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L'économie iranienne dans la tourmente

juin 2012

Le crédit du régime iranien est fragilisé par les difficultés économiques qui s’aggravent malgré la manne pétrolière. Les dirigeants accordent donc une plus grande attention à la modernisation économique mais sans pouvoir remettre en cause les cadres du régime, responsables des rigidités de l’économie.

L’ayatollah Khomeiny, fondateur de la République islamique, ne cachait pas son mépris à l’égard de l’économie. En revanche, son successeur, Ali Khamenei, considère qu’elle est au cœur « de tous les efforts » de la nation, ce qui lui a fait placer l’année iranienne 1390 (2011-20121) sous le signe du « Jihad économique ». Quant à l’année 1391 (2012-2013), elle a été baptisée celle « de la production nationale, du soutien au travail et au capital iranien ».

Aux sources de la crise

Une économie en déclin

Le penchant du deuxième Guide suprême de la révolution islamique pour l’économie s’explique par la fragilité grandissante de l’économie iranienne et ses conséquences éventuelles pour l’avenir de la théocratie chiite qui domine, depuis plus de trois décennies, ce pays clef du Moyen-Orient.

S’inscrivant dans le « Jihad », les statistiques économiques iraniennes doivent prouver que « les complots de l’ennemi occidental » contre Téhéran ont échoué. D’où la « guerre de chiffres » opposant les hauts responsables de la République islamique aux institutions internationales, mais aussi à la technocratie iranienne. En effet, la Banque centrale iranienne a longtemps refusé d’apporter sa caution aux « statistiques à la soviétique » qu’affichent les porte-parole du gouvernement, avant d’y être contrainte.

D’après les statistiques du Fonds monétaire international (Fmi) publiées en avril 20112, le taux de progression moyen annuel du Pib réel de l’Iran ne dépassait pas 0, 7 % entre 2008 et 2010, et devait même se réduire à zéro en 2011, largement en dessous de la croissance moyenne dans une vaste région constituant l’environnement géoéconomique de la République islamique, à savoir le Moyen-Orient, l’Afrique du Nord, l’Asie centrale et le Caucase.

Les autorités de la République islamique ont vivement réagi contre les estimations « erronées et malveillantes » du Fmi, ce qui a conduit ce dernier à réviser en hausse ses chiffres dans son rapport ultérieur3, sans présenter pour autant d’arguments convaincants justifiant cette révision.

Tous les observateurs de l’économie iranienne savent cependant que celle-ci est aux prises avec la pire récession que le pays ait connue depuis la fin de la guerre avec l’Irak, en 1989. La « stagflation » (une croissance économique faible accompagnée d’une forte inflation) est actuellement un concept très à la mode dans les milieux économiques de la capitale iranienne. Selon les représentants des chambres de commerce, un grand nombre d’entreprises ont fermé et, parmi celles qui résistent, beaucoup souffrent d’une forte sous-utilisation des capacités de production.

La dégradation de la conjoncture économique de la République islamique a bien entendu aggravé la tension régnant sur le marché du travail, en dépit des chiffres invraisemblables qui annoncent la création de 2 500 000 emplois durant l’année iranienne 1390 (2011-2012) et ont déclenché un tollé général, y compris au sein du cercle dirigeant de la République islamique. Or, d’après les sources officieuses, le taux de chômage réel se situerait aux alentours de 20 % en hiver 2011, frappant en particulier les jeunes et les diplômés.

Quant à l’inflation, maladie chronique de l’économie iranienne, son accalmie toute relative a été de courte durée. En effet, l’indice officiel des prix à la consommation, après être descendu à 12, 4 % en 2010, a atteint 26 % en 2011, dépassant la prévision du Fmi (22, 5 %) qui octroyait déjà à l’Iran le triste record en termes d’inflation dans la région Mena (Moyen-Orient et Afrique du Nord4).

La forte dégradation des indicateurs macroéconomiques de l’Iran n’est pas uniquement liée à des causes conjoncturelles ou à des défaillances technocratiques. Elle s’inscrit dans le long processus de déclin d’un pays en développement qui, malgré ses immenses potentialités, n’a pas su s’adapter aux grands bouleversements de la géographie économique planétaire durant ces trois dernières décennies. Certaines évolutions récentes, dont notamment le renforcement des sanctions économiques internationales contre la République islamique, n’ont fait qu’accélérer ce déclin.

Pourtant, l’Iran ne manque pas d’atouts. Le pays dispose de 10, 3 % des réserves prouvées de pétrole et s’appuie sur une longue expérience dans l’exploration et la commercialisation du brut. Il recèle également 15, 8 % des réserves prouvées de gaz, les plus importantes du monde après celles de la Russie5. Ses fondements culturels et identitaires sont solides, sa main-d’œuvre relativement qualifiée, sa transition démographique est la plus avancée du monde musulman, ses traditions commerçantes remontent loin et, malgré tous les soubresauts de son histoire, il a toujours réussi à préserver coûte que coûte ses liens avec les foyers dynamiques de l’économie mondiale.

