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La Philharmonie : cacophonie pour un beau projet

janvier 2015

#Divers

La Philharmonie ouvre ses portes en janvier 2015. Signe des temps (suspicieux), elle a déjà fait l’objet de nombreux commentaires interrogatifs, voire négatifs. La petite archéologie administrative et politique de ce monument offert à la musique symphonique à laquelle on se livre ici fait, il est vrai, retentir une musique surprenante, où trois personnages principaux, l’État, la ville et l’architecte, jouent une partition composée d’un démarrage décalé, de démesure, de contretemps et de cacophonie ; un parcours politique chaotique pour un projet pourtant très sérieusement construit et riche d’une belle promesse.

Retards et contretemps

Le retard, d’abord, est celui de la décision d’origine. La Cité de la musique au Parc de la Villette est un projet tronqué : lorsqu’elle naît en 1995, la grande salle qui devait compléter le dispositif n’est plus. L’enjeu musical est pourtant double, au-delà de l’appétence irrésistible pour tout «  grand projet culturel  » : hisser la France au niveau international en la dotant d’un outil dont le manque peut sembler surprenant au pays «  des arts et des lettres  » ; offrir à l’Orchestre de Paris une salle adaptée à son travail. Le projet, porté avec ténacité par Pierre Boulez, continue donc d’alimenter les débats avec autant de régularité que d’absence de traduction concrète. À la toute fin du xxe siècle, une nouvelle étape en retrait est ainsi franchie : l’Orchestre joue alors à Pleyel, et la salle, propriété du Crédit lyonnais, est mise en vente. Or l’État décide de ne pas la racheter. Et l’Orchestre de Paris déménage salle Mogador. C’est un fiasco. Musical, car Mogador n’est pas faite pour le symphonique et qu’on n’y entend guère sonner l’orchestre ; artistique et «  commercial  », car l’Orchestre perd en notoriété, en fréquentation et aussi en qualité ; financier, car le rachat immédiat de Pleyel et la prise en charge des travaux auraient coûté à l’État moins cher que ce qu’impliqueront les décisions qui vont suivre.

Car la pression du monde musical et les regrets concernant Pleyel sont tels que les deux candidats à l’élection présidentielle de 2002 promettent de construire le «  grand auditorium  ». Après étude, c’est toutefois le retour de l’Orchestre de Paris à Pleyel qui est décidé, comme locataire de la salle restaurée par son nouveau propriétaire privé. Nous sommes en 2003. Mais le Premier ministre annonce dès 2005, à la surprise de tous, que le projet de grand auditorium sera repris. Paris répond à l’appel et s’engage à financer à parité avec l’État le projet et son fonctionnement futur. C’est aussi la même année que Radio France obtient de sa tutelle, dans le cadre du projet de restauration de la Maison ronde, de se doter d’une grande salle symphonique – celle-là même qui a été inaugurée en novembre dernier.

Lorsque le ministre de la Culture et le maire de Paris participent en 2006 à la conférence de presse de présentation du programme de la salle Pleyel rénovée et y donnent le calendrier prévisionnel du chantier de la Philharmonie, Pierre Boulez se dit sceptique : il veut voir pour croire. Il n’empêche : la décision est bien prise, tardivement mais aussi avec une forme de démesure, en tout cas de redondance. Car pour répondre à la demande d’une salle, ce sont trois salles que l’État prend la décision quasi simultanée de financer : la restauration de Pleyel, la future Philharmonie et l’auditorium de Radio France !

Le symbole d’une époque révolue ?

Retard et démesure, donc, qui conduisent certains à s’interroger sur la pertinence de la décision elle-même. Une sorte de contretemps, qui fait de la Philharmonie le symbole d’une époque révolue : celle des grands projets. Car en 2005, la crise économique est déjà là ! Toutefois, l’enthousiasme des politiques écrase tout doute et se traduit dans les chiffres.

On voit triple, et on voit grand. Le monde musical a tant attendu qu’il ne veut rien négliger. Le programme architectural est colossal : 70 000 mètres carrés, pour la grande salle bien sûr, mais aussi pour les six salles de répétition, les salons, les salles d’exposition, les ateliers, les bureaux prévus pour accueillir plusieurs formations…

C’est là qu’intervient aussi la figure de l’architecte. Le projet retenu pour la Philharmonie répondait parfaitement à la commande, juridique (contraintes d’urbanisme par exemple), budgétaire (respect de l’enveloppe) et programmatique (forme de la salle, fonctions identifiées, relations avec le Parc de la Villette et la Cité de la musique…). À l’enjeu symbolique aussi, attaché au «  grand geste architectural  ». Mais si l’on en croit Jean Nouvel, l’architecte et les spécialistes savent déjà que le projet ne tiendra pas : ni dans le calendrier ni dans le budget. Ils font «  comme si  » dans un jeu de dupes assez troublant. L’ouverture se fera de fait avec plus de deux ans de retard. Prévue pour coûter 243 millions d’euros au moment du démarrage du chantier, la facture s’élèvera finalement à 386 millions d’euros. Avec la perspective d’un coût de fonctionnement alourdi à due proportion. On est frappé, à la visite, par l’immensité des espaces. Mais à aucun moment, en tout cas lorsqu’une évolution est encore envisageable, n’est prise une quelconque décision qui permettrait de réduire le risque : on ne renoncera à aucun élément de programme, même périphérique.

