Dominos kurdes en Syrie
Depuis le début de l’insurrection syrienne, les Kurdes connaissent un sort à part. Concentrés dans le nord de la Syrie et présents dans les grandes agglomérations, ils représentent environ 15 % de la population. Formant la minorité ethnique la plus importante du pays, ils ont longtemps fait figure de citoyens de seconde zone, beaucoup ne jouissant pas même de la nationalité syrienne. Bien que leur mobilisation massive en 2004 suite aux émeutes de Qamishlo1 les ait placés à l’avant-garde de la contestation du régime, ils se sont rapidement distanciés en 2011 des objectifs défendus par une opposition syrienne qui, nationaliste ou islamiste, s’est montrée peu ouverte aux revendications minoritaires.
L’amertume des Kurdes, qui avaient manifesté pour la démocratie en Syrie il y a près de dix ans sans avoir été suivis par la majorité arabe, a pu pousser les partis kurdes regroupés au sein du Conseil national kurde de Syrie (Cnks) à observer une certaine prudence et la population à mettre en avant ses revendications propres. Cependant, la stratégie du régime à leur égard apparaît comme le facteur essentiel de ce découplage.
L’alliance stratégique avec le régime
Dès les premiers temps de l’insurrection, Bachar el-Assad, soucieux de ne pas ouvrir un second front en milieu kurde, a multiplié les gestes en direction de cette population longtemps maintenue en marge. Il a rapidement annoncé des réformes conséquentes et correspondant aux revendications du mouvement kurde : la restitution de la nationalité syrienne aux Kurdes apatrides et la levée de mesures ayant favorisé l’arabisation de régions où ils étaient historiquement majoritaires. C’est cependant en renouant avec le Parti des travailleurs du Kurdistan (Partiya Karkerên Kurdistan ou Pkk) par l’intermédiaire du Parti de l’unité démocratique (Partiya Yekîtiya Demokrat ou Pyd) des Kurdes syriens que Bachar el-Assad est parvenu à isoler les régions kurdes de l’insurrection. Présent en Syrie depuis 1978, le Pkk, en guerre depuis 1984 contre l’État turc, avait déjà trouvé auprès d’Hafez el-Assad un soutien de poids. Ce rapprochement n’avait cependant pas survécu à la situation d’extrême tension qui avait poussé les deux pays au seuil de la guerre ouverte en 1998. Le président syrien avait alors été contraint d’expulser le leader du Pkk, Abdullah Oçalan, ouvrant ainsi la voie à son arrestation par les services secrets turcs et à sa condamnation à la prison à vie.
En 2011, la réactivation de l’alliance stratégique entre le régime syrien et le Pkk a permis à ce dernier de prendre le contrôle des régions kurdes de Syrie et d’y réprimer les formations kurdes anti-régime par l’intermédiaire du Pyd et avec la bénédiction de Damas. La convergence entre les intérêts des deux parties s’inscrivait alors dans le cadre d’une bipolarisation régionale où l’Iran et ses alliés affrontaient sur le terrain syrien les puissances sunnites, Turquie comprise. Rallier le Pkk à l’axe Damas-Téhéran permettait de contrebalancer le soutien diplomatique et matériel fourni par Ankara aux rebelles. Une trêve était simultanément signée – en septembre 2011 – entre Téhéran et le Parti pour une vie libre au Kurdistan (Partiya Jiyana Azad a Kurdistanê ou Pjak), organisation iranienne aux liens étroits avec le Pkk. Pour l’Iran et la Syrie, il s’agissait notamment de démontrer à la Turquie leur capacité de nuisance, non seulement en permettant au Pkk d’acquérir une emprise territoriale à sa frontière méridionale mais en portant la guerre en Turquie même. Au cours de l’été 2012, alors que les autorités syriennes abandonnaient le « Kurdistan de Syrie » au Pyd, les combats entre les forces du Pkk et l’armée turque atteignaient une intensité inédite dans les régions kurdes du sud-est de la Turquie. En retour, l’Armée syrienne libre et les djihadistes hostiles au régime livraient bataille aux milices du Pyd.
Une question de politique intérieure turque ?
L’ouverture d’un processus de paix entre Ankara et le Pkk début 2013 a partiellement changé la donne. Sans que les combats entre les djihadistes et le Pyd s’interrompent – ils se sont au contraire intensifiés en janvier – l’ouverture de pourparlers suivie de l’annonce d’un retrait des combattants du Pkk hors du territoire turc a extrait la question kurde de la mécanique de bipolarisation régionale. Les implications de la présence renforcée du Pkk au nord de la Syrie ont évolué en conséquence. Dorénavant, il ne s’agira plus seulement d’un moyen de pression utilisé par le régime syrien sur la Turquie mais aussi d’un facteur essentiel dans les négociations de paix entre la formation kurde et le gouvernement turc. Tout en conservant ses liens avec Damas, le Pyd, et à travers lui le Pkk, poursuit ses intérêts propres en Syrie. Il continue à protéger contre rémunération certaines infrastructures stratégiques pour le compte du régime mais s’attache surtout à conforter sa position face à Ankara dans le cadre du rapport de force qui déterminera l’issue des négociations.
