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Dans le même numéro

Eden, la jeunesse et les amours digitaux

décembre 2014

#Divers

Si le rock a accédé depuis longtemps à de nombreuses représentations cinématographiques (de Woodstock à Shine A Light en passant par The Last Band ou le documentaire When You’re Strange sur les Doors), si beaucoup de contre-cultures possèdent « leur » film culte (le skateboard avec les Seigneurs de Dogtown, le surf avec Riding Giants, le rap via le récit autobiographique 8 Mile), l’électro attendait encore cette reconnaissance. Elle servait jusqu’alors principalement de support à la bande originale (composition de la musique de Tron : l’Héritage par Daft Punk, création du sound design d’Enter the Void par Thomas Bangalter, utilisation frénétique de titres agressifs dans Projet X), à l’exception notable d’Interstella 5555, film d’animation de Leiji Matsumoto entièrement basé sur l’album Discovery. Sorti cet automne, attendu de longue date comme un projet phare, soutenu financièrement par François Pinault, Eden, le nouveau long-métrage de Mia Hansen-Løve, se propose de lui faire accéder au statut de sujet de cinéma, en retraçant l’évolution de la French Touch et de la jeunesse des années 1990, aux acteurs quadragénaires aujourd’hui.

Une évidence musicale

Il est étonnant de voir comment le film tire de plus en plus vers l’humain et le personnel, en lien avec l’évolution de la musique électronique : le dernier morceau de la bande sonore est Within de Daft Punk, mélange de piano et de vocodeur. Mais une telle orientation n’étonne pas, venant de Mia Hansen-Løve qui déjà, dans son dernier long-métrage, Un amour de jeunesse, décrivait les relations sentimentales par leurs aspects les plus subjectifs : la passion, le manque, l’affection au long cours.

De même, dans Eden, la cinéaste parvient, avec une maîtrise que cache la simplicité formelle, à nous émouvoir par quelques séquences : la courte liaison entre Paul et Julia (interprétée par Greta Gerwig), leurs retrouvailles à New York, la bienveillance de Yasmin (Golshifteh Farahani) envers Paul à bout de forces. Sa caméra ne suit pas uniquement les DJ et les danseurs : elle devient un membre du public, un spectateur comme un autre, un client des boîtes de nuit. Les clubs n’apparaissent pas comme des espaces ultra-lumineux (tournure esthétisante classique), ni comme des lieux sinistres ; au contraire, la photographie les restitue dans leur réalité, nocturne et exténuante. Surtout, le montage parvient à transcrire le plaisir, auditif puis physique, de la musique électronique : du fait de sa modernité technique, ce genre s’accorde a priori parfaitement aux images, qui n’ont ainsi pas besoin de se succéder à la vitesse même de la musique. Cette adéquation immédiate permet la réussite de n’importe quel plan de danseurs, de foule, de fêtes, comme si le cinéma saisissait enfin une évidence musicale Ainsi, le célèbre morceau Da Funk ressort comme jamais dans son évidence d’époque : il signe l’alliance entre les inspirations disco et les boîtes à rythmes, et devant sa popularité acquise dès son premier passage en soirée, tous les personnages entrevoient son futur succès, comme dans un effet avant/après sur tout un groupe de créateurs. Presque vingt ans plus tard, nous comprenons leur fascination.

Au départ, le héros, Paul (inspiré par le frère de la réalisatrice), choisit le garage, style peu connu qu’il diffuse en France. Son aventure commence dans une certaine clandestinité : les raves se déroulent dans des lieux en bordure de Paris, les adresses circulent de téléphone en téléphone ; ainsi se crée une contre-culture, avec le concours des minorités gaies (les personnages passent sur Radio FG-Fréquence gaie) et noires (le son de la house et du garage vient des studios et clubs de Chicago). Les parents et les médias réitèrent alors les mêmes craintes que, deux décennies auparavant, face au rock ou au punk : musique de drogués (avec sa nouvelle substance, l’ecstasy), de déviants, voire sous-culture, mélodie sans intérêt esthétique.

