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Bird People, les vies en intersection de Pascale Ferran

juillet 2014

#Divers

Après presque deux ans d’attente, sans que beaucoup d’informations aient pu filtrer (les premiers résumés évoquant un récit fantastique, la seule photo diffusée étant pendant longtemps l’image d’Anaïs Demoustier allongée sur un toit, des moineaux autour d’elle), Bird People1 sort sur les écrans, après une présentation à Cannes dans la section «  Un certain regard  », comme un petit miracle filmique. Miracle, car la réalisatrice Pascale Ferran, rare et exigeante, a réussi, avec un budget de 6, 9 millions d’euros, à pourvoir à toutes ses exigences : tournage à Roissy, aux États-Unis et à Dubaï, treize mois de montage, Space Oddity de David Bowie dans les sections aériennes et la participation de la jeune cinéaste Céline Sciamma comme consultante au scénario. Pour nous livrer à la fois une chronique sur nos réalités modernes et peu à peu un conte à la mise en scène étonnamment innovante (Lady Chatterley, précédent succès de l’auteure, restait d’un relatif classicisme formel).

La condition mobile

Gary, entrepreneur en provenance des États-Unis, décide de tout arrêter lors d’un transit à Roissy ; Audrey, étudiante employée comme femme de chambre dans le Hilton où demeure Gary, enchaîne les trajets et les heures supplémentaires, avant d’être l’objet d’une étrange métamorphose. Sur ce canevas, Pascale Ferran décide de développer un regard rapproché sur les mobilités actuelles.

Dans les premières minutes, elle adopte une caméra omnisciente, qui, après avoir filmé en plans larges et fixes des foules passant les portiques, prenant les escalators et montant dans les Rer, s’attache aux individus assis dans le train. Leurs pensées (travaux à réaliser, cours à réviser, factures à payer) se font entendre à l’écran, cependant qu’ils s’attardent sur leur smartphone, leurs dossiers, leur écran… Jamais aucun personnage dans Bird People ne fait une seule chose à la fois, comme si l’inattention ou la double attention permanente faisaient désormais partie de l’attitude sociale normale. Très peu lisent la presse, on ne croise presque pas de livres. Un seul client du Hilton se montre bienveillant, en dessinant Audrey sous forme de moineau, puis en la recueillant sur le balcon. Gary gère sa démission, son futur divorce et la vente des parts de son entreprise entièrement depuis sa chambre d’hôtel, s’effondrant même en larmes dès lors qu’il sait que toutes ses affaires sont réglées. Il déclare plus tard son apaisement de pouvoir retrouver la lumière?: sa déconnexion, son renoncement à « ?tout ça? » (les transits, les taxis, les réunions, les délais de livraison et les achats en duty free) apparaissent alors comme des actes héroïques.

Pascale Ferran s’amuse de la condition mobile contemporaine, où tous les objets occupent une place précise, avec des ordres d’exécution?: listes d’instructions des pilotes, horaires précis des billets d’avions, bouteilles de minibars, flacons de shampooing et cartouches de cigarettes… Même les fenêtres du Hilton sont conçues pour ne s’ouvrir que sur quelques centimètres. Autant d’éléments artificiels, significatifs de nos économies tertiaires à visée individuelle.

Mais aucun cynisme ici?: ces vies « ?compartimentées? » sont acceptées par leurs protagonistes, qui ne cherchent plus qu’à occuper au mieux leur temps de trajet, se créant eux-mêmes leur bulle de tranquillité grâce à leurs écouteurs et leur téléphone?: les espaces personnels ne se confrontent pas, aucun conflit ne surgit (ni interpellation ni rencontres). L’atomisation des rapports et les relations verticales sont intégrées?: Gary sait qu’il est substituable à un autre pour son chantier de Dubaï (qu’il imagine grâce à Google Earth, utilisant le logiciel pour simuler la vue d’un avion à l’atterrissage) et doit insister dans ses courriels à sa femme pour qu’ils aient une vraie conversation (via Skype, élément peu présent au cinéma et intelligemment intégré dans la mise en scène de Pascale Ferran). Il faut d’ailleurs attendre la dernière minute du film pour que Gary et Audrey se croisent enfin, s’adressent la parole (événement inédit entre un client et une femme de chambre) et semblent se plaire.

