Radio France : crise sans surprise ?
En quelques semaines, Radio France, son président, et avec eux l’ensemble de l’édifice audiovisuel public, ont versé dans le psychodrame. Tel que le petit monde de la communication peut donner le sentiment d’en être avide ; mais d’une ampleur réellement surprenante et qui appelle un minimum de réflexion si l’on ne veut pas n’en récolter qu’un peu plus encore d’indifférence pour une industrie qui ne sait plus assez valoriser sa contribution à la construction de notre société.
Une fragilité inattendue
Une grève inédite, par sa durée1 et son issue d’autant plus incertaine qu’elle n’a pu être acquise qu’avec l’intervention d’un tiers. La déstabilisation d’un président d’entreprise pourtant récemment nommé, sur fond de dépenses jugées douteuses2 et qui, même après l’intervention rapide et théâtralisée d’une double inspection – Culture et Finances –, alimente la suspicion. La lecture romancée des intentions et des enjeux cachés du marigot que semble être l’audiovisuel public, où figurent en bonne place les relations supposées houleuses entre l’exécutif et le Csa. Une autorité de nomination indépendante dont l’action est mise en cause puisque le président de Radio France incarnait, un an plus tôt, le plus glorieux fait de guerre d’une institution qui cherche encore sa place. Des commentaires peu liés à la situation d’un secteur soumis à de forts mouvements – dans un contexte économique difficile pour lui comme pour tous, et à un moment de restructuration industrielle qui donne aux puissants compétiteurs du numérique le rôle des futurs dominants. Un calendrier curieux, enfin, où s’entrechoquent des révélations lâchées au compte-gouttes, la préparation de la procédure de nomination de France Télévisions et les conclusions d’un rapport de la Cour des comptes cinglant sur la gestion de Radio France. La lecture de ces semaines troublées peut se faire en de multiples directions. Retenons-en deux, qui illustrent le sentiment d’incrédulité qui a accompagné ce long épisode.
Si l’on regarde d’abord du côté de l’entreprise Radio France, c’est une structure fragile que l’on a découverte. Une fragilité qui n’aurait pas surpris si la succession des révélations avait concerné la télévision, mais qui a étonné pour Radio France, jusqu’au Csa lui-même – trouvant dans l’absence d’alerte lancée par la tutelle du ministère de la Culture une excuse à sa propre béatitude. Et pourtant, qui peut honnêtement s’étonner de cette fragilité ? Certes, sur le front du projet éditorial, Radio France fait figure d’exemple : pour l’essentiel parce que, comme le disait le slogan d’un temps, on peut non seulement « écouter la différence », mais l’entendre ; et que cette distinction n’interdit pas le succès. Là où, côté télévision, on ressasse jusqu’à l’ennui le thème de l’indifférenciation et de la perte d’influence. En focalisant l’attention, ce faisant, pour l’une comme pour l’autre entreprise publique, sur son « bateau amiral », France Inter d’un côté, France 2 de l’autre. Une focale qui alimente l’éloge pour la radio – en évitant de s’attarder sur le sort des autres antennes du groupe – et la critique pour la télévision – en renonçant à analyser les efforts et les succès rencontrés.
Cette image glorieuse attachée à Radio France est légitime. Liée au média lui-même, à son caractère poétique, hors du temps et néanmoins rigoureusement moderne par sa dimension immatérielle, associée à la mobilité et compatible avec la pluriactivité, forte de l’intérêt confirmé pour la musique et l’information qui sont ses deux mamelles. Liée aussi aux choix éditoriaux et stratégiques qui ont été faits, à la capacité des gens d’antenne à renouveler les formats sans détruire le capital acquis, à persister sans équivoque et sans aller-retour destructeur d’identité dans cette absence de spots publicitaires reposante, à tenter la rigueur et la qualité. Pour autant, cet unanimisme cache de vraies questions, à peine posées et en tout cas jamais traitées – par exemple sur la pertinence d’autres formats, d’Info au Mouv’, de France Musique à France Bleu. Et surtout sur la situation économique et budgétaire du groupe.
Le président et le Csa
Le nouveau président a assez vite signalé sa fragilité, révélée à la fin de l’exercice 2014, avec un déficit annoncé de vingt millions d’euros pour 2015. Mais imaginer que personne – y compris lui quand il était candidat – n’avait anticipé cette situation relève de la fable. Car après trois années de restrictions – même sans avoir baissé, l’enveloppe budgétaire dont dispose Radio France a été inférieure à celle que prévoyait son contrat d’objectifs et de moyens, ce qui est déjà complexe – dans une entreprise dont les charges sont massivement liées aux salaires, dont les marges de manœuvre sont donc limitées, et au moment où s’achève un projet architectural aussi important que perturbant et risqué sur le plan financier, comment penser que gérer l’entreprise, envisager d’en revoir les modes de production, éventuellement les contours de l’offre, pouvait se faire sans risque d’explosion sociale ? Comment imaginer résoudre cette équation complexe en peu de temps, sans transition savamment pensée, sans s’engager dans une démarche minutieuse, respectueuse des personnes et de leurs talents, sans accepter aussi que l’entreprise soit temporairement en déficit ? Bref, sans déployer un talent de gestionnaire et de visionnaire.