En dépit de tous ces atouts, l’économie iranienne tarde à sortir de sa léthargie. Celle-ci s’explique essentiellement par les choix que le régime issu de la révolution islamique de 1979 a imposés à la politique et à l’économie iraniennes, sur la scène intérieure comme à l’échelle internationale. Ces choix fondamentaux n’ont pas vraiment évolué durant la période postrévolutionnaire, malgré les bouleversements intervenus dans le monde et des changements plus ou moins importants à l’intérieur même de l’Iran.

La rigidité d’un système étatique

Dans son préambule, la Constitution issue de la révolution de 1979 parle du « programme économique islamique6 », sans en préciser pour autant les principales orientations. En réalité, la République islamique n’a jamais réussi à inventer une alternative aux « modèles laïques » fondés sur les « doctrines matérialistes7 ». Elle a donc opté, durant sa première décennie, pour une variante étatiste et socialisante, avant d’expérimenter, entre 1989 et 2005, des réformes d’inspiration libérale qui, se heurtant aux dogmes fondateurs de la théocratie chiite, n’ont pas réussi à sortir l’économie iranienne de ses rigidités structurelles. L’échec des réformes a ouvert la voie au populisme qui, durant les six dernières années, a lourdement pesé sur la vie politique et économique de l’Iran.

La prédominance de l’État sur la scène économique iranienne plonge ses racines dans l’histoire plusieurs fois millénaire de la Perse. Au xxe siècle, la politique modernisatrice des deux monarques de la dynastie des Pahlévi ainsi que la rente pétrolière ont renforcé l’interventionnisme de l’État. Le régime issu de la révolution de 1979 a cependant porté l’étatisation de l’économie à son paroxysme. En effet, dès la victoire de la révolution, l’aile radicale de la mouvance islamique, profondément influencée par le « tiers-mondisme révolutionnaire » des années 1970, a imposé à la loi fondamentale du nouveau régime trois orientations « socialisantes ». Tout d’abord, l’introversion et l’« autosuffisance » (art. 3 et 4) : l’économie nationale doit répondre aux besoins de la population, en empêchant la mainmise des étrangers sur les ressources du pays. Ainsi, l’article 81 de la Constitution interdit « absolument » d’accorder aux étrangers le droit de fonder des sociétés. Deuxièmement, il s’agit de promouvoir un vaste secteur public englobant les grandes industries, le commerce extérieur, les banques, les assurances… (art. 44) et, enfin, de renforcer le rôle de l’État-providence rentier : comptant sur les revenus de l’« or noir », les rédacteurs de la Constitution iranienne assignent à l’État la mission de satisfaire les besoins essentiels (logement, santé, éducation, etc.) de la population.

Outre les choix doctrinaux, des facteurs d’ordre conjoncturel ont accéléré l’étatisation de l’économie iranienne : l’emballement du mouvement révolutionnaire et la marche forcée du nouveau régime vers des options radicales, la désintégration du tissu économique après plusieurs mois de grèves et d’anarchie, la dégradation rapide des relations entre l’Iran et ses principaux partenaires occidentaux et, enfin, la mobilisation du pays contre l’agression irakienne8.

La République islamique s’oriente donc, dès sa naissance, vers le renforcement spectaculaire de la mainmise de l’État sur l’économie, au moment même où un grand nombre de pays, y compris dans le monde en développement, entament leur progression vers les options économiques libérales. Dans le sillage de la révolution et d’une guerre ruineuse, mais aussi à cause de la mise en œuvre de politiques archaïques et chaotiques, l’Iran a connu durant les années 1980 un des déclins économiques les plus importants du xxe siècle9. L’étendue de la crise économique a d’ailleurs été un des facteurs majeurs qui, en juillet 1988, ont conduit l’ayatollah Khomeiny à adopter, après un refus acharné, la résolution 598 du Conseil de sécurité du 20 juillet 1987 appelant au cessez-le-feu entre l’Iran et l’Irak.

Les tentatives de réforme

La fin de la guerre Iran-Irak (1988) et la mort de l’imam Khomeiny (1989) ouvrent la voie à l’engagement de réformes économiques, dans un contexte d’effondrement du « camp socialiste » et de progression de la pensée libérale dans les zones en développement. La période, marquée par le « réformisme économique » qui commence avec la présidence d’Ali Akbar Hashemi Rafsandjani (1989-1997) et se poursuit sous la présidence de Mohammad Khatami (1997-2005), se caractérise par quatre plans quinquennaux, qui n’ont connu qu’une application toute relative, mais dont les contenus reflètent la genèse et l’évolution d’une pensée économique favorable à la libéralisation et à l’ouverture au monde.