Un âge d’or ?

Le succès planétaire d’un titre comme One More Time, inaugurateur d’une sorte de fête mondiale pendant plusieurs années, viendra les contredire. Cependant, au fil de la décennie 2000, la mode n’est plus celle des rythmes agressifs et des voix chaudes qu’affectionne le héros, mais une électro plus conviviale, facilement passable par les patrons de clubs. Et Paul de constater le changement : alors que lui et ses amis devaient, dans les années 1990, chercher et acheter les vinyles les plus rares, il suffit aux DJ d’aujourd’hui de sélectionner les morceaux sur un simple ordinateur portable, dans l’exhaustivité des fichiers numériques. Nous le voyons, Eden ne nous offre pas simplement de suivre les aventures d’une génération : il confine au portrait des évolutions techniques et artistiques des vingt dernières années. Des intentions, hélas ! rares dans un cinéma français souvent peu enclin à la retranscription de l’histoire culturelle récente.

La French Touch n’échappe pas à une structure historique, artistique et scénaristique d’ascension et de chute, comme si ses figures ne pouvaient s’empêcher de répéter certaines erreurs. En témoigne le duo des Daft Punk, ici fil rouge du récit (personne ne les reconnaît mais chacun s’incline devant leur talent et leur renommée), et surtout seuls personnages à ne pas tomber dans les pièges habituels : drogues, rivalités, ego et sentiments, le tout vu comme une liste de ravages souvent fréquents dans la musique moderne. Le déclin personnel de Paul rappelle les films de Scorsese (Casino, le Loup de Wall Street : toujours des individus bons au départ plongés dans des situations hors norme face auxquelles la morale s’effondre), avec cette idée d’âge d’or présente chez Mia Hansen-Løve : l’électro, les clubs, les soirées Respect ou Cheers, les musiciens français et l’hégémonie de leurs productions sur la scène mondiale ont défini une époque fondée sur la tolérance, la joie, mais plus encore sur une réelle insouciance. Tous ces éléments formèrent la culture de la jeunesse des années 1990, avec, hélas ! peu d’élus, malgré une génération de musiciens, une concentration rare de talents et une récupération par l’esprit du temps : de minoritaire, la musique électronique devint dominatrice. Mais elle n’avait pas encore accédé à une représentation sérieuse et immersive, tentant de reproduire une époque et d’en tirer l’essence. La réalisatrice implique les acteurs, recueille leurs témoignages et s’inspire autant de son vécu d’amateure d’électro et d’ancienne participante aux soirées que du parcours de son frère pour écrire son scénario.

Eden ose l’inédit dans une liberté de traitement, a contrario d’œuvres récentes comme Get on Up ou Jersey Boys, qui restaient sous le contrôle des maisons de disques et familles des héros (James Brown et le groupe The Four Seasons). Sans jouer un rôle de document officiel sur la French Touch (Mia Hansen-Løve reconnaissant elle-même qu’elle ne se souvient pas toujours si tel ou tel passage provient de sa mémoire ou d’une réalité reconstruite), il réussit à conjuguer les subjectivités et l’ambition générationnelle. Il rappelle ainsi, par sa considération pour les témoignages et les récits personnels, des essais comme Please Kill Me1 ou The England’s Dreaming Tapes2, la bande dessinée Quoi !3 ou le film Twenty Feet from Stardom (un documentaire sur les choristes noires américaines). Un respect bienvenu pour une culture musicale souvent caricaturée…

  • 1.

    Legs McNeil, Gillian McCain, Please Kill Me. L’histoire non censurée du punk par ses acteurs, Paris, Allia, 2006.

  • 2.

    Jon Savage, The England’s Dreaming Tapes, Paris, Allia, 2011.

  • 3.

    L’Association, Quoi !, Paris, L’Association, 2011. Cette bande dessinée retrace l’histoire de la maison d’édition L’Association par ses fondateurs.