L’envol

Cette humanisation croissante vient parachever une montée en puissance de la mise en scène. Notamment dans la métamorphose d’Audrey qui, sur le point de craquer devant une chambre de trop à mettre en ordre, se transforme en moineau et vole à travers Roissy. La caméra parcourt le ciel, adoptant le point de vue subjectif de l’oiseau, qui garde cependant les pensées et la volonté de l’héroïne. Un résultat rendu possible par l’utilisation de caméras montées sur des drones, qui peuvent ainsi circuler dans les halls d’embarquement, aller d’un étage à l’autre, longer les sols et suivre à volonté n’importe quel voyageur. L’oiseau se prend alors pour un avion à l’atterrissage et semble regarder les touristes et employés avec un regard humain. La réalisatrice s’autorise donc des expérimentations que le spectateur ne soupçonnait pas chez elle. Encore une fois, il faut louer les efforts de la production, qui n’a pu utiliser, pour les plans rapprochés, que de vrais moineaux, dressés et préparés avec méticulosité pendant des semaines (les oiseaux en plan large ont été confiés à une société d’effets spéciaux). Pascale Ferran avouait par ailleurs que les trois quarts du temps de montage, déjà très important, concernaient les séquences de moineaux.

Le récit tourne alors au conte de fées et Gary identifie ensuite Audrey à Cendrillon. Par son passage de la condition de travailleuse dominée à celui de frêle oiseau (lui aussi pourchassé ou rejeté), elle parcourt toutes les formes actuelles d’habitat – la technostructure (l’aéroport de Roissy et ses alentours), le périurbain, les hôtels, les pavillons – et rencontre tout à la fois les touristes internationaux et les travailleurs en Cdi, ou rendus précaires par la métropolisation?: l’employé de l’accueil du Hilton, sans accès à un logement, doit dormir dans sa voiture, les femmes de ménage rentrent chez elles par le premier Rer, dont les lumières empêchent le sommeil. Roissy ne s’arrête que vers deux heures du matin, dans un intervalle de deux ou trois heures où l’activité et les flux semblent cesser?; les voyageurs qui ne peuvent s’offrir un des hôtels impersonnels somnolent sur des bancs ou par terre. À la manière d’un Robert Altman (plan-séquence d’introduction de The Player, Short Cuts), les longs plans rendus lyriques par des mouvements d’ensemble viennent souligner l’aspect choral du film.

Après avoir traduit en images les désirs enfin avoués d’une femme de bonne famille, et décrit ainsi implicitement les rapports sociaux de l’Angleterre industrielle (dans Lady Chatterley), Pascale Ferran parvient à livrer un tableau quasi exhaustif de l’homo numericus, le meilleur reflet possible de notre civilisation à un certain point de son évolution. Elle s’affirme par conséquent comme la seule cinéaste de sa génération à tenter un tel pari et à le réussir, dans un cadre économique serré, paradoxalement au service d’une créativité revendiquée. Bird People, parti du désir de définition de l’ontologie moderne (comment nous comportons-nous, quelles pratiques nous définissent, quelle est en somme la vraie condition de l’homme moderne), se donne également comme une expérimentation formelle. Sans même appuyer son propos ou vouloir dénoncer facilement des réalités, il produit un discours inédit sur l’époque, insoupçonnable dans ses intentions, mais efficace dans ses résultats.

  • 1.

    Bird People (2?h 08, sortie le 4 juin 2014), un film de Pascale Ferran, avec Anaïs Demoustier, Josh Charles, Roschdy Zem…