Néanmoins, cette complétude est aussi le signe d’une pensée qui n’est pas légère et qui autorise l’inscription de la Philharmonie dans les enjeux du xxie siècle. Comme une synthèse des années 1980 et des années 2010. D’un côté, la superbe et la grandiloquence. De l’autre, la volonté de travailler à la frontière de Paris, à l’échelle du Grand Paris ; la tentative de résoudre des questions techniques en même temps que de servir le prestige (une grande salle d’exception, mais aussi un outil de travail, le tout intégré et non dispersé, permettant de gagner en efficacité artistique) ; la conviction qu’un tel équipement ne doit pas être fermé le jour et qu’il faut donc penser à des services diurnes (expositions, boutiques, restaurants…) ; enfin, et surtout, le projet d’aller chercher de nouveaux publics, par la translation géographique, par l’évolution de la programmation (des formats divers, courts et longs, à des moments variables, l’ouverture aux musiques du monde et aux musiques actuelles…) et, bien sûr, par la part très importante accordée à l’éducation artistique dans le bâtiment comme dans la programmation.

L’État et la capitale

Autre particularité du projet : celle, inédite, d’associer l’État à la capitale. Or c’est là aussi, dans ce nœud nouveau, que se joue la partition cacophonique que les amateurs, médusés, écoutent depuis plusieurs mois. Paris a, depuis qu’elle est ville, élaboré une politique culturelle aussi prestigieuse que diverse et a, après 2001, relancé cette dynamique. Mais se faisant, elle a aussi, dans un mouvement subtil, surfé sur l’atout que représente la présence massive de l’État et concurrencé les établissements nationaux dans une rivalité souvent puérile – par exemple, dans les années 1990 entre le théâtre du Châtelet et l’Opéra de Paris. La Philharmonie a été le signe d’un changement fort d’attitude. On allait enfin travailler ensemble, inventer ensemble, dans un esprit de commune bienveillance et de sincérité. Mais, à mi-parcours, les relations se sont détériorées. L’État a d’abord suspendu le projet, en 2010, pendant un an, avant que le maire n’interroge avec vivacité le président de la République. Le projet redémarre alors. Puis en 2012, c’est au tour de la Ville de s’interroger, remettant en cause le projet lui-même.

Après avoir investi 386 millions d’euros, les commanditaires se présentent donc désunis et critiques… Une cacophonie qui fait mal. Car l’histoire comme les réalisations les plus récentes – voyez ainsi la fondation Louis-Vuitton – montrent que la réussite d’un projet tient aussi à l’accompagnement politique, pour ne pas dire psychologique, qu’on lui offre.

Pour habiller ce qui ressemble fort à une fuite, la Ville nous conte trois fables peu crédibles. La fable de l’absence de projet artistique : lui porter crédit reviendrait à accuser les commanditaires de s’être engagés aveuglément dans une telle aventure ! En réalité, État et Ville ont bien demandé à voir pour payer. La deuxième fable est celle d’une perte de crédibilité de l’institution culturelle face à une offre «  alternative  » parée de toutes les qualités : fable car cette offre alternative n’a de sens que parce qu’elle se construit par rapport, contre, dans les interstices de l’institution ; et parce que dénoncer l’institution plutôt que la faire évoluer conduit trop souvent à… créer de nouvelles institutions ! Enfin, la troisième fable consiste à se cacher derrière la mission naturelle de l’État dans le financement de la vie culturelle parisienne : fable, parce que Paris oublie ici que dans nulle autre ville l’État n’accepte de financer dans de telles proportions des équipements culturels et que dans nulle autre ville l’investissement municipal dans le service public de la culture et dans l’offre culturelle n’est, à proportion de sa population et de son budget, aussi faible que dans la capitale.

Au total, ce qui ressemble à un renoncement symbolique, un déni démocratique, risque fort de nuire à la naissance de la Philharmonie. Les reproches que l’on peut faire au processus de maturation de ce projet, que cette rapide archéologie permet d’ancrer dans un passé un peu plus lointain que celui auquel on s’attache communément, ne sont pas anodins. Mais rien n’est pire que de se limiter à cette lecture pessimiste, quand il n’est plus temps d’abandonner l’outil dont nous héritons. Rien n’est pire que de décrire un horizon catastrophiste – il n’y aura pas de public, ça coûtera trop cher, c’est inutile… – dont l’énoncé n’aura pour effet, dans un mécanisme de prédiction autoréalisatrice bien connu, que d’en générer la venue. Alors qu’il faudrait d’abord accompagner fièrement ce projet pour tenter d’en réaliser la promesse : celle d’une rencontre renouvelée avec la musique symphonique !