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Dans le même numéro

Numérique et vieilles recettes

novembre 2015

#Divers

Dans le mouvement – humain, trop humain – de la routine, on s’évertue à préserver des concepts et des outils dont on oublie parfois l’histoire et surtout les objectifs. Dans le mouvement – médiatique, trop médiatique – de l’information, notre presse s’oblige à rendre compte de débats toujours recommencés, dont on oublie de dire qu’ils ne sont que la répétition ennuyeuse de ceux de l’année précédente, d’il y a dix ans… Ce faisant, notre pensée et notre action tournent à vide.

L’épisode consacré à la redevance audiovisuelle en cette rentrée 2015 nous en a donné un bel exemple, en même temps qu’il offrait à la nouvelle présidente de France Télévisions une tribune pour dire, sous une forme naïve et budgétaire, son attachement au service public audiovisuel – et nous conforter dans l’idée que l’étiquette « manager du privé » ne change décidément rien à la manière dont on aborde une entreprise publique, ou plutôt même nous ramène à des propos d’un déroutant simplisme.

La question : faut-il augmenter la redevance et comment le faire ? Le contexte : le numérique, qui n’a pour l’heure que peu modifié nos modes d’intervention. La réponse : reprendre les vieilles recettes, en attendant sans doute que la question soit reposée l’année prochaine. En d’autres termes, une étape pour rien. Le plus surprenant dans cette chronique, c’est que nulle part on ait cherché à rattacher ce petit temps d’agitation à son histoire courte et pas davantage à ses racines.

La diète à la télé

L’histoire courte comprend elle-même deux volets. Le premier est bêtement budgétaire : quel niveau de financement pour France Télévisions et quelle contribution de cette dernière à la réduction des dépenses publiques ? La réponse est tout aussi bêtement binaire : certains mettront l’accent sur un univers dispendieux et inconscient de la réalité économique du moment ; d’autres sur une redevance française qui se situe à un niveau très bas par rapport à celle qu’assument nos plus proches voisins, et singulièrement les Allemands. C’est pourtant sur cette question que l’entreprise s’est focalisée. Profitant de l’émotion suscitée par la révélation d’un déficit prétendument inattendu à Radio France, il s’est agi d’annoncer le risque identique qui menace sa sœur télévisuelle. Avec en partie les mêmes causes pour les mêmes effets : dans une entreprise lourde et dont la part du budget consacrée aux dépenses de personnel est importante, le chemin qui mène à une voilure moins généreuse passe par une phase de déficit. On ne peut raisonnablement en être surpris ; on ne peut en tout cas l’éviter ; on doit simplement s’entendre sur l’horizon temporel du retour à l’équilibre. Mais ce volet strictement budgétaire, alors que l’on ne parle que d’économies depuis des années et que cette tendance fait au fond consensus lorsque l’on évoque la télévision, n’est pas aujourd’hui le plus décisif. Justement parce qu’il est conjoncturel. Et c’est de ce point de vue dommage qu’il ait été présenté par l’entreprise comme le seul qui l’intéressait, dans une approche dont même les plus grands amoureux du service public ne se contentent plus.

Car c’est bien le second volet qui est le plus intéressant : celui de la nature du financement de l’audiovisuel public. De quoi est faite cette redevance, sur quelle base faut-il la calculer, comment en assurer le caractère durable ? Question plus décisive parce qu’elle engage l’avenir. L’hypothèse d’une refonte de cet outil de financement – d’ailleurs déjà mise en œuvre par nos voisins décidément plus ouverts à l’action – tombe sous le sens. Paient aujourd’hui la redevance ceux qui possèdent au moins un écran de télévision. Rien ne dit qu’ils le regardent effectivement ; rien ne dit, s’ils le regardent, qu’ils font le choix des programmes diffusés par la télévision publique. Mais, selon une logique d’accès – « avoir la possibilité de… » –, au fondement même du financement de tous les services publics, logique que l’on retrouve au demeurant dans le monde numérique (où fleurissent les plates-formes et autres fournisseurs d’accès que l’on paie ou qui se rémunèrent pour assurer cette fonction), on a créé un lien entre la détention d’un bien matériel et le financement de ce que ce matériel permet de voir ou d’entendre. Confiant dans l’idée que l’objet par lui-même n’apporte pas grand-chose à son propriétaire ; que c’est donc parce qu’il donne précisément accès à d’autres biens qu’il est acheté ; et que c’est donc parce qu’est établi ce lien qu’on estime légitime de réorienter une partie de la valeur générée vers ces autres biens, en l’occurrence des œuvres. Or, aujourd’hui, on ne regarde plus la télévision sur un téléviseur, mais sur n’importe quel écran, ordinateur, tablette, téléphone, montre, mur accompagné d’un module de projection… Constat que l’on répète à l’envi, ne serait-ce que pour montrer que l’on comprend le monde dans lequel on vit, qu’on en perçoit les évolutions, qu’on en saisit les usages. Adapter le financement de « la télévision » aux modalités de sa consommation relève donc de l’évidence. De la justice aussi : car comment justifier que seuls les propriétaires de téléviseurs financent un service public dont d’autres profitent tout autant ? De l’efficacité également : car de quoi sera faite la redevance demain si elle repose sur une base fiscale qui s’étiole ?

