politique et se raccrochent avec d’autant plus de véhémence à l’État-nation et à ses frontières, pourtant devenues poreuses depuis longtemps. Cette défense de l’État-nation est compréhensible d’un point de vue psychologique, mais elle est paradoxale1.
La marge de manœuvre manquant désormais à l’État-nation ne peut en vérité être récupérée qu’à l’échelon supranational. Et c’est d’ailleurs bien ce qui se réalise sous la forme de la coopération interétatique : avec le nombre rapidement grandissant d’organisations internationales influentes, une forme de gouvernance, vantée, présentée comme une conquête, s’est entre-temps constituée, par-delà l’État-nation. Mais ces traités internationaux se dérobent largement aux contrôles démocratiques. Une solution alternative réside dans la formation de communautés supranationales qui, si elles n’adoptent pas dans l’ensemble le format étatique, peuvent aussi satisfaire fondamentalement aux critères démocratiques de légitimation. Parce que seule cette voie, que nous avons empruntée avec l’Union européenne, peut conduire à une transnationalisation de la démocratie, l’entreprise de l’Union européenne se justifie déjà pour des raisons d’auto-affirmation démocratique, contre les contraintes normativement inchangeables d’une société mondiale mise en réseaux sur le mode systémique.
Pour une re-régulation européenne. Contre une démocratie de façade2
Le modèle de société européen déploré par tant de monde repose sur le rapport interne de l’État social et de la démocratie. Si la progression permanente, depuis deux décennies, de l’inégalité sociale (une tendance empiriquement prouvée pour les pays industriels) ne se laisse pas inverser, ce rapport se déchirera. Cette dérive vers une scission de la société se combine d’ailleurs à une tendance alarmante, à une paralysie politique croissante, ainsi qu’à un désintérêt prononcé des électeurs appartenant la plupart du temps aux couches les moins favorisées, c’est-à-dire à l’effritement de la représentation égale de l’électorat et du spectre entier de ses intérêts.
Il n’est nul besoin de partager les postulats marxistes pour reconnaître dans le déchaînement du capitalisme des marchés financiers l’une des causes décisives de cette évolution – et pour en conclure qu’il nous faut mener à bien une re-régulation du secteur bancaire mondial se donnant toutes les chances de réussir, et avant tout dans un territoire économique ayant au moins le poids et la taille de la zone euro. Le bon fonctionnement des banques européennes, qui ne peuvent plus investir de façon rentable un capital virtuel hypertrophié, coupé de l’économie réelle, exige justement en premier lieu une solution européenne commune. Et mis à part les sacrifices évidents consentis dans les États en crise visés au premier chef par les mesures d’austérité, sacrifices dont nous savons déjà aujourd’hui l’ampleur, il ne nous sera possible qu’à la fin de la crise seulement d’identifier les victimes de cette crise, de savoir qui aura payé les pots cassés. Tout cela dépend aussi de la politique que nous choisissons aujourd’hui.
Il est vrai que la poursuite de l’unification européenne peut se dérouler plutôt sur le mode défensif que sur le mode offensif. Dans tous les cas, elle ne peut plus s’appuyer sur ces visions émancipatrices relevant d’une sorte d’évidence intuitive qui avaient autrefois inspiré les changements constitutionnels européens – comme ces visions qui portent aujourd’hui les révoltes dans les pays arabes, est-européens ou asiatiques, où la colère bouillonne. Les peuples européens ont d’excellentes raisons de vouloir une Union politique. Mais la conséquence d’une telle Union, consistant en un élargissement des chapes habituelles de leurs États-nations, afin de leur faire partager un échelon supérieur avec d’autres nations, ne relève pas du type d’évidence intuitive qui avait jadis porté le projet européen. Claus Offe a décrit les « cas » dans lesquels le projet européen s’enlise entre les « contraintes économiques » et le « politiquement réalisable ». Cette situation de cul-de-sac est aussi une conséquence des manquements des élites politiques, de leur incapacité ou de leur refus d’associer en temps voulu leurs populations respectives au processus d’unification. Il est aujourd’hui tout particulièrement de la responsabilité des partis politiques et des médias de faire à ce sujet de l’éducation de rattrapage.
