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Dans le même numéro

Que peut la culture ?

mars/avril 2016

#Divers

En reprenant la formule choisie par Patrick Boucheron pour sa conférence inaugurale au Collège de France – « Que peut l’histoire ? » –, on veut signaler l’actualité et la récurrence d’une interrogation ontologique, qui infuse dans de nombreux cercles, politiques, intellectuels, culturels. Que pouvons-nous proposer dans un monde fait de doutes, de peurs, de constats récurrents d’impuissance ? Nous qui, enfants des Lumières et de la Révolution, au pays des intellectuels, avons tant cru à l’« optimisme de la volonté », aux « forces de l’esprit », à la capacité du théâtre à être « populaire » ?

Deux réalités violentes, différentes dans leur nature et leur impact, ont servi en 2015 d’aiguillon pour réactiver ces questions : la confrontation au terrorisme, dont on comprend progressivement qu’il sera, pour un temps encore, notre quotidien ; la confirmation que le Front national, banalisé, est devenu un horizon politique acceptable, voire salvateur, pour une proportion croissante d’électeurs, trop importante pour qu’elle soit ramenée à l’extrême droite historique.

Face à ces deux séries de faits, plusieurs explications sérieuses sont convoquées : l’existence d’une violence endémique dans laquelle s’engouffrent les contestataires les plus radicaux ou les déracinés les plus écorchés ; la décomposition progressive du politique, symbolisée par l’épuisement du débat droite/gauche qui paraît artificiellement maintenu et par l’impuissance de l’action publique ; les blocages de l’ascenseur social ; des institutions fatiguées, qui ne permettent plus à l’État d’être efficace… Mais chacun peut aussi rechercher à son niveau des explications utiles ou des arguments pour changer sa manière d’agir.

C’est d’ailleurs dans ces moments d’inquiétude aiguë que non seulement « le monde de la culture » se mobilise – c’est tout à son honneur – mais que le « monde politique », dès qu’il aborde cette matière ou s’adresse à ce secteur, s’engouffre dans un discours de circonstance sur la « culture rempart contre la barbarie » ou « contre la montée de tous les fascismes ». Cette approche n’est-elle pas illusoire ?

L’échec de la politique de l’offre

Dans notre actualité politique récente, les résultats des élections régionales, singulièrement ceux du Nord-Pas-de-Calais-Picardie, sonnent comme un paradoxe. Car le moins que l’on puisse dire est que cette région a justement bénéficié d’une politique culturelle. Symbolisée par l’épisode, légitimement salué, de « Lille, capitale européenne de la culture », en 2004 : un activisme passionnant qui a mêlé grands événements, réhabilitation d’un beau patrimoine industriel, réflexion de long terme sur l’implantation équilibrée des équipements culturels, articulation entre culture savante et valorisation des pratiques populaires telles que fanfares et marchés de Noël, déploiement d’un discours fort sur le rôle que peuvent jouer l’art et la culture pour restaurer l’estime de soi dans une région meurtrie par la désindustrialisation. Et une attention plus largement inscrite dans la politique du livre et de la lecture, dans l’existence d’un réseau dense de bibliothèques et de conservatoires, bref dans un déploiement d’énergie qui n’est pas que de circonstance. Une attention qui ne se limite pas à la capitale régionale mais s’inscrit dans un réseau de musées aussi anciens qu’intéressants. Marquée encore par des opérations prestigieuses comme la double implantation du Louvre à Lens, équipement muséal et réserves.

L’exact symétrique de ce qui se passe dans la région Paca, qui se satisfait depuis trop longtemps d’événements parisiens, certes emblématiques, et néglige ses cinémas, méconnaît le rôle des bibliothèques, ne parvient pas à inventer une suite consistante à l’épisode « Marseille-Provence, capitale européenne de la culture ». Et pourtant, dans ces deux régions, les résultats aux élections sont très, trop comparables.

La tentation – elle existe dans certains cercles – pourrait être de conclure à l’inutilité de toute politique culturelle. C’est une réponse dangereuse qui néglige une réalité dramatique : l’hostilité systématique à la culture, aux artistes, à l’instruction, de ceux qui, en tous lieux, s’opposent au progrès et à la liberté. De ceux qui, sous le visage de l’État islamique, se désignent comme nos ennemis culturels. Il n’est guère besoin d’insister sur ce point, alors que les terroristes tuent en même temps qu’ils détruisent les vestiges de leur propre histoire, imposent silence aux chanteurs et brûlent les livres ; alors que, symétriquement, leurs victimes trouvent refuge dans la préservation de leur mémoire, inventent des langages, cherchent dans la représentation artistique du monde la source d’une liberté qui leur est contestée, trouvent dans les livres d’une bibliothèque le moyen de « rester humain », de « se nettoyer la tête de l’horreur1 ».

La défense des « arts et lettres » est, aujourd’hui comme hier, un combat vital, l’expression d’un monde libre ou qui aspire à l’être. C’est dans cette conviction que la politique culturelle vient chercher sa légitimité et le « monde de la culture » un motif de se manifester quand la liberté est bafouée. Un principe auquel il ne faut pas renoncer. Mais au-delà, comment agir ? La politique culturelle a-t-elle vocation à nous prémunir des dérives extrémistes en tous genres ? À l’évidence, elle n’y parvient pas.