Ce « réformisme économique » se focalisait sur une triple transition : il s’agissait, en premier lieu, de passer d’une économie rentière à l’« après-pétrole », en augmentant considérablement l’exportation des produits autres que le pétrole, en particulier les produits manufacturés, et en réduisant progressivement la dépendance du budget de l’État vis-à-vis du pétrole, à travers la taxation des activités économiques intérieures. Deuxièmement, passer de l’économie administrée à l’économie de marché, notamment par la privatisation des entreprises publiques. Enfin, passer de l’économie introvertie à l’économie ouverte, en ouvrant le pays aux investissements internationaux pour le sortir de son isolement.

Les réformes économiques mises en œuvre sous les présidences de Rafsanjani et Khatami ont incontestablement apporté quelques résultats positifs, dont l’unification des taux de change, la réforme partielle du système fiscal, une certaine libéralisation du commerce extérieur, l’élaboration d’un code d’investissement plus ouvert que le précédent, et la mise en place de banques privées. En dépit de ces réussites partielles, cependant, les deux présidents réformateurs n’ont pas réussi à débarrasser l’économie iranienne de ses principales fragilités d’ordre structurel, en particulier sa soumission à l’État et sa très forte dépendance vis-à-vis de la rente pétrolière.

La raison de cet échec est simple : des réformes frappant les fondements d’une économie rentière et étatisée auraient menacé les intérêts d’une multitude de centres de pouvoir, dont le plus puissant s’articule autour du Guide suprême de la révolution, l’ayatollah Khamenei. Ni Rafsanjani, ni Khatami n’avaient la vocation, le courage (ou les moyens ?) de s’opposer au noyau dur du système théocratique. D’autre part, les forces vives de la nation, soumises aux lourdes contraintes politiques et sociales et souffrant d’un climat de défiance, pouvaient difficilement apporter leur contribution au processus de réforme.

Quant aux relations extérieures de l’Iran, elles ne favorisaient pas la mise en œuvre de réformes destinées à promouvoir l’économie iranienne dans son environnement régional et mondial. Tandis que les promoteurs des réformes structurelles préconisaient la « détente » avec la communauté internationale pour avoir accès aux investissements et à la technologie, les vrais détenteurs du pouvoir, et notamment le Guide de la révolution, continuaient ostensiblement à proférer des diatribes anti-occidentales.

Pour résumer, disons tout simplement qu’aux yeux de la théocratie iranienne, toute atteinte portée contre une économie étatisée fondée sur la rente pétrolière risquait de saper les fondements mêmes de sa propre suprématie. Se heurtant à tous ces obstacles, les réformes économiques (et politiques) ne pouvaient qu’échouer. Cet échec a ouvert la voie à la montée du populisme, incarné par un personnage dont l’émergence sera une des grandes surprises de la vie politique iranienne et internationale.

La politique économique d’Ahmadinejad

Les obstacles aux réformes se sont multipliés avec l’arrivée au pouvoir du président Ahmadinejad, soutenu par les courants les plus traditionalistes de la République islamique. Le « projet économique » proposé par ce dernier durant la campagne présidentielle de 2005 (mais aussi lors de sa deuxième campagne en 2009) était particulièrement flou. Il s’agissait d’un discours aux relents populistes s’adressant aux nostalgiques de la pureté révolutionnaire, mais aussi aux déçus du réformisme, dans ses versions économique ou politique.

Depuis le début de son premier mandat, en 2005, Mahmoud Ahmadinejad n’a pas fondamentalement modifié ce discours, qui ressemble grosso modo à celui des tiers-mondistes des années 1960, avec des éléments empruntés aux altermondialistes occidentaux : critique sévère du « capitalisme mondialiste » et des institutions économiques internationales, mise en cause des privatisations, éloge de l’« autosuffisance », préférence affichée pour une justice sociale fondée sur la distribution de la rente pétrolière, méfiance vis-à-vis de l’économie de marché, etc. Le quatrième plan quinquennal aux couleurs libérales (2005-2010), élaboré par les réformateurs à la fin de la présidence de Mohammad Khatami, a été la bête noire du nouveau président. Ce plan, disait-il, était l’œuvre des économistes ayant vendu leur âme à l’« arrogance mondiale10 ». D’où une vaste épuration des technocrates issus des courants proches des réformateurs, et leur remplacement par des nouveaux venus aux compétences douteuses.

Lors de son premier mandat (2005-2009), le gouvernement Ahmadinejad s’est contenté d’une gestion au jour le jour de l’économie nationale, profitant d’une conjoncture favorable marquée par l’évolution spectaculaire du marché pétrolier au profit des pays producteurs. L’inflation et le chômage se trouvaient certes à des niveaux élevés, mais les comptes extérieurs de l’État restaient largement excédentaires, malgré les importations massives destinées à combler les défaillances de la production nationale et à empêcher une aggravation des tensions inflationnistes.

