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Le Yémen, de Laurent Bonnefoy

Le Yémen. De l’Arabie heureuse à la guerre
Laurent Bonnefoy
Fayard, 2017, 348 p., 23 €
Le livre de Laurent Bonnefoy est particulièrement bienvenu pour rappeler la complexité de la trajectoire et des enjeux qui structurent le conflit civil au Yémen, trop souvent ramené à la guerre froide que se livrent l’Arabie saoudite et l’Iran pour le partage de l’influence au Moyen-Orient. La ­perspective adoptée choisit de replacer le Yémen dans le monde, c’est-à-dire à la fois de montrer en quoi ce pays est un enjeu majeur des relations ­internationales, mais aussi comment son insertion dans le monde façonne ses relations sociales intérieures. Nous découvrons alors un pays qui n’est pas seulement le réceptacle de dynamiques exogènes mais également un acteur de la mondialisation à plusieurs niveaux.
Dans la première partie de l’ouvrage, l’auteur propose une vision de la trajectoire historique du Yémen insistant sur les dimensions politiques. Il nous est rappelé que ce pays n’existe comme entité étatique unifiée que depuis les années 1990. Pourtant, il occupe une place relativement bien identifiée dans les imaginaires locaux, celle de l’Arabie heureuse, verdoyante par opposition aux zones désertiques situées plus au nord. Dans l’imaginaire arabe, c’est aussi le berceau des Arabes. Dès les débuts de l’islam, les zones montagneuses du Nord ont aussi été le lieu d’une expérience étatique à la remarquable durée dans le temps : un imamat zaydite (le zaydisme dérive historiquement du chiisme) y a été installé au viiie siècle et a perduré jusqu’aux années 1960. Cette expérience est au fondement d’une dualité à la fois religieuse, géographique et politique. Accentuée par l’expérience de la colonisation britannique du Sud, à la période contemporaine, cette dualité a été renforcée par une guerre civile dans les années 1960, puis par l’existence des deux républiques du Yémen jusqu’à l’unification de 1990. Le Sud, gouverné par un régime socialiste, était inséré dans l’espace trans­national communiste de la guerre froide. Le Nord, dominé par une république nationaliste arabe, fut plutôt inscrit dans le camp occidental bien que ses dirigeants tentaient de maintenir, avec un certain succès, des relations avec l’Union soviétique. La guerre civile actuelle peut aussi être lue comme le reflet de cette vieille dualité, opposant de plus en plus des milices à base essentiellement nordiste et zaydite à un Sud sunnite. Pour autant, nous aurions tort de résumer l’équation politique yéménite à ce seul dualisme. Le livre rappelle ainsi l’importance du facteur tribal, source majeure de fragmentation à tous les niveaux, mais aussi la persistance d’identités locales, comme celle liée à l’île de Socotra ou à la région orientale du Hadramaout.
Si elle a nourri la conflictualité de la période contemporaine, la fragmentation yéménite a pourtant aussi été à l’origine d’une expérience de multipartisme, dans les années 1990 et 2000, «  qualifiée d’exemplaire, et en l’espèce unique à l’échelle de la Péninsule arabique et même du monde arabe  ». En permettant une gestion fondée sur la négociation des différences, qu’elles soient identitaires ou idéologiques, le multipartisme a notamment permis de contenir la violence islamiste. Les Frères musulmans, par exemple, par l’intermédiaire du parti al-Islah, étaient intégrés dans le cadre d’un pacte entre élites qui incluait aussi certains groupes armés. Comme ­l’explique bien l’auteur, le basculement dans la violence à partir du début des années 2000 s’explique moins par l’interne que par l’externe, quand, après l’attentat d’al-Qaïda contre le destroyer Uss Cole à Aden en 2000 et les attaques du 11 septembre 2001, l’antiterrorisme est devenu la «  nouvelle matrice des interactions avec le monde  » pour le Yémen. Les États-Unis, notamment, ont alors exercé une pression considérable pour que le gouvernement lutte contre certains groupes islamistes djihadistes, déstabilisant la logique des alliances tribales et politiques. L’un des exemples les plus clairs de cette dynamique est la guerre de Saada qui, dès 2004, a vu l’armée tenter de réduire au silence le mouvement des houthistes particulièrement ancré dans la ville de Saada au nord. Structuré autour de la famille de clercs zaydites des