La position semi-hégémonique allemande et le danger d’une Europe allemande
Je vais ici me limiter à justifier la nécessité d’un changement politique par trois problèmes urgents, mais jusqu’à présent largement niés. Le gouvernement fédéral allemand a, depuis mai 2010, et avec une extrême fermeté, fait avant tout valoir la position semi-hégémonique de l’Allemagne en Europe. Il a ainsi généré un effet déflagrant dans la politique intérieure européenne, qu’aucune rhétorique de l’apaisement ne vient juguler. En outre, la gestion de crise a conduit ces dernières années à une extension informelle des compétences du Conseil et de la Commission, qui aggrave de façon spectaculaire l’actuel déficit de légitimation de l’Union européenne et provoque l’intervention de résistances nationales. Cette politique est véritablement inquiétante en ce qu’elle ne touche pas aux causes de la crise.
Le gouvernement fédéral, en raison de son poids économique et de sa puissance de négociation informelle, a imposé au Conseil européen les idées allemandes visant à surmonter les crises, des idées ordolibérales. Il a contraint les pays en crise à des « réformes » radicales, sans endosser la responsabilité, au niveau européen global, des conséquences plus que sévères de cette politique d’austérité manquant de tout équilibre en matière sociale. Un changement de mentalité se reflète dans cette attitude à l’encontre de partenaires plus faibles. La réunification réussie de l’Allemagne de l’Ouest et de dix-sept millions de citoyens qui relevaient d’une tout autre socialisation politique, a en effet fait ressurgir un sentiment oublié, celui d’une normalité nationale-étatique allemande. Cette restauration de couches plus anciennes de la conscience collective s’est superposée à un autre élément : la très grande importance que l’unification européenne avait pu revêtir pour les citoyens de l’ancienne République fédérale, qui avaient pu ainsi voir rétablie sa réputation internationale, alors politiquement et moralement détruite.
Toutefois, il n’est pas seulement ici question de style. Il en va de notre intérêt national de ne pas revenir à nouveau à cette « position semi-hégémonique » de l’Allemagne, qui a frayé le chemin à deux guerres mondiales et que le processus d’unification européenne avait enfin permis de surmonter. Sans un changement politique constatable à l’échelle de l’Europe entière, l’Allemagne ne devra pas compter sur la bonne volonté de voisins qu’elle a malmenés à travers une politique de crise imposée de façon plus que cavalière. Elle doit certes faire le premier pas en direction d’une coopération plus étroite, mais surtout montrer sa volonté de rendre structurellement dispensable son rôle dirigeant. Il lui faut également montrer sa volonté d’entreprendre de concert avec la France de nouvelles initiatives, en bonne intelligence avec elle, sur un pied d’égalité – tout en faisant preuve de correction à l’endroit des petits États3.
Le déficit de légitimation grandissant de l’Union européenne
Les marges de manœuvre de la Commission, du Conseil et de la Banque centrale européenne, entre-temps étendues sur le mode informel, doivent être l’objet d’une légitimation de rattrapage au regard de la situation créée par la gestion de crise. Il est ici question de plusieurs ensembles. Dans tous les cas, le Parlement européen, y compris là où il était associé au processus législatif, n’a pris aucune part active au renforcement insidieux des compétences des organes de l’Union européenne.
Le pacte budgétaire du 2 mars 2012 est un traité de droit international passé entre les États membres de l’Union européenne (à l’exception de la Grande-Bretagne4). Cet étrange traité est un pur produit de la méfiance allemande : dans une logique de sécurisation, il inscrit une fois encore dans les constitutions nationales des décisions de l’Union européenne prises de longue date au sujet des déficits et des niveaux d’endettement étatiques autorisés – s’accompagnant de sanctions en cas de non-respect.
Avec le mécanisme européen de stabilité (Mes), les membres de l’Union monétaire européenne se sont créés un instrument de financement destiné aux budgets étatiques en difficulté, mais les organes du Mes ne sont pourtant soumis à aucun contrôle parlementaire. Car la forme du traité international ne permet aucune légitimation démocratique pour cette coopération approfondie.