La réforme des subventions

C’est à la fin de son premier mandat que Mahmoud Ahmadinejad commence à s’attaquer à l’une des déficiences les plus paralysantes de l’économie iranienne : les subventions massives octroyées à l’énergie et aux produits de première nécessité. Mais ce n’est qu’en 2009, en débutant son second mandat, qu’il décide de placer la question des subventions au cœur même de son discours économique.

Les subventions massives à la consommation ont été, durant une longue période, l’une des sources principales des distorsions de l’économie iranienne. Ces subventions existaient avant la révolution de 1979, mais elles se sont considérablement alourdies durant la guerre Iran-Irak. Malgré la fin de la guerre, elles ont persisté et ont même été amplifiées durant les présidences de Rafsanjani et Khatami. Les subventions octroyées aux produits de première nécessité (eau, pain, sucre…) mais surtout à l’énergie (essence, gaz, électricité) ont pesé très lourdement sur le budget de l’État (l’équivalent de 25 % du Pib d’après les estimations du Fmi et des économistes iraniens11). Étant donné les conséquences néfastes des subventions pour le fonctionnement de l’économie, la majorité des économistes iraniens préconisent, depuis de longues années, leur suppression progressive. Cette idée fut d’ailleurs reprise par les rédacteurs du troisième (2000-2005) et du quatrième plan quinquennal (2005-2010).

Cependant, toute initiative tendant à réduire les subventions en vue de s’approcher progressivement de la « vérité des prix » s’est heurtée à l’opposition farouche des courants les plus conservateurs de la République islamique, soutenus discrètement mais fermement par le Guide de la révolution. Ironie du sort, c’est le représentant de ces mêmes courants conservateurs qui se présente, dès la fin de son premier mandat, comme le champion de la réforme des subventions, plaçant celle-ci au cœur d’un projet destiné, selon lui, à transformer l’économie iranienne. Son projet prévoyant la suppression progressive (sur une période de cinq ans) des subventions directes à la consommation est finalement adopté le 5 janvier 2010. Pour compenser la hausse des prix, la loi prévoit le reversement, sous forme d’aides directes à la population, des « gains » provenant de la baisse ou de la suppression des subventions. C’est la première fois qu’un grand pays exportateur de pétrole décide de supprimer les subventions massives à la consommation, en les remplaçant par une aide directe aux ménages, ainsi qu’aux entreprises, ce dont les experts du Fmi se réjouissent12.

La loi est entrée en application le 19 décembre 2010, après plusieurs mois de tergiversations. Depuis cette date, une somme mensuelle de 455 000 rials (environ 18 euros) est versée directement sur le compte de chaque Iranien, indépendamment de ses revenus. Quels motifs ont conduit les courants les plus immobilistes de la République islamique à opter résolument pour une réforme aussi risquée, à laquelle ils s’étaient opposés durant des années ? Pour quelles raisons le pouvoir islamique a-t-il décidé d’appliquer cette réforme, tout en négligeant d’autres initiatives aussi importantes qui, associées à la suppression des subventions, pourraient créer des conditions permettant à l’économie iranienne de sortir de sa léthargie (privatisation, réforme du système bancaire, etc.) ?

La raison est peut-être à chercher du côté de l’évolution du secteur pétrolier. Dans cette optique, la réforme des subventions – et ses conséquences, en particulier la hausse très importante des prix des hydrocarbures, notamment l’essence – viserait avant tout à juguler l’accroissement vertigineux de la consommation intérieure du pétrole au détriment de l’exportation. En effet, le pétrole représente 85 % des exportations totales de l’Iran13 et fournit directement ou indirectement 70 % de ses recettes budgétaires. La prospérité du marché international du pétrole durant ces dernières années a été l’un des rares facteurs ayant permis à la République islamique de maintenir la tête hors de l’eau : la moyenne annuelle des revenus iraniens provenant de l’exportation du pétrole brut entre 2005 (élection de Mahmoud Ahmadinejad à la présidence de la République) et 2010 s’élève à 61 milliards de dollars14.

Or, cette rente, qui constitue le principal pilier économique de la théocratie chiite au pouvoir à Téhéran, se trouve menacée par le déclin de l’industrie iranienne d’hydrocarbures. La production pétrolière iranienne qui, avant la révolution de 1979, s’élevait à 6 millions de barils par jour (mb/j), ne dépassait pas 3, 6 mb/j en 201015. La baisse de la production, accompagnée d’une montée ininterrompue de la consommation domestique16, a considérablement réduit la capacité exportatrice du pays (2 mb/j en 201017, contre 5, 5 mb/j en 1978). Cette évolution, accompagnée d’un quasi-doublement de la population au cours des trente dernières années, se manifeste en particulier dans la chute du revenu pétrolier par tête en dollars constants : 933 dollars par an en 2010 contre 2 435 dollars en 1975 !