Une pincée de sel

La solution aurait donc pu reposer dans l’élargissement de la base à laquelle s’applique la redevance : non plus seulement les téléviseurs, mais tous les écrans donnant accès aux programmes de télévision. Élargissement que l’on pouvait évidemment organiser comme on l’a fait pour la redevance jusque-là : critères sociaux d’exonération, imposition d’un seul écran par foyer, et même ajustement à la baisse du montant unitaire de la redevance (car il s’agit moins d’augmenter les moyens dont dispose l’audiovisuel public que de veiller à la continuité de son financement)… Élargissement que l’on pouvait assez aisément expliquer aussi. En choisissant finalement de reprendre la taxe sur les services de télécommunication, on aurait pu également en réorganiser les mécanismes et les articuler à d’autres pour témoigner de cette prise en compte du développement d’acteurs économiques (encore) nouveaux et (déjà) puissants, pour intégrer le monde numérique dans la réflexion fiscale, pour affirmer l’importance du principe d’un financement de la création par ceux qui profitent de sa diffusion pour générer des bénéfices à leur seul avantage.

On n’en fit rien. Au motif notamment que ce qui serait perçu comme un impôt nouveau – on affirme que les impôts ne sont plus de mise – constituerait un frein au développement du numérique, en particulier auprès des jeunes, comme si nous autres n’avions pas tous été jeunes détenteurs d’un téléviseur et donc brusquement, au moment de quitter le foyer familial, soumis à la fiscalité. Et l’on s’est discrètement rabattu sur des solutions de repli dont on n’a finalement pas même débattu. Tristement ramenés à des considérations d’un autre temps, nous sommes privés d’un débat de fond : pourquoi veut-on financer l’audiovisuel public ? La publicité en est-elle un financement pertinent ? Veut-on adapter nos outils de financement à l’économie numérique ? On a ajusté in extremis l’assaisonnement, mais on a remis à plus tard la question des ingrédients.

En 2013, puis en 2014, la question avait déjà été posée exactement dans les mêmes termes, et la réponse avait été exactement la même. De réflexion sur l’adaptation du financement de l’audiovisuel public à l’ère numérique, il ne sera pas question. Malgré les petites touches déjà apportées, avec plus ou moins de bonheur et de pertinence – par exemple pour le financement du cinéma en 2008 ou afin d’ajuster la redevance « pour copie privée » en 2011 –, pour inclure les acteurs du numérique dans l’économie du financement des œuvres qu’ils diffusent, et témoignant ainsi de l’ancienneté d’une équation qu’on ne sait décidément même plus poser. Cette réflexion nécessaire était pourtant au cœur des travaux conduits par le ministère de la Culture avec Pierre Lescure dès 2012 ; elle détermine même, au-delà du monde de la culture, la viabilité future de toute fiscalité.

L’adaptation des outils de financement des industries culturelles est en réalité la seule qui soit aujourd’hui réellement vitale sur le front budgétaire, si l’on veut poursuivre la voie ouverte dès après-guerre avec l’invention des mécanismes de redistribution et de répartition de la valeur générée par les œuvres d’art, pour s’assurer d’une part que la production de ces œuvres puisse continuer et d’autre part que leurs auteurs soient rémunérés. Deux objectifs qui ne vont pas de soi dans un marché dérégulé. Deux objectifs associés au combat culturel que les entreprises de l’audiovisuel devraient elles-mêmes mener, aux côtés de tous les acteurs de ce secteur, et à ce qu’il recouvre en termes de bien commun, de communauté nationale, de valeurs humanistes. En temps de crise, à défaut de pouvoir répondre aux attentes des professionnels en termes de niveau de financement, du moins pouvait-on se préoccuper de leur assurer un avenir.