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Syrie : au pays de l’humiliation heureuse

juil./août 2021

La victoire de Bachar al-Assad aux élections syriennes est une humiliation de plus dirigée contre son peuple. La falsification du scrutin n’a pas seulement acté la réelection illégale du despote, elle a rendu les réfugiés et les opposants au régime complices, à leur insu, de cette mascarade.

Bachar al-Assad a donc remporté une écrasante victoire électorale. Contre qui ? Certainement pas contre ses prétendus concurrents, mais contre lui-même : il s’est en effet surpassé en arrogance et en désir irrépressible d’humilier ses supposés électeurs.

Tout était pensé et organisé pour y parvenir, surtout les chiffres. Ce n’est pas le pourcentage officiel des citoyens qui ont voté pour Bachar (95, 1 %) qui est impudent, car on peut être certain que pas une seule voix n’est allée aux deux autres candidats, même pas les leurs, mais plutôt le taux de participation annoncé de 78, 4 %, ainsi que le chiffre de 13 540 860 voix que Bachar aurait obtenues. Cela voudrait dire que 18 178 618 citoyens avaient le droit de voter, un chiffre qui dépasse, et de loin, le nombre des Syriens vivant sous la houlette du régime, y compris les enfants, et qui inclut les inscrits parmi les cinq millions de personnes qui échappent à son contrôle et les sept millions de réfugiés.

N’importe quel réfugié dans n’importe quel pays a pu de la sorte déposer dans l’urne, à son insu, un bulletin portant le nom de celui qui l’a obligé à s’expatrier et qui a éventuellement tué ou incarcéré des membres de sa famille. Il ne suffit pas de dire que les chiffres sont falsifiés ; il faut ajouter qu’ils l’ont été de manière à faire participer à la mascarade électorale, sans qu’ils le sachent, des Syriens qui n’ont cessé de la dénoncer. Pour se venger de son peuple, Bachar était prêt à tout, même à aller voter à Douma, dans la Ghouta orientale, une zone qu’il a bombardée aux gaz toxiques…

La vindicte de Bachar al-Assad ne vise qu’en partie ceux qui se sont soulevés contre lui. Ce qui le distingue des autres despotes, c’est sa volonté d’humilier aussi ses propres partisans, de leur faire comprendre qu’ils doivent lui renouveler sans cesse leur allégeance. Ces derniers savent déjà très bien ce qui les attend s’ils ont un jour la mauvaise idée de relever la tête ; ils le savent plus pertinemment encore avec, dans la bouche, cet avant-goût d’humiliation !

Ce fut déjà la règle sous le règne du fondateur de la dynastie, Hafez al-Assad. Après sa victoire sur les Frères musulmans, il a puni tous les Syriens sans distinction en lâchant contre eux ses services de renseignement et ses milices, mais aussi en perturbant délibérément la machine économique. Alors que le pays ne subissait nulle sanction d’aucune sorte, il fallait que chacun sache que le président était le seul à pouvoir lui fournir de l’électricité ou l’en priver – et qu’on est tenu de le remercier de sa bonté quand on en a. Leçon retenue par le fils…

Bachar n’exige pas seulement des Syriens qu’ils votent pour lui. Ils doivent se montrer heureux d’être avilis, accepter leur soumission avec joie, lui demander de leur pardonner les fautes commises par d’autres Syriens, jurer qu’ils n’agiront jamais comme eux.

Bachar n’exige pas seulement des Syriens qu’ils votent pour lui. Ils doivent se montrer heureux d’être avilis.

Il pouvait très bien remettre à plus tard sa réélection. Un tel geste, s’il l’avait fait, aurait été apprécié par certaines puissances internationales, qui n’attendent qu’un signe de sa part pour renouer avec lui. Or cette élection n’était pas destinée à amadouer ce qu’on appelle « la communauté internationale », mais uniquement à humilier les Syriens, à ce qu’ils se sentent méprisés de leur éternel président jusqu’à se mépriser eux-mêmes. Tout le reste (la campagne électorale, les candidatures, les urnes) n’est qu’un décor pour la mise en scène de cette heureuse humiliation.