Face à cette réalité, les autorités de la République islamique avaient le choix entre quatre options : le maintien du statu quo, l’accroissement de la capacité productrice de l’Iran dans le domaine pétrolier, la réduction de la consommation intérieure du brut et, la solution idéale, une combinaison des deux dernières options. Le maintien du statu quo, on le sait, aurait rapidement accéléré le déclin des exportations pétrolières iraniennes, privant ainsi la théocratie chiite de sa principale ressource financière. Accroître la capacité de la production pétrolière (deuxième option) nécessite bien entendu le recours massif aux sources financières et technologiques occidentales, ce qui aurait exigé des changements considérables dans les politiques intérieure et extérieure de la République islamique, permettant la « normalisation » des relations entre cette dernière et la communauté internationale, la fin des sanctions et le retour des grandes sociétés occidentales sur les champs pétrolifères iraniens. Cette « normalisation » mettrait en danger les dogmes fondateurs et donc la survie même de la théocratie chiite.

Ne restait donc que la troisième option : rétablir la « vérité des prix » pour amener la population à réduire sa consommation de produits énergétiques. Aux yeux des responsables de la République islamique, cette option devrait fournir à l’État des ressources budgétaires suffisamment importantes pour financer les reversements directs des liquidités aux ménages ainsi qu’aux entreprises et compenser ainsi la hausse des prix.

Le marasme de la stagflation

Ces certitudes ont été ébranlées dès la mise en application de la loi. Faute de moyens, l’État n’a pas pu respecter ses engagements vis-à-vis des entreprises, qui n’ont bénéficié que de compensations largement en deçà des montants qui leur avaient été promis, d’où la dégradation de leur situation financière face à la montée spectaculaire des charges, notamment dans le domaine énergétique. Les débats concernant la loi de finances 2011-2012 au sein de l’assemblée islamique ont très rapidement démontré que les ressources de l’État provenant de la réforme ne seraient même pas suffisantes pour couvrir les dépenses liées aux reversements des subventions directes aux ménages.

À court terme, c’est le risque inflationniste qui suscite les craintes les plus vives : les subventions monétaires directement versées aux ménages permettraient-elles à ces derniers de faire face à la hausse attendue des prix ? Pour contrecarrer ce risque, le gouvernement a décidé d’imposer aux entreprises et aux commerçants un contrôle strict des prix, déclenchant par là même de nouvelles faillites et un ralentissement de l’activité économique. Parallèlement, la politique de portes ouvertes s’est poursuivie, et les importations massives de biens de consommation, financées par les pétrodollars, ont continué à être utilisées comme le remède le plus efficace contre l’inflation, quitte à fragiliser davantage les entreprises nationales face aux produits en provenance de pays beaucoup plus compétitifs, en particulier la Chine.

Malgré toutes ces mesures, les signes d’une accentuation des tensions inflationnistes se sont multipliés dans les premiers mois suivant la mise en œuvre de la réforme. Ces tensions, accompagnées d’une décélération importante de l’activité, ont plongé l’économie iranienne dans un marasme sans précédent depuis la fin de la guerre Iran-Irak. Seul l’afflux massif des pétrodollars, dû à la bonne tenue du marché international de l’or noir, permet à la République islamique de dissimuler l’ampleur de la stagflation frappant actuellement l’économie iranienne.

Les incertitudes politiques18, elles aussi, contribuent à la dégradation de la situation économique iranienne. Les rivalités entre les différents centres de pouvoir, qui se déroulent essentiellement sur fond de conflits pour le partage de la rente pétrolière, réduisent la lisibilité de la politique économique. Le facteur le plus important favorisant l’exacerbation des conflits est sans doute la montée irrésistible du corps des Pasdaran de la Révolution19 hors de la sphère purement militaire. En effet, le champ d’intervention de cette armée s’étend de plus en plus aux domaines politique et économique20.

La présence des militaires sur la scène économique est certes conforme aux traditions des forces armées dans un grand nombre de pays du tiers monde, et notamment du Moyen-Orient (Turquie, Égypte, Syrie, etc.), mais elle atteint en Iran un degré inégalé. Cette présence s’étend en effet aux domaines les plus divers, allant du bâtiment et travaux publics aux secteurs pétroliers et gaziers, en passant par l’industrie automobile, le commerce extérieur ou les télécommunications.