Le tristement célèbre Six-Pack est, lui, entré en vigueur le 13 décembre 2011, par voie législative, avec l’assentiment du Parlement européen. Ces dispositions approfondissent la collaboration intergouvernementale avec pour visée les objectifs de réforme du Pacte de stabilité et de croissance ; elles aménagent en outre un système de surveillance dédié aux déséquilibres macro-économiques. Les organes de l’Union européenne manquent de toute légitimation pour ces compétences étendues. En effet, la Commission peut désormais intervenir dans les programmations budgétaires étatiques, à titre préventif, à des fins de contrôle, et afin d’y apporter des correctifs, alors même qu’elle n’est autorisée à cela que par le Conseil européen, tandis que le Parlement peut tout au plus en être informé, à condition d’en exprimer le souhait.
Enfin, le Parlement européen manque momentanément d’un organe susceptible de faire pendant au puissant Euro-groupe créé par le Conseil européen. Sans la formation d’un comité permanent des États membres de l’Union monétaire, le Parlement ne pourra même pas exercer correctement ses droits de contrôle, de toute façon bien trop faibles.
Pas d’Union monétaire en bon ordre de marche sans union politique
Le problème refoulé d’une Union monétaire sans union politique. La division de l’Europe entre pays bailleurs de fonds et pays bénéficiant de ces fonds incite fortement, dans les vies publiques nationales, aux accusations mutuelles et à la désignation de boucs émissaires. La perception réciproquement déformée de destins inégaux dans la crise jusqu’à l’obscénité a aussi été renforcée en Allemagne par une fausse interprétation des causes de la crise. Car, la Grèce exceptée, la cause immédiate du surendettement des États fut l’évolution de l’endettement privé, et non, comme on le prétend, la politique budgétaire des gouvernements concernés. Mais c’est avant tout la manière de se focaliser sur la problématique des dettes étatiques qui explique le refoulement actif, jusqu’à aujourd’hui, dans la gestion de crise, des problèmes structurels fondamentaux. Certes, la crise des dettes étatiques n’a pu être évitée que parce que la Banque centrale européenne a simulé de façon convaincante une garantie commune, c’est-à-dire cette souveraineté fiscale qui manque à l’Union – et ce en contradiction avec l’interdiction pesant sur elle de tout bail-out, de tout renflouement externe. Mais la responsabilité en matière de remboursement dont manque la Banque centrale européenne n’est pas le vice de construction essentiel de l’Union monétaire. Les spécialistes en économie politique attirent depuis longtemps l’attention sur les conditions suboptimales en vigueur dans la zone euro pour un espace monétaire commun. En raison des différences en matière d’économie réelle dans les balances courantes des différentes économies nationales, des taux d’intérêts uniformes donnent aux gouvernements de faux signaux. One size for all fits none – une même taille pour tous ne convient à personne. Sans un gouvernement économique commun, le gouffre séparant les capacités d’économies structurellement différentes ne cessera pas de s’élargir.
La ligne politique suivie par le gouvernement fédéral allemand a pour seul souci de complaire aux investisseurs. Elle prescrit aux États en crise, aux côtés des réformes nécessaires de l’administration et des marchés du travail, une politique d’austérité, et ce au détriment des salaires, des prestations sociales, des services publics et des investissements en matière d’infrastructures étatiques – de façon totalement contre-productive. Au lieu de cela, c’est au véritable vice de construction de l’Union monétaire qu’est son absence d’union politique qu’il s’agirait de remédier. Sans les cadres institutionnels d’une politique fiscale et économique commune cohérente (ayant des effets sur une politique sociale commune), les déséquilibres structurels entre les différentes économies s’aggraveront5. La politique de consolidation vit d’un faux postulat : les États en crise, paraît-il, seraient à même de rattraper par leurs propres moyens leur retard économique, en jouant le jeu d’une concurrence effrénée avec les États membres fondamentalement plus compétitifs qu’eux – alors même que la marge de manœuvre de leur politique fiscale et budgétaire se voit considérablement réduite…
Au lieu d’imposer des cahiers des charges aux gouvernements nationaux, et de traiter les citoyens d’une communauté démocratique comme des mineurs irresponsables, le Conseil et le Parlement européen ensemble devraient pouvoir décider des directives de la politique fiscale, économique et sociale.
Contre la radicalisation du cercle vicieux
La poursuite de la politique menée jusqu’ici ne peut qu’aggraver le cercle vicieux activé par les trois problèmes évoqués. Plus les compétences du Conseil et de la Commission s’étendent au fil de la mise en œuvre de la politique de consolidation, et plus la gouvernance menée derrière des portes fermées fait prendre conscience aux citoyens de la légitimité de plus en plus faible d’une technocratie toujours plus pesante – et plus le gouvernement fédéral allemand se retrouve englué dans le dilemme de sa position semi-hégémonique : parce que la collaboration intergouvernementale, plus approfondie à chaque fois, fait que les États concernés lui confient leur destin en apparence souverain, sa responsabilité politique ne cesse objectivement de s’alourdir, et les tensions intra-européennes de s’envenimer.
