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Production audiovisuelle : quel rôle pour l'éditeur ?

janvier 2016

#Divers

Deux épisodes récents mériteraient d’être analysés du point de vue des processus de production artistique et de la justification d’une intervention des pouvoirs publics à la lumière d’une fonction centrale, celle de l’éditeur. Il s’agit d’une part de l’annonce par TF1 – premier groupe de diffusion audiovisuelle français – du rachat de Newen – l’un des trois plus gros producteurs indépendants français. D’autre part, de l’annonce par France Télévisions de son souhait de créer, avec l’Institut national de l’audiovisuel, un « Google » des programmes nationaux. Dans ces deux affaires, les enjeux industriels et technologiques ont d’emblée été repérés. Et c’est normal. Mais les enjeux culturels n’ont que peu été commentés. Ce qui est dommage.

Ces deux épisodes peuvent être regardés comme une réponse des chaînes de télévision au phénomène de « délinéarisation » des programmes – terme qui renvoie à la capacité croissante du téléspectateur à s’extraire de la contrainte que constitue la diffusion de ces programmes dans un temps défini par d’autres que lui et sur un écran de télévision. Les services de vidéo à la demande (SVàD), parmi lesquels Netflix fait figure de leader, seraient les vecteurs d’avenir de la diffusion audiovisuelle ; les chaînes classiques seraient moribondes. Pour être excessif, ce résumé n’en témoigne pas moins d’une redistribution des cartes qui, de fait, impose aux acteurs historiques un effort d’adaptation. Ce à quoi ils semblent donc s’employer. On en a, à travers ces deux annonces, deux versions.

La première est à dominante capitalistique. Dans l’affaire TF1-Newen, la question de la taille critique est centrale et revendiquée comme telle par les protagonistes de ce rapprochement. On a ainsi mis en avant les vertus d’une concentration verticale : condition du maintien des groupes nationaux dans le jeu concurrentiel ; condition aussi d’un accès aux marchés internationaux, alors que les performances de la production audiovisuelle française à l’exportation sont particulièrement faibles. Condition nécessaire, peut-être ; mais condition suffisante au retournement de tendance ? C’est moins sûr. Pas un mot en tout cas n’est dit, ou si peu, de la capacité d’innovation et de la qualité éditoriale des « produits » qui sont proposés.

La seconde version de la réaction des diffuseurs à l’évolution de leur marché est à dominante technologique. L’idée d’un SVàD donnant accès au patrimoine de la télévision publique, aux programmes nouveaux rediffusés « à la demande », et potentiellement à tous les programmes que les producteurs choisiraient de diffuser par ce moyen, n’est évidemment pas nouvelle : des modules existent déjà (via l’Ina, via l’offre « pluzz » de Ftv…), mais inaboutis et incomplets. Cette question est aussi passionnante que pertinente. Mais en ne l’abordant qu’en des termes technologiques, en choisissant très volontairement, et avec insistance, Google – et pas même Netflix – comme référence, Ftv tente certes de contester à Netflix sa position de challenger efficace, mais révèle aussi une forme de passion technologique qui l’éloigne des enjeux éditoriaux, pourtant déterminants.

Car au fond, le véritable enjeu est bien celui des programmes. La vraie bataille reste celle de la qualité de ces « produits », de la capacité des acteurs économiques à faire les bons choix et à investir dans ce qui, seul, a une valeur durable : les œuvres. TF1 comme Ftv reconnaissent d’ailleurs de facto que les marques qu’ils incarnent n’ont pas – et moins encore aujourd’hui – à elles seules, malgré les moyens financiers et technologiques qu’ils peuvent déployer, la même valeur que les programmes qu’ils diffusent et qui, de plus en plus, peuvent vivre sans le support d’une chaîne de télévision. Mais la désignation du produit éditorial comme seul véritable vecteur de richesse n’est qu’implicite. Tout un symbole de notre époque.

Quels sont donc les dessous de ces cartes ? Il y a une arrière-pensée, à peine dissimulée ; et un non-dit, largement absent du débat.

D’abord, l’arrière-pensée : il s’agit de la mise en cause de la régulation du secteur audiovisuel. Celle-là même qui vise, justement, à préserver la diversité de la création. Le satisfecit qu’a d’abord suscité l’annonce du projet TF1-Newen a provoqué en réaction, d’une part, l’agacement commercial de Ftv, principal commanditaire de Newen et premier concurrent de TF1 ; d’autre part et surtout, un juste affolement du côté de la production audiovisuelle indépendante, qui a évidemment perçu cet objectif à peine caché de mise en cause. Que l’équilibre entre producteurs et diffuseurs soit à redéfinir, que cet édifice soit à bout de souffle, ne serait-ce que par sa complexité et son incapacité à embrasser un marché sans frontière : voilà qui peut être admis. Mais en se focalisant sur les questions capitalistiques et sur une nécessaire concentration des acteurs, on fait mine de croire que la régulation est seule responsable des échecs de la production française parce qu’elle empêcherait la constitution de groupes puissants ; et que ce frein est le seul obstacle à la réussite. On évite ainsi en particulier de poser la question de la responsabilité éditoriale.