La propagande assadienne le dit aux Syriens sans ambages : « Nous sommes en mesure de vous faire danser de joie tout en vous écrasant chaque jour davantage. Nous mentons, et tant mieux si vous le savez. Le plébiscite s’appelle maintenant élection, et cette élection vous fera regretter le plébiscite. N’avions-nous pas, il y a dix ans, rien que pour vous faire enrager, nommé “Forces de l’ordre” les chars de l’armée que nous avions teints en bleu avant de les lancer contre les manifestants ? N’avions-nous pas aussi, pour nous moquer d’eux, fait croire aux observateurs de la Ligue arabe, grâce à quelques panneaux de signalisation factices, qu’ils étaient à Douma, Harasta ou Zamalka, alors qu’ils se trouvaient dans d’autres localités ? »

Lorsque le mensonge est délibérément flagrant, il constitue une pièce maîtresse dans la stratégie de l’humiliation. Une anecdote était populaire du temps de Hafez al-Assad, selon laquelle des membres d’un service de renseignement furent chargés de rechercher une gazelle qui s’était enfuie dans la forêt. Ils revinrent avec un âne à qui ils avaient fait avouer sous la torture qu’il était bien la belle gazelle. Sous Bachar, on va plus loin : on accroche au cou de l’âne un écriteau sur lequel on a écrit : « Je suis une gazelle » !

Les Syriens n’ont pas besoin qu’on leur explique pourquoi cette « élection », comme celles qui l’ont précédée, est une insulte à leur dignité et à leur intelligence. Richard Mills, ambassadeur adjoint des États-Unis à l’ONU, a toutefois tenu à la décrire comme une « insulte à la démocratie et au peuple syrien ». Les ministres des Affaires étrangères des États-Unis, du Royaume-Uni, de la France, de l’Allemagne et de l’Italie venaient de leur côté de déclarer que cette élection ne serait « ni libre ni juste » et d’exhorter « la communauté internationale à rejeter sans ambiguïté cette tentative du régime Assad de retrouver une légitimité sans qu’il ne cesse ses graves violations des droits humains, ni ne participe de manière significative au processus politique facilité par l’ONU dans le but de mettre un terme au conflit ».

Au lendemain de l’« élection », Bachar al-Assad a répondu aux signataires de cette déclaration : « La valeur de vos opinions ne vaut pas plus que zéro. » Il était convaincu, à juste titre, que les pays occidentaux n’avaient nulle intention de le renverser. Ces derniers lui signifiaient d’ailleurs indirectement que son régime pourrait retrouver sa légitimité s’il écoutait leurs conseils, et qu’il n’aurait pas à répondre des crimes contre l’humanité qu’il a commis, notamment l’usage fréquent de l’arme chimique contre la population.

En fait, la grande majorité des Syriens partagent avec Bachar cette conviction et pensent que les Occidentaux, surtout les Américains, étaient tout à fait en mesure de s’en débarrasser s’ils l’avaient voulu, en dépit des veto russe et chinois au Conseil de sécurité. Contredisant d’ailleurs sa déclaration citée, un pays comme la France n’a pas hésité à autoriser l’organisation d’un vote dans l’enceinte de l’ambassade de Syrie, et l’on a même pu assister ce jour-là au spectacle de Rifaat al-Assad, dont on connaît la carrière criminelle, s’acquittant à Paris de son « devoir civique ».

Loin, très loin des professions de foi selon lesquelles on offense l’humanité tout entière quand on s’en prend injustement à un seul être humain, les réactions des puissants à cette « élection » confirment qu’ils se désintéressent du sort des Syriens, laissant Bachar jouir de sa longue et scandaleuse impunité. Si bien que le monde s’est habitué à considérer la Syrie comme le pays de l’humiliation heureuse. Ce qui s’y passe serait un conte fantastique, comme ceux des Mille et Une Nuits, qui n’empêche personne de dormir.

Traduit de l’arabe (Syrie) par Farouk Mardam-Bey

Omar Kaddour

Auteur et journaliste syrien.

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