Entre-temps, le remède de cheval imposé avec intransigeance, au prix de l’avilissement politique de peuples entiers et de la dégringolade sociale de générations, de couches sociales et de régions entières, a à ce point atrophié les économies des pays en crise que « les chevaux boivent à nouveau » : autrement dit, les investisseurs reviennent6. Mais, même si les investisseurs font leur retour, nous ne pouvons pourtant éluder plus longtemps les problèmes véritables. Il ne suffit pas d’asséner juridiquement et d’appliquer sur le mode technocratique le modèle politique de la consolidation. Qu’on prenne le problème par un bout ou par un autre, un changement politique impliquant des transferts de souveraineté par-delà les frontières nationales ne se fait que trop attendre. Et un tel changement est inconciliable avec cette fiction voulant que les États membres restent souverains comme ils l’étaient auparavant. Le gouvernement fédéral allemand doit décider s’il lui faut proposer aux autres gouvernements de la zone euro, dans leur propre intérêt à long terme, une configuration profondément renouvelée de l’Union monétaire : une Euro-union démocratiquement légitimée.
Seul le gouvernement allemand est à même de prendre l’initiative. Lui seul est en position de proposer à la France et aux pays du sud de l’Europe, où un renoncement à la souveraineté et une intégration approfondie ne soulèvent aucun enthousiasme, une solution aussi bien politique qu’économique. Naturellement, un processus très long et difficile ne pourrait débuter par ce seul signal. En outre, le signal en question ne serait digne de foi que si l’on était disposé à quatre choses : accepter une Europe à deux vitesses ; renoncer à l’intergouvernementalisme ; aspirer à un système de partis européen ; et prendre congé de l’actuel modus operandi de la politique européenne, qui est le pur produit d’une élite. Prenons ces quatre points l’un après l’autre.
Les institutions actuelles de l’Union européenne devraient être « perdifférenciées » [ausdifferenziert7] de sorte que se constitue une Euro-union en mesure de se montrer ouverte à de nouvelles adhésions d’autres États de l’Union européenne (et avant tout de la Pologne). Une Union disposant d’un cœur et d’une périphérie pourra donner suite, par exemple, aux desiderata britanniques d’une rétrocession de certaines compétences, aussi bien qu’à des désirs d’adhésion controversés (comme par exemple ceux de la Turquie), à la condition que cela soit possible dans le cadre des traités existants. Mais une modification du droit primaire devrait inévitablement être menée à bien, au fil de la mise en œuvre d’un changement politique à décider avant tout au sein de l’Eurogroupe.
La méthode intergouvernementale et sa préséance encore renforcée par la crise devraient être définitivement mises au rebut au profit de la « méthode communautaire ». Martin Schulz, le président allemand du Parlement européen, travaille durement à cela, avec une grande force de persuasion. Alors que la réunion des chefs d’État ou de gouvernement, dont la légitimité repose uniquement sur les élections nationales, est faite sur mesure pour la négociation de compromis entre de rigides intérêts nationaux, la formation d’une volonté politique dans un Parlement européen composé de groupes parlementaires rend possible un contre-balancement des intérêts nationaux par une universalisation des intérêts par-delà les frontières nationales.
Les très prochaines élections du Parlement européen offrent pour la première fois l’occasion d’une politisation de l’agenda, avec pour toile de fond une gestion de crise vivement controversée à l’échelle de l’Europe entière. Tout d’abord, des candidats communs peuvent, par-delà les frontières nationales, rendre visibles différents programmes – et de cette façon différentes possibilités de votes véritablement alternatifs. Sans une telle politisation, les élections du Parlement européen ne peuvent en rien mériter le nom de scrutin démocratique – et une telle politisation n’a pas encore effectivement eu lieu. Un système de partis européen devrait pouvoir aussi se développer à partir de ces commencements-là.