Ce qui conduit à regarder, en second lieu, du côté du contrôle, de la régulation et des critères de choix des dirigeants. Inévitablement, on s’interroge sur la relation qui s’instaure entre une entreprise, son conseil d’administration et sa tutelle : s’il n’est pas besoin d’être grand clerc pour être convaincu de la fragilité du groupe audiovisuel, en avoir une vision précise suppose une circulation rapide des informations et l’exercice d’un regard affûté sur les comptes. La qualité de la transmission des informations a-t-elle été satisfaisante ou sa sincérité peut-elle être discutée ? La question est légitime : par exemple, sur la conduite du chantier de rénovation ou sur le fonctionnement des orchestres (que la tutelle audiovisuelle s’estime peu apte à examiner, quand la tutelle musicale est tout simplement absente, au motif qu’il s’agit d’une entreprise… du secteur audiovisuel !). Mais plus encore, comment s’opère le choix d’un président d’entreprise ? La situation stratégique et économique est-elle véritablement débattue ? Et la réforme récente des modalités de nomination des présidents d’entreprises publiques du secteur audiovisuel a-t-elle rempli son office ?
La double séquence, Radio France et France Télévisions, apporte en tout cas la preuve qu’elle n’a pas produit les effets attendus. Le rejet de la nomination des présidents de l’audiovisuel public par le chef de l’État s’explique par la volonté de mettre le secteur de l’information à l’abri du pouvoir politique, même avec une pluralité de l’offre qui nous éloigne du risque de monopole. En confiant la nomination à une autorité dont l’indépendance devrait garantir un regard d’abord technique sur les questions posées, on croyait se mettre à l’abri des contingences politiques et du souci médiatique. Or de toute évidence, l’assignation à chacun des acteurs de sa juste place n’est pas atteinte. L’État a cru que ne nommant plus, il ne pouvait plus rien dire sur l’entreprise et ses projets. Le régulateur s’est pensé prince à la place du prince, en en reprenant les traits les plus critiqués : sensible au jeu des pouvoirs et plus encore au miroir que lui tendent les commentateurs ; en quête d’un bon coup plutôt que de raison ; donnant le sentiment d’inventer des règles en marchant plutôt que de définir une procédure simple, juste et surtout connue de tous en amont ; alimentant ce faisant le vain discours de la transparence fantasmée en forme de tribunal populaire. Le bilan est malheureusement sans appel, soit que l’institution ait été incapable de tenir sa place, soit que la réforme votée en 2013 n’ait pas été assez profonde pour produire les effets attendus. Certes, l’État actionnaire a su tirer les premiers enseignements de l’épisode de Radio France et ce avant même l’irruption de la crise dont nous parlons, en réinvestissant son rôle d’actionnaire et en clarifiant ainsi la répartition des rôles, grâce à l’énoncé, en amont de la nomination du président de France Télévisions, de la feuille de route qui lui sera confiée. Mais cette avancée n’est visiblement pas suffisante.
Sans doute fallait-il aller au bout du processus de dépolitisation des nominations (qui supposait de dépolitiser aussi la nomination des membres du Csa, ou mieux encore de ne pas mêler nomination et régulation, par exemple en confiant la première à un conseil d’administration lui-même profondément redéfini) ; et sans doute aurait-on pu aller plus loin dans l’énoncé des règles de nomination, comme on l’a fait dans le passé pour les établissements publics de coopération culturelle.
Le besoin de règles
En tout état de cause, la crise qu’a vécue Radio France, et du simple fait qu’elle se situe à peine un an après l’arrivée d’un président nommé selon cette nouvelle procédure, fragilise incontestablement l’autorité de nomination et conduit à s’interroger sur sa capacité à jouer le rôle qui lui a été donné. À s’interroger même sur la capacité d’une autorité à ce point soumise aux attendus du jeu médiatique et des appétits de pouvoir à tenir la place d’un régulateur. Plus largement, à se reposer la question des règles dont a besoin toute société humaine pour fonctionner sereinement, règles qui font douloureusement défaut. Jusque dans les rebondissements qui ont suivi, même s’ils sont venus d’ailleurs : de l’Ina côté dépenses inconsidérées (provoquant une juste stupeur) ; de France Télévisions côté modalités de nomination (restées tout aussi surprenantes que pour Radio France précisément parce que, jamais énoncées, elles laissent place à la surprise, non pas quant au choix mais quant au processus lui-même). Dans les deux cas, et sans même avoir à se prononcer sur les agissements des uns ou les choix des autres, c’est la perte des repères et le mauvais fonctionnement des institutions qui dominent. Où sont les marques d’un contrôle efficace (autocontrôle, contrôle interne, contrôle externe) ? Où sont les marques d’une régulation efficace et sereine ? Où sont les règles qui permettraient d’agir et de décider ? C’est à une reprise des institutions qu’il faut travailler – comme on reprise une toile tristement vieillie pour la faire tenir, à moins de préférer en changer.
- 1.
Vingt-huit jours, la plus longue depuis 1968.
- 2.
100 000 € pour la réfection du bureau présidentiel, dont 60 000 € au titre de la restauration des décors historiques, le reste allant au renouvellement des revêtements et du mobilier ; le renouvellement d’une voiture de fonction ; 96 000 € pour un contrat de conseil en image.