On peut décliner ce constat en trois points. Le premier est que, bien sûr, la culture ne peut pas tout – et en tout cas, elle ne peut pas répondre à elle seule au désarroi que produit, par exemple dans le Nord, l’effondrement d’une économie. Il faut donc faire acte de modestie. Le deuxième est que le discours emphatique sur le pouvoir de la culture, convoqué au moment de la crise, détaché d’une action à l’appui, est inutile : il n’est que le symétrique d’un désintérêt pour la culture. La politique culturelle ne se résume pas à une campagne de communication. La troisième idée est que la politique de l’offre – celle-là même qui a fondé la politique culturelle depuis la création du ministère, celle défendue par Malraux, qui croyait en la capacité de l’œuvre de produire, par sa seule présence, une révolution intime ; celle de Jack Lang qui fut le « développeur » inassouvi de « grands projets » – ne suffit pas pour diffuser auprès de tous les résultats de cette démarche volontariste. Voilà ce que ne peut pas – ou plus – la culture.

Sur cette base, on peut se demander à quelles conditions la politique culturelle peut être utile. Faire l’analyse de ses échecs ou de ses lacunes pour changer de mode d’intervention. Quelques alternatives, aussi connues que négligées, peuvent être mobilisées.

Du monument au réseau

La première concerne les institutions culturelles : il est moins utile d’en créer de nouvelles que de remodeler, quand c’est nécessaire, celles qui existent, pour mieux les inscrire dans une relation charnelle avec les citoyens. L’exemple du Louvre-Lens est significatif d’une « tentation du grand projet », qui évolue heureusement pour mieux prendre en compte le réseau régional et le faire bénéficier d’une installation qui, par elle-même, ne pouvait conduire le public à réinvestir ces espaces.

Le deuxième instrument est celui de l’éducation artistique : l’exemple d’une occasion gâchée. Les expériences, trop ponctuelles, sont toujours positives, qui permettent à des enfants de se réconcilier avec l’école, de découvrir des perspectives professionnelles insoupçonnées, de prendre possession de la richesse de leur histoire. Et pourtant, rien de conséquent n’est entrepris. On devrait, comme ailleurs en Europe, se concentrer sur le patrimoine et l’histoire de l’art d’une part, et sur le recours à une méthode pédagogique que tout le système scolaire gagnerait à mieux exploiter et qui est naturelle dans le champ artistique, celle du projet, du travail collectif, de l’impulsion créative.

Troisième instrument : l’approche par capillarité. Dans une récente tribune publiée dans Le Monde2, quelques personnalités soulignaient avec passion, dans le champ de la politique nationale d’éducation, le rôle diffus que joue une multitude d’associations, malheureusement peu ou moins soutenues aujourd’hui, pour rendre efficace un projet de politique publique, et l’inutilité des « grandes réformes » qui ressemblent trop souvent à une gesticulation épuisante. Cela vaut pour la politique culturelle. C’est toute l’histoire de l’éducation populaire que l’on retrouve ici. Pas de révolution, donc, mais l’exigence adressée au politique d’une plus grande modestie et d’une plus grande volonté.

À ces trois outils, s’ajoutent encore deux approches régaliennes sur lesquelles une nouvelle politique culturelle pourrait se fonder : l’adaptation des instruments de la régulation – pour bien sûr accompagner le développement du numérique ; et l’exploration active d’une politique internationale qui ne se limite pas à une pure dimension mondaine mais occupe les terrains essentiels de l’expertise, du soutien humanitaire, de l’attractivité de nos écoles et enfin de l’exportation.

Invoquer la culture comme un « rempart à la barbarie et au fascisme », c’est au fond lui imposer une mission qu’elle ne peut remplir. C’est donc donner au discours politique la forme d’un impensé de la politique culturelle : une simple incantation. Or l’urgence, face à la violence de ce que nous vivons, n’est précisément ni l’incantation, ni le renoncement, ni l’agitation réformiste, mais la reformulation et l’action. Comprendre qu’il n’est nul « rempart » efficace, mais de possibles « terreaux » sur lesquels cultiver un monde partagé. La politique culturelle en est un, qui doit passer de la verticalité du monument à l’horizontalité du réseau. Évoluer de la communication brillante à l’action politique diffuse. Il est toujours temps de s’y atteler.

  • 1.

    Pour reprendre les termes de citoyens de la banlieue de Damas, cités dans un article du Figaro daté du 5 février 2016, « En Syrie, des passeurs de livres sous les bombes ».

  • 2.

    Jean-Louis Borloo, Nicole Notat, Denis Olivennes et Augustin de Romanet, « Casser l’échec scolaire, c’est possible », Le Monde, 14 octobre 2015.

Laurence Engel

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Colères

Pour son numéro double de mars-avril, la revue consacre le dossier central à la question des colères. Coordonné par Michaël Fœssel, cet ensemble original de textes pose le diagnostic de sociétés irascibles, met les exaspérations à l’épreuve de l’écriture et se fait la chambre d’écho d’une passion pour la justice. Également au sommaire de ce numéro, un article de l’historienne Natalie Zemon Davis sur Michel de Certeau, qui reste pour le pape François « le plus grand théologien pour aujourd’hui », ainsi que nos rubriques « À plusieurs voix », « Cultures » et « Librairie ».