Enfin, les élites politiques doivent cesser de couper leur politique européenne des électorats locaux, et cesser tout autant ce mélange populiste concocté à la maison, dont les ingrédients de base sont un dénigrement systématique de Bruxelles et une rhétorique du dimanche faite de propos aimablement favorables à l’Europe n’engageant strictement à rien. En se défaisant de leurs routines, ces élites politiques pourraient structurer le combat des opinions, non pas simplement à la remorque des instituts de sondage, mais avec pour objectif premier de former résolument des opinions publiques. Car, jusqu’à présent, les vies publiques nationales sont dans l’ensemble faites de préjugés au sujet de « Bruxelles » et non de solides opinions informées, capables de rivaliser les unes les autres avec sérieux.
Nous avons en Europe des populations suffisamment éduquées pour que le genre de fictions politiques sentimentales dont le populisme de droite aimerait nous persuader qu’elles existent n’ait pas cours. Pour une démocratie supranationale demeurant ancrée dans des États-nations, nous n’avons besoin d’aucun peuple européen, mais d’individus éclairés, ayant appris qu’ils sont à la fois citoyens d’un État et citoyens européens. Ces citoyens peuvent tout à fait, en participant à leurs vies publiques nationales respectives, participer à une formation de la volonté politique à l’échelle de l’Europe entière. Pour cela, nous n’avons besoin de rien d’autre que des vies publiques nationales existantes et des médias existants. Tandis que les télévisions et les journaux nationaux rendent compte des débats à l’œuvre dans chacun des autres pays au sujet de thématiques pertinentes et concernant l’ensemble des citoyens de l’Union, les vies publiques nationales s’ouvrent les unes aux autres.
- *.
Ce texte de Jürgen Habermas fut lu en public par l’auteur à l’occasion d’une convention du Spd, à Postdam, au début du mois de février 2014. De larges extraits de la présente traduction en ont été publiés, sous le titre « Repolitisons le débat européen », par Le Monde du 25 février 2014 (ndt).
- 1.
Jürgen Habermas est récemment revenu sur la question de l’État-nation à l’occasion de la sortie d’un ouvrage de Wolfgang Streeck, dont il a donné une critique fouillée, intégrée au volume XII de ses Petits écrits politiques, Berlin, Suhrkamp, 2013. Du temps acheté de Wolfgang Streeck paraît chez Gallimard à la rentrée 2014 (ndt).
- 2.
Le 3 août 2012, Jürgen Habermas signait déjà, aux côtés de l’économiste Peter Bofinger et de l’ancien ministre de la Culture Julian Nida-Rümelin, une tribune intitulée « Refusons la démocratie de façade » (Frankfurter Allgemeine Zeitung, 3 août 2012). Ce texte fut publié dans Le Monde le 26 août suivant, dans une traduction de Christian Bouchindhomme, sous le titre « Plus que jamais, l’Europe » (ndt).
- 3.
Voir également sur ce point « L’Europe de la République fédérale, ou de la perception autocentrée que l’Allemagne réunifiée a d’elle-même », dans Jürgen Habermas, la Constitution de l’Europe, Paris, Gallimard, coll. « Nrf-Essais », 2012, p. 23-63 (ndt).
- 4.
L’entrée en vigueur de ce pacte dépendait de sa ratification par au moins douze États membres de la zone euro. La Finlande fut le douzième État à le ratifier, le 21 décembre 2012. Le pacte budgétaire entra donc en vigueur le 1er janvier 2013 (ndt).
- 5.
Voir également à ce sujet : « Sur la constitution de l’Europe », dans J. Habermas, la Constitution de l’Europe, op. cit., p. 63-130 (ndt).
- 6.
Il est ici fait référence à une métaphore dont avait fait usage l’économiste keynésien et politique social-démocrate Karl Schiller (1911-1994) à propos de ses efforts visant à réanimer l’activité économique de son pays après 1967 – date à laquelle il était ministre de l’Économie : « On peut mener les chevaux au puits, mais c’est à eux de boire. » Les « chevaux » étant bien évidemment les investisseurs (ndt).
- 7.
L’allemand permet de préciser la notion de différenciation en lui adjoignant des préfixes. Niklas Luhmann utilise la notion d’Ausdifferenzierung, de « perdifférenciation », pour décrire le résultat de processus de différenciation dynamique au sein d’un système, aboutissant à l’apparition de divers sous-systèmes, entités et niveaux, à la fois couplés et autonomes (ndt).