Depuis janvier 2013, « le processus de solution », nom donné en Turquie au processus de paix turco-kurde, qui devait solder un conflit trentenaire, n’a pas donné de résultats notables. Il est vraisemblable qu’aucun pas important ne sera franchi avant la séquence électorale capitale de 2014, enjeu stratégique pour l’Akp de M. Erdogan comme pour le Bdp, branche légale et parlementaire du Pkk. D’ici là, les deux parties, sans retomber dans la confrontation militaire directe, tirent les avantages qu’elles peuvent de la situation et font preuve de leurs capacités de nuisance réciproques. Ainsi, le gouvernement turc fait planer la menace de la reprise des affrontements dans le sud-est du pays et ne s’avance pas résolument en faveur de réformes en mesure de satisfaire pleinement ses interlocuteurs kurdes. De son côté, le Pkk, qui a mis fin début septembre 2013 au retrait de ses troupes de Turquie, maintient par le biais du Bdp sa base civile mobilisée et motivée par une propagande intense autour de la « Révolution au Rojava2 ». C’est dans cette perspective que l’on peut comprendre les violents combats qui opposent à nouveau depuis juillet 2013 les Unités de protection du peuple (Yekîneyên Parastina Gel ou Ypg) du Pyd à des groupes djihadistes accusés d’être soutenus par Ankara.
Le Pyd en quête d’hégémonie
La reprise de combats, vraisemblablement provoquée par les Ypg3, permet du même coup au Pyd de s’imposer définitivement auprès du Conseil national kurde de Syrie (Cnks). En position de force du fait de sa puissance militaire et de son contrôle total du terrain, le Pyd se donne à voir comme un rempart contre le danger islamiste tout en refusant aux forces liées au Cnks et toujours stationnées au Kurdistan d’Irak4 la possibilité de lui prêter main-forte. À la recherche d’une hégémonie totale sur la scène kurde, le Pyd est dans une logique à la fois de coexistence et de conflit à l’égard des factions qui, au sein du Cnks, sont les plus susceptibles de contester sa mainmise car les plus enclines à négocier avec l’opposition syrienne. Or il se trouve que ces dernières sont intimement liées au Parti démocratique du Kurdistan (Pdk) de Massoud Barzani, au pouvoir au Kurdistan d’Irak. Rival historique du Pdk, le Pkk s’affirme donc face à M. Barzani en lui interdisant d’intervenir dans les régions kurdes de Syrie sous peine de devoir porter la responsabilité d’une guerre fratricide et cassant par là même ses ambitions pan-kurdes.
Si les excellentes relations du Kurdistan d’Irak avec Ankara, principalement liées aux ressources énergétiques de la région autonome, peuvent compter parmi les raisons de la rivalité entre le Pdk et le Pkk, il n’est pas impossible qu’à terme, la Turquie et le Pyd trouvent un modus vivendi ponctuel. En effet, si le Pyd n’a cessé d’accuser la Turquie de soutien aux djihadistes, le parti kurde a officialisé à la mi-août ses relations avec Ankara, son président Salih Muslim allant même jusqu’à évoquer l’ouverture d’une représentation dans la capitale turque. L’achèvement du processus de paix à moyen terme serait alors suivi d’un réel retrait de Turquie des troupes du Pkk qui impliquerait la nécessité de reclasser une population combattante de plusieurs milliers d’hommes. Le terrain syrien présenterait alors un débouché envisageable. Par ailleurs, le caractère incontrôlable des groupes djihadistes qui prennent une importance croissante au sein de l’opposition armée et dont Ankara s’est très nettement distancié au début de l’automne pourrait nécessiter la présence d’une zone tampon entre une Syrie durablement livrée au chaos et une Turquie déjà déstabilisée par le conflit qui sévit à sa frontière méridionale.
Le jeu qui se noue dans les régions kurdes de Syrie implique ainsi un parti révolutionnaire à la recherche de son propre avenir, le Pkk, une entité proto-étatique en quête de légitimité internationale, le Kurdistan irakien et une grande puissance frontalière en crise, la Turquie. Il n’est plus simplement un aspect du conflit durable dans lequel la Syrie s’est enlisée mais apparaît à l’échelle régionale comme la clé de la nouvelle question kurde.
- 1.
En 2004, la répression d’émeutes survenues suite à un match de football dans la ville kurde de Qamishlo avait déclenché un mouvement de protestations de grande ampleur parmi la population kurde. Si cette mobilisation portait des revendications propres à la minorité kurde, elle affichait aussi parmi ses objectifs la démocratisation de la Syrie dans son ensemble.
- 2.
Dans le vocabulaire nationaliste kurde, les régions à majorité kurde de Turquie, d’Iran, d’Irak et de Syrie sont désignées par des points cardinaux pour éviter d’employer les noms des États au sein desquels elles sont incluses. En kurde, « Rojava » signifie « l’ouest », c’est-à-dire le « Kurdistan de Syrie ».
- 3.
Kurdwatch report. What Does the Kurdish Opposition Want ?, Kurdwatch, Berlin, septembre 2013.
- 4.
En 2012, les forces armées du Pdk ont pris en charge au Kurdistan irakien le recrutement et la formation militaire de déserteurs kurdes syriens. Environ 1 500 hommes selon les estimations de l’Ong Kurdwatch.