L’omniprésence des forces armées sur la scène économique constitue l’un des plus grands obstacles s’opposant à l’ouverture de l’Iran : elle accentue l’opacité de la vie économique de la République islamique, décourage les entrepreneurs du secteur privé et paralyse la privatisation des entreprises publiques. En effet, le processus de « privatisation » s’est essentiellement limité, jusqu’à présent, au transfert des entreprises publiques aux domaines parapublics, dont le plus important se trouve sous le contrôle des Pasdaran. Enfin, et surtout, ces derniers profitent de l’isolement économique de la République islamique et de l’absence des firmes occidentales pour étendre leur contrôle sur les secteurs les plus rentables de l’économie iranienne, en particulier le pétrole et le gaz.

Le poids des sanctions internationales

Depuis sa naissance en 1979, la République islamique n’a jamais pu établir des relations « normales » avec la communauté économique internationale. La prise d’otages à l’ambassade des États-Unis à Téhéran en novembre 1979 a porté un coup particulièrement sévère aux relations économiques entre l’Iran et la première puissance économique du monde. Les évolutions ultérieures de la politique iranienne durant la décennie 1990, marquée par une certaine accalmie, n’ont pas fondamentalement transformé la quasi-rupture des relations entre Téhéran et Washington. Les autres puissances économiques ont préservé peu ou prou leurs relations commerciales avec l’Iran durant les deux premières décennies de la République islamique, sans pour autant considérer celle-ci comme un partenaire tout à fait « ordinaire ».

Les révélations relatives aux ambitions nucléaires iraniennes en 2002 ont marqué un tournant dans les relations internationales du pays, y compris dans le domaine économique21. Malgré plusieurs tentatives diplomatiques, dont notamment celles des Européens et des Russes, le Conseil des gouverneurs de l’Agence internationale de l’énergie atomique (Aiea) a finalement voté, en février 2006, le transfert de dossier nucléaire iranien au Conseil de sécurité des Nations unies. Commence alors la série ininterrompue des résolutions du Conseil de sécurité des Nations unies qui stipulent des sanctions économiques de plus en plus sévères contre l’Iran : il s’agit de sanctions bancaires et financières, ainsi que de mesures de restriction relatives à la circulation des marchandises et des personnes liées, d’une façon ou d’une autre, au programme nucléaire.

Des mesures additionnelles22 aux résolutions du Conseil de sécurité ont été prises, de manière unilatérale, par certaines grandes puissances économiques, en particulier les États-Unis et l’Union européenne. Les sanctions unilatérales américaines et européennes vont au-delà des seules activités purement nucléaires de la République islamique et frappent non seulement ses industries pétrolières et gazières, mais aussi ses secteurs financiers et bancaires.

Ces mesures de sanction n’ont certes pas réussi à infléchir la politique internationale de l’Iran. Ont-elles ralenti pour autant la progression de son programme nucléaire vers les objectifs d’ordre militaire ? Les experts sont loin d’être unanimes à ce sujet. Une chose est sûre, cependant : les sanctions internationales ont infligé des dégâts extrêmement importants à l’économie iranienne.

Durant ces derniers mois, l’étau autour de celle-ci s’est nettement resserré. Dans le domaine des banques et de la finance, l’administration américaine a fait montre d’un activisme acharné à l’encontre de l’Iran, consistant à saper minutieusement la logistique des réseaux bancaires et financiers permettant à la République islamique d’avoir des relations commerciales presque normales avec une grande partie de la planète.

La mise en place de ce véritable « blocus financier » contre l’Iran constitue un lourd handicap pour les transactions internationales de la République islamique, contrainte à mettre en place des mécanismes alternatifs pour payer ses importations ou faire acquitter ses exportations pétrolières. À ses clients de pétrole brut, dont les plus importants se trouvent en Asie, Téhéran propose désormais des paiements en monnaies locales, en or ou même des accords de troc.

Parallèlement, les membres de l’Union européenne ont décidé, le 23 janvier 2012, d’imposer un embargo pétrolier graduel contre la République islamique. Il s’agit d’interdire immédiatement la conclusion de tout nouveau contrat pétrolier avec l’Iran, ainsi que l’annulation des contrats existants à partir du 1er juillet 2012. Le 15 mars, l’Union européenne a interdit aux institutions iraniennes l’accès au réseau Society for Worldwide Interbank Financial Telecommunication (Swift), par le biais duquel le secteur financier effectue ses transactions dans le monde entier.

Ces mesures, ainsi que celles prises par plusieurs autres États pour réduire leurs importations pétrolières en provenance de la République islamique, marquent un tournant dans l’évolution de l’économie iranienne. Le choc réel et psychologique dû aux sanctions occidentales a été particulièrement visible sur le marché libre des devises. Le dollar des États-Unis, qui s’échangeait à 11 000 rials en mars 2011, a bondi à 19 000 rials en mars 2012. La chute vertigineuse de la monnaie nationale iranienne (70 % en un an) a accentué la poussée inflationniste, en particulier pour les produits alimentaires dont une grande partie provient de l’étranger.