al-Houthi, ce dernier souhaitait au départ consolider une dynamique naissante de renaissance du zaydisme et de remobilisation des élites de l’ancien imamat, disparu en 1962, le tout sur la base d’un discours très large stigmatisant notamment l’emprise américaine. Dans le conflit enclenché en 2014 qui a résulté des dynamiques nouées à la suite des protestations du «  printemps arabe  », le mouvement houthiste, soutenu par Téhéran, s’est imposé comme un acteur central après s’être allié avec son ancien ennemi, le président Ali Abdallah Saleh, qui a démissionné en 2012 et qui gouvernait le pays depuis 1990 après avoir été l’homme fort de la République du Yémen du Nord. Cette alliance a marqué en partie une union des élites du Nord contre celles du Sud, à qui la transition avait permis de renforcer leurs positions.
La deuxième partie propose une approche des dynamiques yéménites par la société dans ses différentes dimensions. Alors que la première partie nous montre un pays subissant souvent des interventions ou des influences extérieures, on y voit cette fois le Yémen comme acteur de la mondialisation à différents niveaux. L’ouvrage rappelle ainsi la circulation ancienne des élites commerçantes et religieuses. Un chapitre passionnant est proposé sur la circulation des Hadramis, les Yéménites issus de la région du Hadramaout qui ont essaimé dès le Moyen Âge à travers le monde musulman, jusqu’en Inde et en Indonésie en passant par l’Éthiopie. Ces lignages de commerçants et de savants religieux se perpétuent parfois jusqu’à aujourd’hui dans ces pays, où ils ont fourni un nombre significatif de figures politiques et religieuses de premier plan. À partir de la seconde moitié du xxe siècle, les monarchies du Golfe ont attiré par ailleurs une importante migration économique yéménite. Si elle prolonge à bien des égards la circulation des élites, elle s’en distingue par le niveau socio-­économique et la qualification professionnelle moindres des migrants, mais également par la nouvelle donne créée dans la Péninsule arabique par la structuration d’États-nations. Dans les monarchies du Golfe, celle-ci s’est notamment exprimée par la consolidation de la kafala comme institution centrale de la régulation des migrations. En imposant le parrainage des migrants par un ressortissant du pays d’accueil qui est en général leur employeur et «  fait l’interface avec l’administration  », la kafala a contribué à rigidifier les frontières entre locaux et migrants. Ainsi, si de nombreux Yéménites appartenant à des lignages de commerçants ont pu bénéficier de la naturalisation et devenir Saoudien ou Koweïtien, la grande majorité des migrants yéménites, si elle a échappé au système du parrainage jusqu’aux années 1990, n’a jamais eu comme perspective qu’un séjour plus ou moins long mais temporaire.
Cette dernière partie se termine par un éclairage inédit sur la scène artistique. Il permet notamment de comprendre que la riche symbolique attachée au Yémen, dans l’imaginaire arabo-­musulman mais aussi occidental, continue de nourrir une production culturelle qui s’exporte particulièrement bien. Ainsi les Yéménites ­brillent-ils dans les concours de poésie traditionnelle dont les monarchies du Golfe sont friandes, ainsi que sur la scène musicale panarabe. L’auteur n’oublie pas de souligner l’importance d’artistes yéménites juifs vivant en Israël où la majorité des juifs yéménites se sont installés au lendemain de la création de l’État juif en 1948. Ces derniers perpétuent et adaptent aux sonorités modernes des airs du répertoire traditionnel yéménite, se revendiquant explicitement du riche héritage culturel yéménite.

Laurence Louër

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Le passage de témoin

Comment se fait aujourd’hui le lien entre différentes classes d’âge ? Ce dossier coordonné par Marcel Hénaff montre que si, dans les sociétés traditionnelles, celles-ci se constituent dans une reconnaissance réciproque, dans les sociétés modernes, elles sont principalement marquées par le marché, qui engage une dette sans fin. Pourtant, la solidarité sociale entre générations reste possible au plan de la justice, à condition d’assumer la responsabilité d’une politique du futur. À lire aussi dans ce numéro : le conflit syrien vu du Liban, la rencontre entre Camus et Malraux et les sports du néolibéralisme.