Celle-ci donne d’ailleurs souvent lieu à un combat stérile : chacun se renvoie la balle. Mais comment ne pas s’inquiéter de diffuseurs qui ne revendiquent pas leur capacité à faire des choix, alors que, même s’ils ne détiennent pas les droits attachés aux œuvres qu’ils diffusent, ils ont le pouvoir du commanditaire ? Comment ne pas s’étonner de diffuseurs qui, parce qu’ils ne détiennent pas ces droits, se sont désintéressés des enjeux de l’exportation alors que la viabilité des marques qu’ils défendent dépend aujourd’hui de leur poids à l’échelle internationale ?

Il y a donc, en plus des arrière-pensées libérales, un puissant non-dit – qui ressemble à un rejet ontologique : l’importance de la fonction d’éditeur. Que l’on retrouve à l’identique dans l’annonce du projet de « Google du service public ». La logique y est non seulement technologique mais aussi quantitative : il s’agit de mettre en avant un dispositif d’accès, présenté comme principiel, débouchant sur une offre massive que l’on ne cherche ni à qualifier ni à identifier. L’ensemble des enjeux extra-éditoriaux ne sauraient bien sûr être balayés d’un revers de main culturel. Le besoin de concentration, l’importance de la conquête des marchés, l’exportation, la puissance technologique et le nécessaire effet de masse d’une offre dématérialisée : voilà qui est bien documenté, bien repéré, admis par tous. Mais l’omnipotence du discours économique, la radicalité de néophyte du prisme technologique sont le produit d’un choix : celui qui consiste à minimiser, voire à nier les enjeux culturels. Un choix qui révèle une forme d’aveuglement volontaire et la tendance très actuelle à contester, justement, le rôle de l’éditeur. Comme si, dans un univers uniformément envahi par la technologie, la mission éditoriale n’était pas celle qui, précisément, permettra de se distinguer.

Le rôle de l’éditeur dans le champ de la création est vital. Il est aussi violemment contesté. Il l’a sans doute toujours été – parce qu’il n’est pas agréable de dépendre d’un alter ego détenteur d’un savoir particulier pour accéder au public ou pour accéder à l’œuvre ; parce qu’il y a dans l’histoire de l’édition des erreurs fameuses dont on se repaît. Mais il l’est particulièrement aujourd’hui que, technologiquement et, partant, psychologiquement, l’heure est au lien direct, désintermédié. Rapidité, immédiateté, liberté formelle du choix que l’on croit personnel : le numérique induit un rejet de la médiation, quelle qu’elle soit. Mais comment ne pas voir le mensonge qui entoure cette affirmation ?

À chaque époque, en fonction notamment de ses caractéristiques techniques et technologiques, les différentes responsabilités qui permettent à l’auteur d’atteindre un public ne sont pas assumées de la même manière ni par les mêmes acteurs. Dans le secteur du livre aussi, les équilibres entre imprimeurs, éditeurs, libraires ont pu évoluer et la pièce maîtresse être détenue par les uns ou par les autres. Les rapprochements, les convergences ou les distinctions entre métiers ont pu correspondre à des réalités économiques mouvantes. Les imprimeurs ont pu devenir libraires, les éditeurs devenir libraires, les libraires pourraient se faire imprimeurs et les diffuseurs éditeurs. Mais on retrouve toujours les mêmes fonctions : derrière les intitulés, derrière les marques, il faut identifier la réalité de l’activité, la responsabilité qui y est associée, la catégorie juridique qu’elles recouvrent. Qui maîtrise le choix et quels objectifs poursuit celui qui l’assume ? Dénoncer ou nier le rôle de l’éditeur ou du producteur, c’est faire le choix de l’algorithme. Mais en aucun cas celui de la liberté, car algorithme ou éditeur, il y a bien toujours un intermédiaire. Croire à l’égalité absolue – à l’indifférenciation des œuvres, à la forfaiture que porterait nécessairement en elle toute forme d’expertise –, c’est faire un pas vers la dictature. C’est ce contre quoi on devrait agir, sans craindre d’aller à contre-courant des idées reçues et des mouvements qui, pour être technologiquement déterminés, n’en sont pas moins politiques. C’est là que réside, aujourd’hui encore, la légitimité d’une régulation.

La bataille que se livrent dans le secteur audiovisuel les diffuseurs et les producteurs n’a de sens que dans la revendication du rôle d’éditeur : c’est pourtant ce qui est tu. C’est aussi à cet endroit qu’une politique publique peut jouer un rôle. Pour d’une part protéger l’auteur ; et d’autre part responsabiliser et accompagner celui qui assume de faire des choix tout en laissant le choix. Le programmateur de la salle de théâtre, le libraire qui compose sa table, le directeur artistique qui sélectionne soliste, metteur en scène et chef d’orchestre, le producteur. Intermédiaires qui, au-delà de la part « commerciale », économique de leur métier, revendiquent sa part culturelle. Tous métiers que l’on peut, quitte à frôler l’abus de langage, placer sous la bannière de l’« éditeur », le bien nommé du secteur du livre. Celui qui assume une sélection tout en investissant dans la recherche, par goût ou par intelligence du futur ; celui qui revendique l’identification du talent, de ce qui va « fonctionner » aujourd’hui mais aussi de ce qui fera date et restera demain. Celui qui fait émerger l’œuvre, à la fois sur le plan artistique, dans une maïeutique subtile (ou violente) avec l’auteur, et sur le plan économique. Cette fonction est le ressort de la création, de sa puissance, de sa persistance. Il faut absolument la revendiquer contre tous les faussaires de la prétendue efficacité abstraite du marché.