Certes, la République islamique ne manque pas d’atouts face à ces sanctions. La très bonne tenue du marché de l’or noir lui fournit encore des ressources en devises considérables et maintient ainsi sa capacité importatrice.

La multipolarité économique du monde, elle aussi, offre à la République islamique une marge de manœuvre pour contourner certaines sanctions internationales. En effet, grâce aux puissances émergentes (Chine, Turquie, Brésil…), l’Iran parvient à rendre son isolement moins douloureux.

Cette marge de manœuvre est cependant devenue beaucoup plus étroite durant ces derniers mois, et le renforcement des sanctions pèse désormais sur tous les secteurs importants de l’économie iranienne. Malgré le discours officiel, les experts appartenant à la haute technocratie de la République islamique ainsi que les milieux d’affaires ne cachent pas leurs inquiétudes face à la marginalisation grandissante du pays.

Le secteur des hydrocarbures, clef de voûte de l’économie iranienne, est bien entendu la principale victime des sanctions, et souffre du désengagement des grandes sociétés américaines, européennes et japonaises. Même les géants russes et chinois refusent de profiter de la très faible présence occidentale sur les champs pétroliers et gaziers iraniens pour les supplanter.

Faute d’avoir accès aux ressources financières et surtout technologiques internationales, l’objectif d’atteindre une production pétrolière de 5 millions de barils par jour, affiché dès la fin des années 1990 par les autorités de la République islamique, a été reporté sine die23. La montée de l’industrie pétrolière irakienne renforce les fragilités iraniennes, en particulier sur les champs qui se trouvent de part et d’autre de la frontière commune des deux pays.

La production gazière iranienne souffre, elle aussi, de sanctions internationales. L’immense gisement de gaz South Pars (le plus grand du monde) dans les eaux du golfe Persique, partagé entre l’Iran et le Qatar, illustre les difficultés auxquelles se heurte la République islamique dans la mise en valeur de ses ressources naturelles sans obtenir la participation active des grandes sociétés internationales. En effet, dans l’exploitation de ce gisement, l’Iran accuse un long retard sur le Qatar24, ce qui suscite des polémiques passionnées ainsi que des lamentations dans les milieux politiques et économiques de Téhéran. Se heurtant à un environnement international particulièrement défavorable, les ambitions iraniennes visant à s’implanter sur les grands marchés de consommation de gaz (Europe, Chine, Inde…) se sont évanouies.

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L’économie demeure donc le véritable talon d’Achille de la théocratie iranienne. Cette dernière bénéficie, certes, de l’accroissement spectaculaire des revenus en devises dû à l’euphorie du marché international de l’énergie, mais la rente pétrolière de l’Iran ne peut plus dissimuler les fragilités structurelles d’une économie prisonnière du carcan étatiste et frappée par la « malédiction de l’or noir ». Quant à la situation conjoncturelle, les indicateurs macroéconomiques de l’Iran affichent l’un des taux d’inflation les plus élevés et l’un des taux de croissance les plus bas de son espace régional. L’économie iranienne doit créer chaque année environ 1, 2 million d’emplois afin de réduire progressivement le taux actuel du chômage. Or, les évolutions les plus récentes, à l’intérieur de la République islamique comme dans ses relations internationales, rendent quasi impossibles les réformes permettant à l’économie iranienne de relever un tel défi.

Celle-ci se heurte en effet, plus que par le passé, aux obstacles d’ordre interne et international : la résistance des privilégiés (liés au noyau dur du pouvoir islamique) profitant d’une économie étatisée et rentière, l’illisibilité de la politique économique gouvernementale, les rivalités entre les différents pôles du pouvoir et les tensions croissantes dans les relations extérieures de l’Iran, dues à un « messianisme islamique » qui, malgré l’affaissement de l’élan révolutionnaire, pèse encore d’une manière tragique sur sa conception du monde.

  • *.

    Université Paris-Descartes, centre Maurice-Hauriou.

  • 1.

    L’année iranienne commence le 21 mars.

  • 2.

    Imf, Regional Economic Outlook, Middle East and Central Asia, avril 2011 (http://www.imf.org/external/pubs/ft/reo/2011/mcd/eng/pdf/mreo0411.pdf).

  • 3.

    Ibid, octobre 2011 (http://www.imf.org/external/pubs/ft/reo/2011/mcd/eng/pdf/mreo1011.pdf). Cette révision a suscité des interrogations parmi les observateurs étrangers de l’économie iranienne. Voir Farnaz Fassihi, “Imf Stuns Analysts With Upbeat Iran Report”, Wall Street Journal, 4 août 2011.

  • 4.

