Pour une régulation agile de la culture
La régulation du secteur du livre, en France, est simple et efficace : l’éditeur fixe le prix du livre, tandis qu’un mécanisme de médiation permet au marché de s’adapter au numérique. Ce modèle pourrait servir au secteur audiovisuel et réfuter les dogmes du libéralisme.
Depuis plusieurs années, la possibilité même d’une intervention publique pour organiser, orienter, protéger des secteurs économiques est souvent présentée comme un paradigme dépassé. Le symbole d’un système que les géants du Net désignent comme appartenant au « vieux monde ». Une chimère impuissante qui, dans le champ culturel, prend le nom d’« exception ».
Forgée pour s’opposer à l’application du principe et des accords de libre-échange aux industries culturelles, la notion d’exception culturelle renvoie en réalité à tous les mécanismes qui visent, par la régulation, à favoriser le développement équilibré de ces secteurs, avec pour horizon politique le financement de la création la plus diverse possible. Face à ce credo qui fonde une part importante de la politique culturelle en France, les prophètes du libéralisme économique associés aux prédicateurs du numérique affirment que ces mécanismes sont devenus à la fois techniquement sans effet et sociologiquement inutiles à l’heure de la diffusion numérique des œuvres : celle-ci interdirait toute forme de contrôle et comblerait toutes les attentes des citoyens – en tout cas des consommateurs – en termes de facilité d’accès, de prix, de quantité. Ce qui explique la succession des rapports, la signature de quelques accords, la préparation de quelques lois qui, depuis plus de dix ans, tentent de concilier politique culturelle et numérique.
Débat théorique ? Combat perdu d’avance ? Les épreuves rencontrées par le secteur de la musique ou celui de la presse, sans doute les plus abruptement affectés par ces « nouvelles technologies », témoignent des changements opérés – dans les modes de production et de création, dans les modalités de diffusion, dans les modèles économiques – et de la nécessité pour les acteurs concernés de s’adapter. Mais qu’en est-il des pouvoirs publics ? L’« agilité », que l’on dit caractéristique de l’univers numérique, mais qui est une aptitude physique et mentale avant d’être technologique, exprimant un rapport à soi, aux autres, au monde, pourrait-elle aussi qualifier l’intervention de l’État ? Comment réguler une matière – l’économie numérique – qui change en permanence, sinon en adoptant une attitude « agile » ?
Le secteur du livre
Voilà près de dix-huit mois que, comme médiateur du livre, j’éprouve l’efficacité d’une régulation qui dure et qui sait se renouveler pour mieux prendre en compte ce « monde nouveau » qu’on nous annonce dérégulé. Contre la prophétie autoréalisatrice de l’« impuissance de l’État », peut-on ébaucher, à partir de ce dispositif qui satisfait le plus grand nombre, une épistémologie de la régulation à l’heure du numérique ? Cinq éléments caractérisent le corpus législatif qui, depuis la loi Lang votée en 1981 et la loi de 2011 qui en transpose les mécanismes pour le livre numérique, organise le secteur du livre.
D’abord, la simplicité. La loi de 1981 a beaucoup pour plaire. La traduction d’un combat politique mené par quelques grands éditeurs, porté dans une campagne pour l’élection présidentielle, votée dans les premiers mois qui l’ont suivie… Un morceau de bravoure et une balise symbolique. Mais aussi un texte bref, donc compréhensible, donc applicable. Le principe posé par cette loi est en effet robuste et univoque : le prix du livre est fixé par l’éditeur et par nul autre. Le vendeur, en particulier, ne dispose que d’une très mince marge (de 5 %) pour faire bouger ce prix en fonction de sa politique commerciale.
Deuxième caractéristique, le choix d’une approche économique. Car si le prix est « fixe », il n’est pas pour autant fixé par l’État. Il ne s’agit pas d’un prix administré. Avec un objectif subtilement affirmé : éviter que la guerre commerciale entre les marchands ne conduise à dévaluer le livre ; et éviter du même coup que ceux qui manient de gros volumes, c’est-à-dire les grandes enseignes, ne tuent par leurs pratiques commerciales agressives le « commerce de proximité », qu’on appelle ici la « librairie indépendante ». La loi de 1981 n’a pas été accueillie par tous avec enthousiasme. Elle a même donné lieu à quelques contentieux fameux, en France et en Europe. La Fnac et Leclerc, à l’époque, n’ont pas admis cette régulation qui leur paraissait contraire à la liberté du commerce et de la circulation des biens. Et de fait, il s’agit de contraindre le marché – en l’occurrence, de demander à des commerçants de faire du commerce sans jouer sur le prix… Mais de contraindre, en somme, de l’intérieur, sans que l’administration ne vienne décréter à la place des acteurs économiques ce qu’est le « juste prix ».
Ce qui conduit à identifier une troisième caractéristique de ce mécanisme original : la loi Lang institue une quasi-autorégulation. Car c’est bien à l’un des acteurs de la « chaîne du livre », l’éditeur, qu’est confié le mécanisme. C’est lui qui détient la clé de l’équilibre souhaité au sein de la filière. Lui qui garantit une répartition équitable de la valeur entre les différents maillons de la chaîne (auteur, éditeur, libraires). Cette « confiance » prend la forme d’un pari : celui d’une convergence d’intérêt de l’éditeur avec, d’abord, les auteurs (parce qu’il n’a aucune raison de dévaluer le prix de son bien, et donc aucun intérêt à réduire la base sur laquelle l’auteur est rémunéré) ; avec, également, les libraires (parce qu’il a intérêt à l’existence d’un réseau de diffusion large, réparti sur tout le territoire).
