Hip-hop ou conservatoire ?
Les Halles n’en finiront pas de sitôt de défrayer la chronique politico-culturelle de notre capitale. Abandon du patrimoine de Victor Baltard, exil imposé d’une activité populaire jugée insalubre, construction d’un centre commercial défigurant l’un des cœurs historiques parisiens : voilà pour les années 1970. Puis, reformulation d’un nouveau projet urbain, censé recoudre et humaniser un « trou » et une « verrue », pour les relier à leur environnement : les épisodes se succèdent sans jamais satisfaire ni les riverains, ni les esthètes… La Canopée ne fera pas exception, que d’aucuns ont qualifiée d’échec architectural avant même qu’elle ne soit réellement achevée. Mais, au-delà de cette chronique patrimoniale et architecturale du « dossier des Halles », une autre histoire s’écrit ici : celle de la place, symbolique et matérielle, qu’occupent les institutions culturelles dans la politique de notre pays.
Des services publics culturels, il en fut en effet créé, et ce dès le premier Forum des Halles : une salle d’exposition (fermée au début des années 2000), un centre original, mêlant mémoire audiovisuelle de l’architecture parisienne et diffusion cinématographique (le Forum des images), une bibliothèque de prêt et un conservatoire municipal de musique et de danse. Ces deux derniers équipements firent l’objet de quelques batailles au moment d’engager les travaux de la Canopée, même si elles furent feutrées. Batailles pour en limiter l’agrandissement – alors même que cette offre, dite de proximité, constitue un point de faiblesse notoire dans un panorama culturel parisien par ailleurs exceptionnel – et ce afin de créer, dans le nouveau Forum, un centre de hip-hop, baptisé depuis « La Place ». De quoi ce choix-là – en faveur du hip-hop, contre la bibliothèque et le conservatoire – est-il le nom ?
Un choix contre l’institution culturelle
Les arguments avancés pour le justifier sont réductibles à une seule et même attitude : le rejet de l’institution culturelle, de plus en plus explicite, de plus en plus répandu aussi.
Ainsi de l’argument budgétaire. Les institutions culturelles pèseraient trop lourd et constitueraient un frein à la nouveauté. Que le poids relatif de ces équipements dans le budget des collectivités qui en assument le financement soit important, c’est un fait, incontestable. Mais qu’ipso facto cela revienne à en faire des freins, la source d’une pesanteur insupportable, des destructeurs de « marges de manœuvre » : c’est un pas essentiellement idéologique qu’il faut franchir pour l’admettre.
Ainsi de l’argument artistique, qui fait aujourd’hui de tout propos hostile aux institutions historiques le parangon d’un discours en défense et illustration de la culture dite « populaire » – entendez « non classique » ou « non bourgeoise ». Parfois même, on fait de cette opposition à la culture classique le synonyme d’un soutien à la « marge » ou à l’underground – comme si le « peuple » était nécessairement « marginal » ou « minoritaire », adepte de la rhétorique « antisystème » devenue la plus puissante expression de la langue de bois. L’institution ne gèlerait pas seulement les budgets, mais également les esprits. Il faudrait donc en sortir.
Derrière ces affirmations devenues récurrentes, aussi bien dans les pages des rapports d’analyse technocratiques que dans les discours politiques de tous horizons, derrière ces arguments qui ont servi, pour ce qui concerne les Halles, à faire le choix du centre hip-hop – incarnation du monde moderne, de l’ouverture à la jeunesse – contre le conservatoire – symbole résigné du passé et de la lourdeur administrative –, il y a une double considération, aussi idéologique que paradoxale. La première consiste à croire que les institutions sont par nature stériles parce que nécessairement figées ; la seconde voudrait faire de l’État et des collectivités territoriales des météorites capables de s’intéresser à tout et de tout intégrer dans leur périmètre avec souplesse. L’institution culturelle est donc mise en cause parce qu’elle paraît être à l’opposé de ce que la doxa libérale nous présente aujourd’hui comme efficace. Mais paradoxalement, pour s’émanciper de la lourdeur institutionnelle, pour contester artistiquement l’institution, on ne trouve rien de plus nouveau que de créer d’autres institutions et de venir ainsi « rigidifier » un peu plus encore les budgets concernés ; rien de mieux que d’aller même, de manière assez caricaturale, « confiner », mettre en « centre », une culture de rue qui n’a, au demeurant, aujourd’hui, plus rien de très nouveau.