    Imf, Regional Economic Outlook…, op. cit., avril 2011, p. 78. Selon les prévisions du Fmi, la moyenne du taux d’inflation dans la région Mena s’élèverait à 10, 2 en 2011.

  • 5.

    BP Statistical Review of World Energy, juin 2010 (bp.com/statistical review).

  • 6.

    […] le programme économique islamique prépare les bases propres à éveiller les différentes facultés créatrices de l’être humain. Par là même, le gouvernement islamique a le devoir de garantir à tous les individus des chances égales et appropriées, de créer des emplois pour tous, ainsi que de satisfaire leurs besoins essentiels en vue de leur marche continue vers leur accomplissement » (Préambule, Constitution de la République islamique d’Iran 1979-1989, traduction, introduction et notes par Michel Potocki, Paris, L’Harmattan, 2004, p. 35).

  • 7.

    Ibid., p. 35.

  • 8.

    Les contraintes de la guerre obligent le Premier ministre Mir Hossein Moussavi (1982-1988) à renforcer l’orientation « socialiste » de la République islamique en optant pour une politique fondée sur le rationnement des produits de consommation de base, le contrôle des prix et des salaires, la restriction des crédits bancaires, le contrôle strict des importations, la gestion centralisée des devises…

  • 9.

    Entre 1977-1978 et 1988-1989, le Pib en rial constant subit une baisse moyenne de 1, 5 % par an. Compte tenu de la croissance démographique du pays durant cette période, en 1988-1989 le Pib par tête en rial constant revient vingt ans en arrière.

  • 10.

    Surnom des États-Unis et de leurs alliés occidentaux dans la littérature politique de la République islamique d’Iran.

  • 11.

    Imf, Islamic Republic of Iran: 2006, article IV (http://www.imf.org/external/pubs/ft/scr/2007/cr07100.pdf).

  • 12.

    Imf, Regional Economic Outlook…, op. cit., p. 48.

  • 13.

    Tous les efforts entrepris depuis la fin des années 1940 pour jeter les bases d’une « économie non dépendante du pétrole » ont échoué. Aujourd’hui encore, la valeur annuelle des « exportations autres que le pétrole » ne dépasserait pas 22 milliards de dollars, contre 130 milliards de dollars pour la Turquie.

  • 14.

    Voir notamment les statistiques fournies par US Energy Information Administration (http://www.eia.doe.gov/emeu/cabs/OPEC_Revenues/Factsheet.html).

  • 15.

    Opec, Montly Oil Market Report, mai 2011, p. 44 (http://www.opec.org/opec_web/static_files_project/media/downloads/publications/MOMR_May_2011.pdf).

  • 16.

    En 2010, 1, 6 mb/j était consacré à la consommation domestique, soit l’équivalent de 44 % de la production nationale de brut. Sans l’accroissement des prix des produits énergétiques, la consommation domestique devrait très rapidement engloutir 55 % de la production nationale, soit 2 mb/j.

  • 17.

    Imf, Regional Economic Outlook…, op. cit., p. 77.

  • 18.

    La République islamique a connu sa plus grave crise politique après les élections présidentielles de juin 2009, dont la conséquence la plus importante fut l’élimination de l’aile réformatrice. Par la suite, de nouvelles tensions ont été déclenchées au sein même du camp conservateur, opposant notamment le Guide suprême de la révolution islamique au cercle le plus rapproché du président Ahmadinejad, tensions qui ont tourné à l’avantage du Guide suprême lors du premier tour des élections législatives en mars 2012.

  • 19.

    Créé par l’ayatollah Khomeiny en 1979, au lendemain de la victoire de la révolution islamique, ce corps paramilitaire a été conçu, à sa naissance, comme une force armée parallèle à l’armée régulière. Par la suite, il est progressivement devenu la principale force militaire de la République islamique.

  • 20.

    Voir « L’Iran : voyage au cœur de l’empire Pasdaran », Les Échos, 27 mai 2010.

  • 21.

    En 2002, des documents publiés par l’Organisation des moudjahidins du peuple iranien (Ompi), opposée au régime de Téhéran, ont révélé l’existence de deux sites nucléaires secrets en Iran, l’un à Natanz et l’autre à Arak. Ces révélations ont été confirmées par des images satellites.

  • 22.

    Se heurtant aux réticences de la Chine et de la Russie, les Américains et les Européens ont dû se résoudre à l’adoption, par le Conseil de sécurité, de textes moins contraignants contre la République islamique que ce qu’ils souhaitaient. D’où leurs décisions consistant à adopter, de manière unilatérale, des mesures additionnelles.

  • 23.

    Rappelons qu’en mars 2012 la production pétrolière iranienne oscille autour de 3, 5 millions de barils par jour, contre 6 millions avant la révolution islamique de 1979.

  • 24.

    Middle East Economic Survey (Mees), 21 décembre 2010.