Quatrième caractéristique : parce qu’elle se fait sur le « prix public », celui payé par le consommateur, cette régulation est, plus que d’autres, à l’abri des effets de la mondialisation et de la délocalisation de la production. Cela tient bien sûr à la nature même de l’œuvre écrite. On imagine mal des auteurs préférer en masse le recours à des éditeurs produisant hors du territoire national, comme la tentation peut exister dans le secteur de la production audiovisuelle par exemple. Mais cela tient aussi au dispositif : la régulation sur le lieu de consommation est sans doute plus « agile » en univers numérique que la régulation à partir du lieu de production. Les lecteurs sont incontestablement plus mobiles qu’ils ne l’étaient auparavant, et se déplacent avec leurs écrans ; mais ils restent identifiables comme consommateurs, et associés à un territoire comme citoyens.
Enfin, le livre bénéficie, depuis 2014, d’un mécanisme de médiation. Or cela aussi est le signe d’une régulation plus « agile » et donc plus adaptée au numérique. Parce qu’elle offre à la filière la possibilité d’un rappel à la loi fluide, et partant d’un rapport pédagogique continu au droit. Et parce qu’elle permet une relecture régulière de la loi, non conflictuelle, à l’abri des rigidités d’un droit régalien hypertrophié. On découvre ce qu’est, concrètement, la soft law : une forme de coproduction de la norme et de son interprétation. C’est ainsi, dans ce cadre, que toute la filière mobilisée est parvenue à réincarner en 2015 les principes législatifs de 1981 et de 2011 dans des pratiques nouvelles – en l’occurrence, les abonnements à des offres de lecture ou le développement des market places1 ; à maintenir ces principes sans renoncer à ces pratiques, et en s’épargnant au passage, comme on l’a vu au contraire aux États-Unis, la disparition de quelques enseignes.
Le bon gouvernement de la culture
De cette expérience d’une « régulation d’exercice2 », en ce sens qu’elle suppose l’implication réelle des acteurs économiques, peut-on tirer l’idée d’un modèle ? Deux réponses – affirmatives – à cette question.
La première relève du constat : avec ces cinq caractéristiques, la régulation du secteur du livre, qui a fait ses preuves (une production éditoriale dense et diversifiée, un marché stable, un réseau de librairies inégalé dans le monde…), se présente en effet plus robuste et plus durable que d’autres. Prenons l’exemple des obligations de production dans le secteur audiovisuel : la régulation y prend des formes presque opposées, terme pour terme, à celles du livre. D’abord la complexité du dispositif réglementaire : qui saurait décrire simplement le droit applicable ? Ensuite, l’existence d’une approche essentiellement administrative : non seulement les principes mais les quanta sont définis par les pouvoirs publics. En troisième lieu, et en conséquence, une régulation essentiellement exogène, en ce qu’elle n’est pas à la main des acteurs économiques ou de l’un d’entre eux, en ce que les professionnels n’ont pas su ou pas souhaité assumer cette responsabilité. Une régulation qui se définit par ailleurs à partir du lieu de production, et qui est partant très fragilisée par la mondialisation et la délocalisation des industries concernées. Enfin, l’absence d’un lieu de production concertée de la norme, car s’il existe bien des instances spécialisées qui s’en préoccupent et permettent des échanges avec les professionnels – le Cnc d’un côté, le Csa de l’autre –, il n’en existe pas une unifiée et qui prenne la forme d’une médiation. Le trait, pour être forcé, n’en est pas moins stimulant pour qui veut croire à l’utilité et à la possibilité d’une régulation dans les secteurs culturels et donc réfléchir aux conditions de sa préservation.
L’expérience du livre apporte aussi une seconde réponse, plus politique, en ce qu’elle se constitue en preuve a contrario du dogme libéral, qui voudrait faire du marché l’alpha et l’omega de la réussite économique et du numérique l’alpha et l’omega de l’innovation. Aucun optimisme béat dans cette affirmation. Mais au contraire la volonté d’être lucide, c’est-à-dire prompt à réagir et à agir. Et le désir de rétablir quelques vérités. Celle, historique, qui consiste à rappeler que la critique faite à la régulation n’est en réalité en rien liée au numérique mais en tout temps associée à une croyance, à la main des défenseurs du libéralisme le plus radical. Et celle, plus ironique peut-être, qui constate que l’innovation n’est pas nécessairement ni naturellement du côté des entreprises du numérique, pas moins promptes que d’autres à reproduire sans imagination des modèles commerciaux développés ailleurs, et pas moins désireuses que d’autres de faire fructifier une « rente » qui n’est pas nécessairement ni naturellement du côté de la vieille économie. Sur cette base, il n’y a que des raisons de persévérer, avec volontarisme et agilité, dans la voie d’une régulation modernisée.
- 1.
Le terme anglais prédomine chez les professionnels pour désigner les plates-formes de mise en relation entre vendeurs – professionnels ou non – et acheteurs. Amazon, PriceMinister, la Fnac, Le Bon Coin… en sont des exemples.
- 2.
J’emprunte l’expression, en la déplaçant, à Pierre Rosanvallon qui, dans le Bon Gouvernement (Seuil, 2015), appelle à une « démocratie d’exercice » pour revitaliser la démocratie représentative.