C’est ainsi que, de musée en musée, de théâtre en théâtre, et jusqu’au centre hip-hop dit « La Place », la politique culturelle a depuis plus de quarante ans poursuivi son chemin. Comme si, toute pétrie de bonnes intentions puisse-t-elle être, elle ne trouvait d’autres moyens d’expression que la création d’équipements. Comme si elle ne pouvait autrement donner forme à son discours. Comme si créer un centre hip-hop en 2016 n’était pas l’exact contraire de l’acte inaugural qui a consisté, en 1977, à créer le centre Beaubourg. Il s’agissait alors de révolutionner la notion d’institution ; il s’agit aujourd’hui de singer ce que l’on croit encore être innovant. Il s’agissait alors d’inventer une nouvelle manière de travailler et de concevoir le dialogue entre les arts, les disciplines et les publics. Il s’agit aujourd’hui d’enfermer, de compartimenter les arts, les disciplines et les publics.
S’exprime au surplus, en l’occurrence, le registre d’une partie de la gauche pour laquelle salles d’exposition, conservatoires, bibliothèques, etc. représenteraient la culture bourgeoise, compassée, dépassée ; une partie de la gauche qui pense trouver dans l’institutionnalisation de la culture hip-hop un diplôme de modernité et de modestie, forgé loin de l’héritage du communisme municipal et de l’éducation populaire qui croyaient, eux, que l’on pouvait tout démocratiser, même la culture bourgeoise.
Se lit enfin une déviation stratégique qui finit, en brandissant le vocable de la liberté, de l’« innovation », de l’« entrepreneuriat », en se présentant comme l’instrument de la contestation de l’institution en soi, par devenir une véritable incongruité. En effet, comment vouloir, depuis l’institution publique par excellence qu’est l’État ou la collectivité territoriale, contester la fonction structurante de toute institution, y compris culturelle ? Que penser de cette hostilité devenue de principe à la forme institutionnelle de l’action publique, sinon qu’elle revient à renoncer à toute politique publique ? Et que, symétriquement et paradoxalement, elle espère faire de l’État et des collectivités territoriales un monstre protéiforme englobant tout le spectre du secteur privé, y compris ses modes de fonctionnement ?
Revendiquer un champ d’action spécifique
L’histoire dira si le centre hip-hop des Halles trouvera son chemin et son utilité – comme d’autres institutions, venues en leur temps compléter l’offre publique, ont su le faire. Mais les choix qui ont prévalu à la répartition des espaces destinés aux services publics culturels de la Canopée, les arguments qui ont été avancés pour les justifier, n’en resteront pas moins le révélateur d’une forme aiguë de méconnaissance et d’aveuglement. Méconnaissance de ce que sont effectivement ces institutions et de leur capacité à évoluer. Et aveuglement quant à ce que les pouvoirs publics sont en capacité de faire ou de ne pas faire.
S’agissant des institutions, les connaître, c’est déjà reconnaître qu’aucune d’elles ne ressemble évidemment à ce qu’elle était au moment de sa création. Aucune d’ailleurs n’existerait encore si elle était restée isolée du monde dans lequel elle évolue. La BnF ne ressemble pas à l’image limitée et partielle qu’en ont ses pourfendeurs : elle n’est pas seulement l’accumulation précautionneuse et essentielle de documents précieux entreposés sur des étagères, mais elle est aussi le laboratoire d’une ingénierie physique et numérique de haute précision. La Comédie-Française ne ressemble pas au théâtre stérilisé dont se moque Edmond Rostand dans les premières pages de Cyrano : c’est une troupe d’élite capable de tout affronter et qui n’a jamais cessé d’accueillir dans son répertoire des œuvres nouvelles, qui n’a jamais cessé de se frotter à de nouveaux metteurs en scène. Le Louvre ne ressemble pas au musée de l’époque révolutionnaire et réinvente régulièrement, comme tous les musées, l’art d’exposer les œuvres et celui de les rendre visibles pour des visiteurs toujours plus nombreux. Pas de naphtaline. Pas d’obstruction. Mais l’absolue nécessité de toujours se poser des questions et la capacité à trouver des réponses.
S’agissant des cercles underground de la création ou de la diffusion culturelles, contester l’institution fait évidemment partie de leur vocation et c’est même l’un de leur mérite que de s’y adonner. C’est un élément constitutif de la vie des milieux artistiques. L’institution n’est que l’expression d’un état de l’art et trouve dans l’articulation avec des formes qui, un temps, constituent une « contre-culture » avant d’en devenir le royaume, l’une de ses fonctions. L’underground, la marge, la contestation artistique ne peuvent se déployer qu’en se confrontant à l’institution, à l’académie, pour mieux les occuper ensuite, le cas échéant. Il faut laisser des interstices entre les institutions pour venir les interroger, les contredire, puis les vivifier. L’exemple du hip-hop et plus généralement du street art est de ce point de vue topique. Ces formes déjà anciennes de création, d’invention artistique, ont en réalité depuis longtemps pénétré l’institution. À travers par exemple l’inspiration croisée des compagnies de danse et des groupes hip-hop – qui, au demeurant, dès lors qu’ils atteignent un certain niveau d’expertise, ne songent qu’à s’imprégner de l’exigence d’une grammaire du corps. Et, symétriquement, il suffit de songer au marché de l’art, qui salue et valorise, depuis longtemps aussi, les expressions supposées être les plus alternatives, pour saisir la parfaite capacité de la contre-culture, quand elle a mûri, quand elle en exprime aussi le souhait, à entrer dans le jeu et à pénétrer une institution qui ne cherche, elle, qu’à se renouveler pour persévérer.
Enfin, s’agissant du rôle spécifique que doivent jouer les pouvoirs publics, il faut insister sur la dimension profondément paradoxale de ce discours qui à la fois vient contester la pertinence de l’institution depuis l’institution, et veut donner une forme institutionnelle à tous les territoires de la création. Revendiquer une action publique, cela ne devrait-il pas plutôt commencer par en définir le périmètre spécifique ? Les enjeux liés à la protection des artistes, à la liberté de création, à la régulation des circuits économiques permettant de financer cette création, à la diffusion « des œuvres de l’esprit », à la constitution et à la conservation d’un patrimoine restent des éléments déterminants de cette politique publique, parce que seuls les pouvoirs publics peuvent les prendre en charge. Les grands équipements culturels, certes « coûteux », font « tenir » l’ensemble et contribuent à la création d’une communauté politique. Ils font corps avec les notions de patrimoine, de « répertoire », de « recherche ». En diffusant l’idée que les institutions sont sclérosantes, ce sont, dans un même mouvement, des idées plus pernicieuses encore qui se font entendre : en regardant vers le passé, l’idée que patrimoine et répertoire incarneraient par construction une vision archaïque et réactionnaire de la culture ; et, en regardant vers le futur, l’idée que la recherche, parce qu’elle n’est pas immédiatement synonyme d’exploitation de masse, parce qu’elle est par nature à court terme insuffisamment rentable, serait de ce fait impopulaire. Or c’est bien ce que les pouvoirs publics devraient revendiquer, précisément parce que nulle rentabilité de court ou de moyen terme ne peut se retirer de cet investissement. En adoptant trop fréquemment, pour les collectivités publiques, des critères qui sont ceux du secteur privé – l’efficacité « commerciale », la recherche d’un modèle économique de court terme, la réponse à une demande préexistante –, non seulement on abandonne ou on prend le risque d’abandonner cette part, mais on empiète aussi sur le terrain de la libre entreprise, on étend l’empire de l’action publique aux dépens d’une logique de complémentarité ou de subsidiarité avec le secteur privé.
Le choix fait pour la Canopée, explicite, formulé et revenant à renoncer à la transformation de deux institutions, le conservatoire et la bibliothèque, au nom de leur archaïsme supposé, alors même qu’elles proposaient des axes de développement nouveaux, pour lui préférer l’affichage réducteur de l’apparition d’une maison du hip-hop, pourrait n’être qu’une forme éculée de la politique culturelle. Ne serait-il pas temps, rigueur budgétaire aidant, que le rôle de l’autorité publique s’exprime autrement qu’en tournant le dos à ces établissements qui font la grandeur et la force de la politique culturelle ?